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Billet de blog 28 juin 2025

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À Paris, 80 ans de flou esthétique

Avec l’exposition « Dans le flou, une autre vision de l’art de 1945 à nos jours », le musée de l’Orangerie à Paris propose de ne plus considérer le flou comme un accident ou une défaillance technique, mais de l’envisager comme un parti pris esthétique délibéré, une stratégie artistique à part entière qui traverse l’art contemporain depuis l’après-guerre.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
Mame-Diarra Niang (née en 1982) Morphologie du rêve #6, 2021 Impression jet d’encre sur papier métallique photo rag, édition de 7 + 2AP, 100 × 100 cm © Mame-Diarra Niang. Courtesy of Stevenson, Cape Town / Johannesburg / Amsterdam

Entreprise audacieuse, à la fois érudite et sensible, l’exposition « Dans le flou, une autre vision de l’art de 1945 à nos jours », présentée au musée de l’Orangerie à Paris, revisite l’histoire de l’art moderne et contemporain par le prisme du flou. Cette proposition curatoriale, riche et dense, s’articule autour de l’hypothèse suivante : le flou, loin d’être une imperfection ou une défaillance, serait un choix esthétique délibéré, une clef pour déchiffrer un pan entier de la création plastique depuis la Seconde Guerre mondiale. En prenant pour point de départ les « Nymphéas » de Claude Monet, l’exposition tisse un fil thématique, non chronologique, qui interroge les frontières du visible, la mémoire, l’incertitude et, au final, la possibilité d’un réenchantement du monde.

Illustration 2
Claude Monet (1840-1926) Le bassin aux nymphéas, harmonie rose, 1900 Huile sur toile 90 × 100,5 cm Paris, musée d’Orsay, © photo : Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Les Nymphéas comme matrice du flou

L’exposition s’ouvre sur une relecture des « Nymphéas » de Monet, dont les vastes compositions aquatiques, installées depuis 1927 dans les salles ovales de l’Orangerie, servent de socle conceptuel. Longtemps interprété comme le symptôme d’une vision altérée par la cataracte, le flou de ces toiles est ici réhabilité comme une décision esthétique consciente, un geste précurseur des expérimentations modernes et contemporaines. Cette hypothèse, défendue avec conviction par les commissaires Claire Bernardi et Emilia Philippot, est séduisante. Elle replace Monet non seulement comme un pionnier de l’abstraction, mais aussi comme un visionnaire ayant anticipé une esthétique de l’indéterminé dans laquelle la dissolution des formes devient une invitation à repenser notre rapport au visible. La citation placardée en exergue – « Au vrai, on ne voit rien. Rien de précis. Rien de définitif. Il faut en permanence accommoder sa vue[1] » – donne le ton. Impossibilité fondamentale de « faire le point », nécessité d’accommoder en permanence sa vision, le flou exige un effort du regard, une disponibilité à l’incertitude.

Illustration 3
Joseph Mallord William Turner (1775-1851) Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain ou Confluent de la Severn et de la Wye, vers 1845 Huile sur toile 94 x 1163 cm Musée du Louvre, Paris Photo © 2014 GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau
Illustration 4
Auguste Rodin (1840-1917) Dernière vision, L’Étoile du matin ou Avant le naufrage, 1902 Marbre 49,6 × 66,8 × 25,5 cm Paris, musée Rodin, S.01075 Photo © musée Rodin - Baraja
Illustration 5
Edvard Munch (1863-1944) L’œil malade de l’artiste, Nu agenouillé avec un aigle, 1930 Aquarelle 50 × 32,2 cm Oslo, Munchmuseet, MM.T.02151 Photo © Munchmuseet / Tone Margrethe Gauden

L’exposition déploie avec une intelligence remarquable la généalogie de cette esthétique. Du flou photographique aux expérimentations contemporaines, elle trace une cartographie cohérente d’un territoire artistique trop souvent négligé par l’histoire de l’art. Cette approche diachronique s’ancre dans une généalogie esthétique plus large qui permet de révéler des correspondances inattendues et de faire dialoguer des œuvres que tout semble séparer au premier regard. La salle introductive, qui met en dialogue des œuvres du XIXèmesiècle – un paysage brumeux de William Turner, une sculpture non finito d’Auguste Rodin, ou encore les photographies vaporeuses de Julia Margaret Cameron – avec les « Nymphéas », inscrit le flou dans une tradition qui remonte au sfumato renaissant et à l’impressionnisme. Cette contextualisation historique est l’un des points forts de l’exposition. Elle montre que le flou, loin d’être une invention contemporaine, s’inscrit dans une longue histoire de questionnements sur la perception et la représentation. Pourtant, on peut se demander si cette généalogie ne force pas quelque peu le trait en subsumant des démarches artistiques aussi diverses sous une même bannière. Le flou de Turner, poétique et atmosphérique, est-il vraiment comparable à celui, plus conceptuel, d’un Hans Haacke ou d’un Gerhard Richter ? Cette homogénéisation, bien que séduisante, risque de gommer les spécificités des intentions artistiques.

Illustration 6
Wojciech Fangor (1922-2015) N 17, 1963 Huile sur toile de jute, 100 × 100 cm New York, The Museum of Modern Art, Gift of Beatrice Perry, Inc., 1965
Illustration 7
Vincent Dulom (né en 1965) Hommage à Monet, 2024 Jet d’encre sur toile (unique), 150 × 150 cm Collection de l’artiste 2402160224070301C150 Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie ETC (Paris) Photo © musée d’Orsay / Allison Bellido Espichan
Illustration 8
Nan Goldin, 1st day in quarantine, Brooklyn, NY, 2020, impression jet d'encre pigmentaire, 76,2 x 101,6 cm, New York, Galerie Gagosian © Nan Goldin

Dialogues diachroniques

Le parcours, organisé en trois sections thématiques suivi d’un épilogue, se veut à la fois sensible, historique et politique. Cette structure non chronologique permet des dialogues stimulants entre des œuvres de périodes et de médiums différents : peintures, sculptures, photographies, vidéos et installations se côtoient dans une scénographie fluide, au sein de laquelle les frontières entre les disciplines s’estompent, à l’image du flou lui-même. L’« Hommage à Monet » (2024) de Vincent Dulom, créée spécifiquement pour l’exposition, produit un halo bleu mouvant qui semble se dissoudre sous le regard, offrant une expérience visuelle hypnotique qui incarne parfaitement l’esthétique du flou comme un processus dynamique, presque vivant. D’autres œuvres interpellent par leur intensité. La grande photographie de Nan Goldin, avec ses contours brouillés par l’émotion et l’instantanéité, dialogue avec les silhouettes évanescentes d’Alberto Giacometti et les toiles vibrantes de Hans Hartung, dans lesquelles les formes semblent trembler dans un chaos chromatique. La vidéo « Waiting for the Barbarians » (2013) de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, avec son brouillage sonore et visuel, interroge la mémoire collective et les traumas historiques, tandis que les portraits flous issus de la collection de Sébastien Lifshitz capturent l’éphémère de l’identité humaine. Ces rencontres sont souvent saisissantes, car elles mettent en lumière la capacité du flou à exprimer l’irreprésentable, qu’il s’agisse de la douleur, du doute ou de l’effacement du temps.

Illustration 9
Hans Hartung (1904-1989) T1982-H31, 1982 Acrylique sur toile 185 x 300 cm Antibes, Fondation Hartung-Bergman © Fondation Hartung-Bergman © Hans Hartung / Adagp, Paris 2025
Illustration 10
Joana Hadjithomas (née en 1969) et Khalil Joreige (né en 1969) Waiting for the Barbarians, 2013 Vidéo sonore, 4 minutes 26 secondes Corte, collection Frac Corsica, 2018-436 Video still from Waiting for the Barbarians, copyright by the artists Joana Hadjithomas & Khalil Joreige © Joana Hadjithomas & Khalil Joreige Commissioned by the Onassis Cultural Centre for the Visual Dialogues

L’exposition excelle lorsqu’elle s’attache à montrer comment le flou, en jouant sur les lisières du visible, invite à une réflexion quasi philosophique sur la perception et la subjectivité. « Le flou met en œuvre et en mouvement notre capacité à voir, à interpréter et à saisir des images dans le temps long de la pensée[2] »explique très justement Sally Bonn sur France Culture. Cette idée est particulièrement pertinente dans des œuvres comme celles de Gerhard Richter, dont les toiles superposent des couches de peinture pour brouiller la mémoire, ou dans les photographies de Thomas Ruff, qui emprunte au vocabulaire scientifique pour questionner les limites de la vision. Le flou devient ici un outil de résistance à la « surveillance du réel », une manière de s’affranchir des injonctions à la clarté et à l’objectivité. Pourtant, cette ambition philosophique bute sur une forme d’universalisme qui peut sembler réducteur. En érigeant le flou comme une clé de lecture universelle de l’art post-1945, une réponse commune à l’instabilité du monde après la Seconde Guerre mondiale, l’exposition risque de simplifier des démarches artistiques complexes.

Illustration 11
Gerhard Richter (né en 1932) September, 2005 Huile sur toile, 52,1 × 71,8 cm New York, The Museum of Modern Art, Gift of the artist and Joe Hage, 2008 © Gerhard Richter 2025
Illustration 12
Thomas Ruff (né en 1958) jpeg ny01, 2004 Tirage chromogène sous Diasec, AP (edition of 3, 2AP), 253 × 185,1 cm Courtesy de l’artiste et David Zwirner Thomas Ruff © ADAGP, Paris [2025]

Le flou chez Francis Bacon, avec ses figures déformées et torturées, n’a pas la même finalité que celui, plus contemplatif, chez Mark Rothko ou Hiroshi Sugimoto. En regroupant ces artistes sous une même étiquette, l’exposition tend à aplatir les singularités au profit d’un récit curatorial unifié. Cette tendance à l’homogénéisation sacrifie la diversité des intentions en faveur d’une thèse plaisante mais parfois trop systématique. Par ailleurs, l’absence de certaines thématiques, comme le corps, le désir ou l’ivresse, limite la portée du propos. Le flou, en tant que motif, aurait pu être exploré dans des dimensions plus charnelles ou psychédéliques, ce qui aurait enrichi le discours et évité une certaine froideur conceptuelle. Intitulé « Réenchanter le monde », l’épilogue s’ouvre sur une citation de Mircea Cantor, « Unpredictable future », et propose une réflexion sur l’incertitude des temps contemporains. Cette section, qui met en avant des œuvres de Pipilotti Rist ou de Bill Viola, veut célébrer le flou comme une possibilité de réenchantement, une invitation à embrasser l’indéterminé plutôt qu’à le craindre. Si l’intention est belle, elle reste quelque peu abstraite, et l’on regrette que cet épilogue ne s’ancre pas davantage dans des problématiques actuelles, comme les crises écologiques ou les bouleversements technologiques, qui auraient pu donner une résonance plus concrète à ce « réenchantement ».

Illustration 13
Francis Bacon (1909-1992) Figure Crouching, 1949 Huile et sable sur toile, 180 × 122 cm Paris, collection particulière Photo © Courtesy of the Francis Bacon MB Art Foundation, Monaco © The Estate of Francis Bacon /All rights reserved / Adagp, Paris and DACS, London 2025
Illustration 14
Alfredo Jaar (né en 1956) Six Seconds, 2001 Impression jet d’encre pigmentaire, 238,8 × 162,6 cm New York, courtesy de l’artiste Alfredo Jaar © ADAGP, Paris [2025]
Illustration 15
Claire Chesnier (né en1986) 140223, 2023 Encre sur papier, , 160 × 134,5 cm Photo © Fabrice Seixas © Claire Chesnier & Adagp, Paris 2025. Courtesy Galerie Ceysson & Bénétière

« Dans le flou » est une exposition intellectuellement stimulante, qui parvient à faire dialoguer des œuvres d’une grande diversité avec une cohérence thématique remarquable. En repositionnant le flou comme un choix esthétique et philosophique, elle offre une relecture originale de l’histoire de l’art, ancrée dans une réflexion sur la perception et l’incertitude. Les dialogues entre les « Nymphéas » de Monet, les sculptures de Rodin, les photographies de Nan Goldin ou celle de Mircea Cantor sont souvent saisissants, et la scénographie, fluide et immersive, accompagne efficacement le propos. Pourtant, l’exposition pèche par moments par son ambition d’universalité, qui tend à gommer les singularités des démarches artistiques, et par l’absence de certaines thématiques qui auraient enrichi le discours. SI l’on salue l’audace du projet, on peut regretter une certaine tendance à la surthéorisation qui risque de confiner le flou dans une grille de lecture trop rigide. Malgré ces réserves, l’exposition reste une expérience visuelle et intellectuelle remarquable, qui appelle à regarder autrement, à accommoder sa vue, et à se laisser troubler par l’indistinct. En nous invitant à « cesser de vouloir constamment faire le point », l’exposition nous offre une leçon de regard particulièrement précieuse. Elle nous rappelle que l’art contemporain trouve parfois sa force la plus authentique non pas dans l’affirmation mais dans l’interrogation, non pas dans l’évidence mais dans l’exploration patiente des territoires de l’incertain.

Illustration 16
Mircea Cantor (né en 1977) Unpredicteble Future, 2015 Lightbox, 70 × 100 × 20 cm Paris, collection particulière Mrciea Cantor © ADAGP, Paris [2025]

[1] Grégoire Bouillier, Le Syndrome de l’Orangerie (2024), Paris, Flammarion, 2024, 432 p.

[2] Sally Bonn, in Les Midis de Culture, France Culture, 15 mai 2025, https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/critique-expo-dans-le-flou-une-autre-vision-de-l-art-de-1945-a-nos-jours-au-musee-de-l-orangerie-2842094

Illustration 17
Tania Mouraud (né en 1942) Borderland 345-46-47-49 SC, 2008 Digigraphie sur papier Fine Art. 1/3 + 2 EA Paris, courtesy galerie Claire Gastaud Tania Mouraud © ADAGP, Paris [2025]

DANS LE FLOU, UNE AUTRE VISION DE L’ART DE 1945 À NOS JOURS. Commissariat : Claire Bernardi, directrice, musée de l’Orangerie, Emilia Philippot, conservatrice en chef, adjointe à la directrice des études, Institut national du patrimoine, en collaboration avec Juliette Degennes, conservatrice, musée de l’Orangerie. Catalogue sous la direction de Claire Bernardi et Émilia Philippot, coédition musée d’Orsay / Atelier EXB, 2025, 288 pages, 19x25,5 mm, env. 130 illustrations.

Du 30 avril au 18 août 2025. 

Du mercredi au lundi, de 9h30 à 18h. Nocturne le vendredi.

Musée de l'Orangerie
Jardin des Tuileries (côté Seine)
75 001 PARIS

Illustration 18
Gerhard Richter (né en 1932) Blumen (815-1), 1994 Huile sur toile, 71 × 51cm Nîmes, Carré d’Art, musée d’Art contemporain de Nîmes, 1996.1 © Gerhard Richter 2025

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