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Billet de blog 28 mai 2023

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Daphné Le Sergent. La disparition des images

Pour sa première exposition monographique en Belgique, Daphné Le Sergent présente deux corpus d’œuvres basés sur deux récits parallèles autour de la photographie argentique et de l’image numérique, deux épisodes d’une fable sur la mémoire où l'image occupe la place centrale, réunis sous le titre « Defected Times » chez Contretype à Bruxelles.

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Illustration 1
Daphné Le Sergent, Defected times, 2023 roman graphique Tirage jet d’encre Accompagnement dans la création : La Capsule Co-production Contretype, Bruxelles, et La Capsule, Le Bourget. © Daphné Le Sergent

Daphné Le Sergent (née en 1975 en Corée du Sud, vit et travaille à Paris) aborde l’image sous l’angle de sa matérialité, posant la question de sa relation avec l’immatérialité de la mémoire. Percevoir l’image en tant qu’objet, c’est aussi l’envisager comme une ressource terrestre et donc accepter sa disparition par l’épuisement de la matière première qui la compose. Contretype, centre pour la photographie contemporaine installé Cité Fonteinas, non loin de la gare du Midi à Bruxelles, accueille « Defected Times », première exposition personnelle de la photographe française en Belgique. Le parcours débute avec le « codex de 2031 » (2019), imitation d’objet archéologique, parodiant les premiers recueils de l’humanité dans lesquels la civilisation Maya a encodé sa mémoire avant de s’effondrer, victime de la conquête européenne. Le faux codex est inspiré de celui conservé à Dresde[1], l’un des quatre manuscrits mayas encore préservés dans le monde. Le texte, poétique, est ici traduit sous la forme de hiéroglyphes mayas[2] et accompagné d’une version en anglais. L’ensemble sert de point de départ à l’exposition, annonçant la fin du minerai d’argent, indispensable à la photographie analogique, pour 2031. Cette disparition est une réponse à celle des codices mésoaméricains détruits par les européens et avec eux des pans entiers de leur mémoire culturelle.

Illustration 2
Daphné Le Sergent, Gold and Silver 1, 2021 Tirages sur Chromalux brillant 23 x 29 cm chaque Recherches et tirages : Atelier Boba Production CPIF - Centre Photographique d’Ile-de-France © Daphné Le Sergent

Dans l’épaisseur de l’image

Juste à côté, sur le mur qui fait face à l’entrée des visiteurs est accroché un ensemble de six photos-dessins de la série « La préciosité du regard et le désir des choses rares 3 (La montagne d’argent) » (2021). La technique de photo-dessin a été inventée par l’artiste afin que le dessin prenne le relais de l’argent si celui-ci venait réellement à manquer. Elle consiste à rehausser des tirages photographiques – qui combinent les techniques de transfert photographique et de tirage jet d’encre pigmentaire – à la mine de plomb et au graphite dilué. « Le principe de la photographie-dessin est ainsi de projeter des sensations passées sur les sensations présentes, sur la perception directe de la photographie[3] » explique Daphné Le Sergent. « Si cette photographie se présente comme document direct de la réalité, la photographie-dessin se tient du côté de l’empreinte sensorielle que laisse une chose ou un événement » poursuit-elle. Autant de passages de la réalité à la fiction. Ces fragments de paysage évoquent l’imaginaire romanesque des premiers chercheurs de métaux précieux.

Illustration 3
Daphné Le Sergent, La préciosité du regard et le désir des choses rares 3 (la Montagne d’argent), 2021 6 photo-dessins tirage jet d’encre pigmentaire et mine de plomb, transferts d’images photographiques 80 x 120cm chaque. Recherches et tirages : Atelier Boba © Crédit photo : Aurélien Mole. Centre Photographique d’Ile-de-France

Dans la salle suivante, « L’image extractive » (2021), essai vidéographique sur la photographie, fait l’hypothèse que le médium ne serait pas né en 1824 avec l’invention de l’héliographie par Nicéphore Niepce. La vidéo met en relation l’image argentique – fabriquée à la faveur de sels d’argent – avec l’extraction minière de l’argent et fait remonter son acte de naissance au moment de l’invasion des Amériques et de la mainmise des européens sur les actuels territoires du Mexique et de la Bolivie, riches en argent. Mais la création de la photographie argentique serait également liée au flux du précieux métal en bourse. Lorsqu’au XIXème siècle l’argent est remplacé par l’or comme métal étalon des monnaies, il voit son cours s’effondrer. Présent en quantité et à faible coût, il permet le développement et l’importante diffusion du médium. L’exposition présente énormément de références littéraires. Le travail de Daphné Le Sergent s’oriente de plus en plus vers le récit. À partir de son postulat de départ, la photographe « met en tension l’histoire, le réel et l’imaginaire. Elle travestit la fiction en discours scientifique archéologique tout en la parant de la séduction des récits fondateurs[4] » écrit Olivier Grasser, directeur de Contretype et commissaire de l’exposition, dans le texte qui l’accompagne. Elle suggère ainsi une histoire alternative de la photographie, liant celle écrite par les occidentaux à leur esprit de conquête et d’exploitation, rompant avec la représentation naïve de la modernité comme nécessairement associée au progressisme.

Illustration 4
Daphné Le Sergent, L’image extractive, 2021 vidéo, 20 min Ce projet a bénéficié de l’aide financière de la Direction de la Culture - ministère de la Culture, de la Jeunesse et des Sports des Services de l’Etat en Guyane dans le cadre du dispositif Résidence d’artiste en entreprise, en partenariat avec le CARMA, Centre d’art et de recherche de Mana (Guyane) et de l’entreprise SIAL, label RJC, exploitant alluvionnaire artisanal de Guyane. Composition musicale : Vincent Guiot © Daphné Le Sergent

Déstabiliser nos perceptions

Le second récit autour de la disparition des images transforme le visiteur en archéologue enquêtant sur les traces d’une civilisation disparue dont les œuvres seraient autant de témoins fragmentés. Au centre se trouve « Defected Times », un roman-photo constitué de vingt-huit planches donnant la clef de la fiction qui sous-tend les œuvres ainsi que son titre à l’exposition. Il possède deux entrées, comme un palindrome qui, suivant le côté de lecture choisie se révèle soit le journal d’un archéologue (de gauche à droite), soit celui d’un archiviste (de droite à gauche) : l’histoire d’un effondrement selon deux points de vue, les archivistes remontant le cours de l’histoire selon les données. « Cette société, qui aurait entièrement dématérialisé sa mémoire pour ensuite recréer de la valeur à partir de cette immatérialité, se serait effondrée à la suite de la spéculation sur le cuivre, matière première nécessaire à la fabrication des supports de cette mémoire[5] ». C’est ce que montre « Hard drive disk », film fascinant tourné lors d’une récente résidence à Taïwan.

Illustration 5
Daphné Le Sergent, Diluvian stories 2, 2023 Photo-dessin, tirage et mine de plomb sur papier Jouanneau, 63 x 80 cm Recherches et tirages : La Capsule co-production Contretype, Bruxelles, et La Capsule, Le Bourget. © Daphné Le Sergent

Les plaques d’héliographies[6] de la série « Prose de circuit imprimé » rappellent des microcircuits, substrats primitifs de mémoire, dans lesquels se devinent des exploitations minières à ciel ouvert. Elles répondent à un ensemble de photos-dessins intitulé « Diluvian stories » (2023), représentant elles aussi des mines de cuivre à ciel ouvert mais dont les images sont mélangées avec celles de catastrophes. L’artiste cherche ici l’effet de la gravure du XIXème siècle, évoquant une esthétique de la ruine et du sublime, comme chez le peintre britannique John Martin (1789-1854) qu’elle cite volontiers en exemple. Un ensemble de tirages [7] intitulé « Reversal » (2023) et présentant des images de ruines, vient compléter la fiction. L’artiste réalise ces tirages sur du papier d’amate, sorte de papier fabriqué à partir de fibres végétales d’origine mésoaméricaine, le même que celui dans lequel étaient réalisés les codices mayas. Le mouvement des fibres d’écorce vient ici prolonger l’image.

Illustration 6
Daphné Le Sergent, Diluvian stories, 2023 Photo-dessin, tirage et mine de plomb sur papier Jouanneau, 63 x 80 cm Recherches et tirages : La Capsule co-production Contretype, Bruxelles, et La Capsule, Le Bourget.

« Repérer la matière première derrière la représentation, c’est non seulement envisager nos images dans le lointain écho d’une économie mais aussi questionner la façon dont le regard circule à la surface de ces matérialités[8] » explique Daphné Le Sergent. Elle envisage l’image comme une zone de recherches dans laquelle elle questionne notre rapport au monde. À la fois conceptuelle et esthétique, son œuvre n’est pas seulement artistique, elle se veut aussi politique et écologique. L’artiste revisite l’histoire à travers des récits fictionnels pour mieux construire une nouvelle histoire de la photographie, envisagée d’un point de vue géopolitique. Celle-ci prédit que la disparition de la photographie argentique entrainerait un effacement de la mémoire occidentale ou qu’à l’heure des fichiers NFT, l’image numérique apparait déjà̀ obsolète. À l’objectivité de la photographie, elle répond par l’expérience sensible, faisant se croiser deux conceptions de la mémoire. Le système de vision n’est pas universel. Ce que l’on voit est une reconstruction. « Il y a des invariants, qui sont en fait des choses déjà là en nous, venant de notre corps, comme si on avait déjà intériorisé le monde en nous » explique-t-elle encore, mettant à mal la certitude des souvenirs.

Illustration 7
Daphné Le Sergent, Reversal, 2023 Tirage jet d’encre sur papier amaté, 49 x 69 cm Accompagnement dans la création: La Capsule co-production Contretype, Bruxelles, et La Capsule, Le Bourget. © Daphné Le Sergent

[1] Le codex de Dresde ou Codex Dresdensis est le plus complet des quatre codices mayas authentiques connus. Conservé au SLUB, la Bibliothèque d’État et universitaire de Saxe à Dresde, Il a rendu possible le déchiffrement de l'écriture hiéroglyphique des Mayas.

[2] Par les soins de Jean-Michel Hoppan, épigraphiste, ingénieur d’études au CNRS.

[3] Daphné Le Sergent, Géopolitique de l’oubli, catalogue de de l'exposition éponyme au CAPC musée d'art contemporain de Bordeaux, du 17 mai au 30 septembre 2018 et au Jeu de Paume, Paris, du 5 juin au 23 septembre 2018. Coédité par le Jeu de Paume, Paris, et le CAPC musée d'art contemporain de Bordeaux, Les Presses du Réel, 2018, p. 21.

[4] Olivier Grasser, texte accompagnant l’exposition personnelle de Daphné Le Sergent, Defected Times, Contretype, Bruxelles, du 7 avril au 27 mai 2023.

[5] Ibid.

[6] Épreuves photographies tirées sur une plaque de cuivre.

[7] Travail mené en collaboration avec Fanny Boucher.

[8] Cité dans Olivier Grasser, op. cit.

Illustration 8
Daphné Le Sergent, La préciosité du regard et le désir des choses rares 4, 2021 4 photo-dessins tirage jet d’encre pigmentaire et mine de plomb, transferts d’images photographiques 70 x 130cm chaque Recherches et tirages : Atelier Boba Production EMOP - Mois européen de la photographie / Casino Luxembourg © Daphné Le Sergent

« DAPHNÉ LE SERGENT. DEFECTED TIMES » - commissariat : Olivier Grasser, directeur de Contretype, Centre pour la photographie contemporaine. 

Jusqu'au 27 mai 2023. Du mercredi au vendredi, de 12h à 18h, samedi et dimanche, de 13h à 18h, fermé lundi, mardi et jours féries. 

Contretype
Cité Fonteinas 4 A
B - 1060 Bruxelles

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