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Deux semaines, neuf lieux dans Marseille, seize spectacles dont quatre créations et quatre premières françaises, ainsi qu’une exposition photographique : la 19ème édition des Rencontres à l’échelle, qui font la part belle à la multiplicité des points de vue et au devenir en commun, a tenu ses promesses. Le festival de création internationale pluridisciplinaire où se croisent depuis presque vingt ans théâtre, danse, performance mais aussi cinéma, musique et arts visuels, est très largement dédié aux écritures contemporaines des Suds. Avec la diversité des héritages et des patrimoines culturels inscrits dans son ADN, il a accueili cette année des artistes venus du Liban, d’Égypte, de Tunisie, d’Algérie, de Mozambique, d’Haïti, de Côte d’Ivoire, du Burkina Fasso, de Tanzanie, d’Inde, du Cameroun, des Outres-Mers, mais aussi de Suisse et de France.

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Créées en 2006, les Rencontres à l’échelle sont produites par les Bancs Publics, structure résidente à la Friche la Belle de Mai[1] qui, depuis 1998, développe un projet artistique et culturel dont la programmation est assurée par Julie Kretzschmar. « J’ai toujours préféré le mot de rencontre à celui de festival[2] » confie cette dernière. Formée au conservatoire d’art dramatique de Montpellier tout en étudiant le droit public – elle se consacre à l'étude du droit des étrangers et aux mesures d’éloignement des étrangers –, la fondatrice et programmatrice des Rencontres à l’échelle revient sur leur genèse présidée par deux désirs : d’une part, la volonté d’associer des artistes à la construction de la manifestation, et d’autre part, celle de les associer à la pensée de ce temps-là, un temps dédié à des formes émergeantes. « Depuis dix ans, le festival est lié à ma seconde rencontre[3] avec le monde arabe contemporain qui a fabriqué son identité » explique celle qui est aussi productrice. Parce qu’elle porte en elle les promesses de ses potentialités, chaque rencontre avec un artiste est une rencontre politique. « Qu’est-ce que cela signifie de venir créer et jouer en France ? » interroge-t-elle, rappelant par exemple les paroles d'un artiste libanais sur la scène de son pays qui a été longtemps fabriquée pour l’étranger, en raison essentiellement d'une nécessité économique, ce qui loin d'être le cas aujourd'hui avec un artiste comme Ali Charhour. Comment transposer les œuvres quand on voit quelque chose, qu’on rencontre une parole ? Comment dire cette même parole dans un autre contexte ? Ce qui intéresse Julie Kretzschmar, c’est la traduction, la transposition.

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Lorsqu’elle évoque la situation nationale incertaine en raison des élections législatives anticipées après la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron qui pourraient porter au pouvoir le parti d’extrême-droite Rassemblement national, elle précise d’emblée qu’elle n’a pas du tout envie de situer son angoisse à l’échelle de l'écosystème culturel dans lequel elle travaille. « Il y des gens qui vont perdre beaucoup plus, qui sont bien plus vulnérables, en danger » explique-t-elle avant de poursuivre : « Sur un festival exclusivement à l’international et la question portée par les minorités, ce qui se passe est tellement grave que ça ne fait que nous mettre en miroir. Si la situation n'est pas un sujet de conversation pour les artistes des suds, c'est qu'eux-mêmes viennent de contextes politiques très durs et le notre ne les inquiète pas encore ». Les privilèges doivent être mis en perspective à l’échelle du monde des Suds. Une partie de la subvention publique à la production sert à accompagner les artistes là où ils sont.
Autant les élections législatives anticipées arrivées à la veille de la deuxième semaine du festival n’ont pas suscité le débat chez les artistes extra-européens, autant la question du Moyen-Orient et de la cause palestinienne ont engagé, dès les premiers jours, les artistes libanais avec qui la structure travaille, dans la possibilité d’inviter des artistes israéliens. Quelques jours auparavant, le metteur en scène Wajdi Mouawad, directeur du Théâtre de la Colline à Paris, avait été contraint de quitter précipitamment le Liban après que la première de sa nouvelle pièce, « Journée de Noces chez les Cromagnons », devant être créée à Beyrouth, a été annulée[4], certains lui reprochant notamment d’avoir fait subventionner une partie de sa pièce « Tous des oiseaux » par Israël[5]. « Tous des oiseaux m’a mis mal à l’aise » avoue Julie Kretzschmar avant de préciser : « Je n’aime pas trop la façon dont il nomme la question de la nuance comme la relecture minoritaire sans radicalité. C’est compliqué de nuancer ce qui se passe au Moyen-Orient. Mouawad revendique une prise de parole de type lyrique. C’est très différent d’accueillir des récits personnels ».

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C’est ce que fait remarquablement le spectacle de Laurène Marx, « Pour un temps soit peu », présenté lors de cette 19ème édition des Rencontres. Seule sur scène pendant plus de deux heures, cette femme trans en « stand-up » triste, prend la parole, parle d’elle en tutoyant les spectateurs pour mieux nous faire comprendre que ce récit introspectif parle aussi de nous. L’intime est politique. Le spectacle aurait pu être clivant mais c’est l’exact inverse qui s’est produit grâce à la mise en partage de manière sensible d’une expérience, un peu comme « Quartier de femmes », le tout premier spectacle mis en scène par l’artiste plasticien Mohamed Bourouissa qui, pour l’occasion, s’est entouré de l’autrice Zazon Castro et de la comédienne Lou-Adriana Bouziane, dont on se souvient de la performance puissante dans « Désobéir »(2017) de Julie Berès. Avec une énergie folle et beaucoup d’humour, L. A. Bouziane campe une ancienne détenue racontant son expérience de l’incarcération. Construit comme un patchwork réunissant différentes paroles de femmes recueillies dans un centre pénitentiaire, la pièce, qui lorgne elle-aussi du côté du « stand-up », compose le portrait attachant d’une communauté tenue à bonne distance de la société, et dont l’incommensurable désir de vivre transcende l’enfermement

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Les Rencontres à l’échelle ont été créées avec la volonté de ne pas reproduire un microcosme de scène nationale, dans un rapport à la création artistique qui ne soit pas excluant. « L’histoire des Bancs Publics est écrite avec une partie de mon ADN, un travail au long cours avec les associations d’habitants, comoriennes... » explique Julie Kretzschmar qui est consciente que « le renouvellement des publics du festival reproduit une forme d’entre-soi issue d’une culture queer et attachée aux questions décoloniales, ce qui ne veut pas forcément dire que cela ne reproduit pas d'autres formes d'entre-soi ».
« Akerman / Habiba » de Bachir Tlili, créé il y a quelques jours lors des 19ème Rencontres à l’échelle, met en résonance les histoires intimes de la cinéaste belge Chantal Akerman lorsqu'elle filme les derniers moments de la vie de sa mère dans « No Home Movie » (2015), de la mère du comédien, Leila, dont il ne peut se remettre de la mort, et de sa grand-mère tunisienne Habiba qui l’a élevé et dont la présence au plateau est assurée par une projection vidéo qui occupe une grande partie du mur du fond. Le résultat traduit quelque chose de très situé dans l’intimité, une mise à nu d’une grande sensibilité au cours de laquelle il fume, court jusqu’à épuisement, porte le parfum de sa mère, prend le temps de l’action. Formé au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, et récemment à l’affiche de « Mes parents » de Mohamed El Kathib, Bachir Tlili a été invité par les Rencontres à créer et mettre en scène ce spectacle très personnel dont Julie Kretzschmar est la seule productrice, « mais il y a des risques plus grands que de porter un artiste » confie-t-elle. « Avec deux dates, tu as le temps d’inventer ».
Les Rencontres à l’échelle sont avant tout un festival de création. Les Bancs Publics reçoivent et accompagnent à l’année une équipe en résidence, même si le temps de visibilité n’est pas forcément à Marseille, à l’image des spectacles de Gurshad Shaheman, accompagnés par les Bancs Publics depuis « Pourama Pourama » en 2018. La structure est à nouveau le producteur délégué de sa dernière création, « Sur tes traces », qu’il partage avec Dany Boudreault, un portrait croisé de deux artistes, créé en mai dernier au Théâtre Les Tanneurs à Bruxelles.

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« Le tremblement du monde », le nouveau spectacle de l’artiste burkinabé Etienne Minoungou, faisait partie des créations les plus attendues de cette édition 2024. La dramaturgie, élaborée en collaboration avec l’auteur sénégalais Felwine Sarr, relève du montage d’une quarantaine de textes du philosophe martiniquais Édouard Glissant. Située politiquement et, à ce titre, éminemment contemporaine, elle évoque ce que le monde traverse actuellement. Le résultat, très dense, se situe entre le conte, l’art du récit africain et la pédagogie du prêche, une croyance inouïe et une confiance faite au politique et au poétique éclairée par deux heures de textes. Etienne Minoungou décrit peut-être le mieux le ressenti des soirs de première en filant la métaphore. Pour lui, c’est comme « ‘pêcher un poisson qui n’était pas encore sorti de l’eau’ ». Si le festival est résolument tourné vers les Suds, il invite aussi d’autres artistes. « J’essaie de ne pas faire de niche » insiste Julie Kretzschmar. « La programmation se fait par le biais d’un regard posé sur ce qui se fabrique en partant des Suds ». Ainsi pouvait-on découvrir, outre les propositions de Laurène Marx et de Mohamed Bourouissa, « Le temps des fins », nouveau spectacle de Guillaume Cayet, tout juste créé à la Comédie de Saint-Étienne, quelques jours avant les Rencontres. Seconde mise en scène d’un auteur prolifique et puissant dont l’écriture transcende l’ordinaire, la pièce interroge la notion de résistance à travers la lutte contre l’abattage d’une forêt.

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Forme détournée proclamée, les Rencontres à l’échelle fêteront leurs vingt ans en grande pompe l’année prochaine. « Je souhaite inviter des artistes qui sont très liés au festival comme Gurshad Shaheman » explique Julie Kretzschmar. Présentée à la Criée – Théâtre national de Marseille, la série photographique « les Intruses » de l’artiste franco-marocaine Randa Maroufi, met en scène des femmes du quartier de Barbès-Rochechouart à Paris endossant les mêmes postures, les mêmes gestes que les hommes. Elles jouent aux échecs, travaillent, se rencontrent, attendent. En faisant le choix de l’inversion, Randa Maroufi pointe les inégalités de genre dans l’occupation de l’espace public. À l’image de ces intruses, les Rencontres à l’échelle sont porteuses d’un récit sur l’altérité. À l’heure où la France semble prête à basculer et se replier sur elle-même, il est plus que jamais nécessaire de préserver la place occupée par ce genre de regard précieux qui nous garde de cette peur irraisonnée de l’autre en révélant sa richesse.

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[1] Ancienne manufacture de tabacs fermée en 1990, devenue pionnière des tiers-lieux en France deux ans plus tard avec la volonté de s’ouvrir sur le quartier pauvre et ouvrier de la Belle de Mai
[2] Sauf mention contraire, les propos de Julie Kretzschmar sont issus d’un entretien avec l’auteur.
[3] Après le bac, elle avait vécu en Algérie, au Liban, et en Égypte.
[4] OLJ/ AFP, « Après des "menaces", la programmation d'une pièce de Wajdi Mouawad annulée à Beyrouth », L’Orient-le Jour, 10 avril 2024, https://www.lorientlejour.com/article/1409914/apres-des-menaces-la-programmation-dune-piece-de-wajdi-mouawad-annulee-a-beyrouth.html
[5] En réalité le financement portait sur les billets d’avion des acteurs israéliens de la production par l’ambassade d’Israël à Paris.
19ème édition des RENCONTRES À L'ÉCHELLE - Festival danse, théâtre, cinéma, musique, arts visuels, à Marseille. Les Rencontres à l’Échelle sont une manifestation produite par les Bancs Publics.
Du 2 au 15 juin 2024.
Les Rencontres à l'échelle
Friche La Belle Midi - 41 rue Jobin
13 003 Marseille