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Sur la scène de la Salle Richelieu, une grande table et, à l’arrière, une immense structure cachée sous un gigantesque morceau de tissu noir, forment le décor de la pièce qui vient. Ils sont sept à prendre place autour de la table, sept comédiens réunis pour préparer « Hécube », la tragédie d’Euripide. En l’absence d’un metteur en scène, ils sont vite livrés à eux-mêmes. Mais c’est le premier jour de répétition. « On est large » répète le chœur. Nadia, qui tient le rôle principal, prévient qu’elle doit partir exceptionnellement plus tôt. Elle a rendez-vous avec le procureur qui vient de retenir sa plainte contre la maison de la rue de la Paix, une institution sous tutelle de l’État dans laquelle son fils autiste est pensionnaire la semaine. Là où il a été victime d’un système de maltraitance qu’elle dénonce et contre lequel elle s’insurge.

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Fidèle à son esthétique de la superposition, où les strates temporelles et fictionnelles s’entrelacent pour questionner le réel, Tiago Rodrigues fait dialoguer la douleur universelle d’Hécube, reine troyenne brisée par la perte de ses enfants, avec celle d’une mère d’aujourd’hui, aux prises avec un système judiciaire et social défaillant. La pièce se développe sur trois niveaux : la répétition de la pièce d’Euripide, l’incarnation d’Hécube, et le combat de Nadia, offrant un vertige saisissant. La scénographie de Fernando Ribeiro, d’une grande sobriété, installe un espace à la fois intemporel et oppressant. Une longue table en bois brut, des murs gris évoquant les ruines de Troie ou les couloirs froids d’un tribunal, et une statue canine énigmatique, sorte de Cerbère moderne, composent un décor qui soutient l’enchevêtrement des époques. Ce choix visuel, renforcé par des jeux de lumière subtils signés Rui Monteiro, ancre le spectacle dans une tension constante entre l’abstraction de la tragédie grecque et l’âpreté du réel. La musique d’Otis Redding, dont le fils de Nadia tire son prénom, ponctue la pièce comme une pulsation émotionnelle, ses chansons – de « I’ve Been Loving You Too Long » à « Try a Little Tenderness » – offrant des moments de respiration dans un récit autrement suffocant.

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« Écrire à côté, ou entre les lignes d’Euripide »
Pour Tiago Rodrigues, « Hécube » est une source d’inspiration avant tout pour la langue. « J’avais envie de m’emparer de ce style particulier, à la fois limpide et puissant. Je voulais utiliser ces mots, ces phrases écrites il y a vingt-cinq siècles[1] » explique-t-il. « Avec Hécube, Euripide crée une sorte de brèche dans la tragédie classique. Pour la première fois, il fait entendre l’intimité des personnages, dressant un portrait sensible basé sur leurs ressentis. Il s’agit peut-être du premier auteur qui pense et permet une lecture psychologique des protagonistes. D’une certaine manière, c’est révolutionnaire ». Au cœur du dispositif, la troupe de la Comédie-Française délivre une performance d’une intensité rare. Elsa Lepoivre, magnétique en Nadia et Hécube, passe avec une fluidité déconcertante de l’actrice en répétition, confrontée aux doutes du plateau, à la mère dévastée par l’impuissance face à la souffrance de son fils. Ses silences, plus éloquents que bien des tirades, portent la douleur d’Hécube avec une modernité saisissante, tandis que sa voix, brisée mais déterminée, incarne la révolte de Nadia face à un système qui broie les plus vulnérables. Denis Podalydès, dans le double rôle d’Agamemnon et du procureur, apporte une rigueur nuancée, oscillant entre autorité distante et humanité vacillante. Séphora Pondi, en avocate et en Polyxène, fille sacrifiée d’Hécube, impressionne par sa fougue, tandis que les autres comédiens – d’Éric Génovèse à Loïc Corbery – donnent corps à cette fresque polyphonique avec une précision remarquable.

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L’idée centrale de la pièce – tisser un parallèle entre la tragédie d’Hécube, pleurant la perte de ses enfants Polyxène et Polydore, et le combat de Nadia pour obtenir justice pour son fils maltraité dans un centre spécialisé – est d’une richesse évidente. La pièce ambitionne de faire du théâtre un espace de résistance, où la fiction antique éclaire les injustices contemporaines, notamment dans un contexte politique troublé par la montée de l’extrême-droite et les défaillances des institutions. Les allers-retours entre les scènes de répétition théâtrale et le drame de Nadia sont subtilement conçus. Tiago Rodrigues excelle dans sa capacité à faire du théâtre un lieu de questionnement politique et humain. Les échos entre la justice antique, où Hécube réclame vengeance pour ses enfants, et le combat de Nadia contre un système qui protège les bourreaux plutôt que les victimes, résonnent avec force dans un monde où les institutions semblent souvent sourdes aux cris des plus faibles – le « responsable mais pas coupable » du sous-secrétaire d’État est à ce titre exemplaire. La pièce, en ce sens, s’inscrit dans une actualité brûlante, interrogeant la responsabilité collective face aux maltraitances institutionnelles, qu’il s’agisse d’enfants autistes, de migrants ou de toute figure marginalisée.

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La douleur maternelle comme cri politique
Le cœur politique de la pièce réside donc dans son interrogation de la justice, à la fois dans le cadre mythologique d’Hécube et dans le contexte contemporain de Nadia. Chez Euripide, Hécube, dépouillée de son statut royal, se heurte à l’indifférence d’Agamemnon et des puissants grecs, incapables de lui rendre justice pour le meurtre de son fils Polydore et le sacrifice de sa fille Polyxène. Cette impuissance face à l’arbitraire du pouvoir trouve un écho direct dans l’histoire de Nadia, inspirée d’un fait divers suisse où des enfants autistes ont subi des maltraitances dans un centre spécialisé. « Lors d’une création en Suisse, j’ai suivi une affaire médiatique autour d’un cas de maltraitance d’enfants porteurs d’autisme placés dans une institution. J’ai pris contact avec des parents d’enfants porteurs de troubles autistiques et ces échanges m’ont donné l’envie d’écrire une fiction sur ce sujet[2] » explique Tiago Rodrigues. Cette critique s’inscrit dans un contexte politique plus large, où les institutions – justice, services sociaux ou établissements spécialisés – sont régulièrement pointées du doigt pour leur incapacité à protéger les plus faibles. Tiago Rodrigues, en faisant dialoguer l’Antiquité et le présent, suggère que l’échec de la justice est une constante historique, une trahison récurrente des idéaux d’équité. Autre thème politique central, la marginalisation des plus vulnérables, incarnée par Otis, le fils autiste de Nadia. Ce thème résonne avec les luttes contemporaines pour l’inclusion et les droits des personnes handicapées, notamment dans le contexte européen où les politiques d’accessibilité et de prise en charge restent souvent inadéquates. La pièce, en donnant une voix à Nadia, devient un plaidoyer pour la reconnaissance de la dignité des marginalisés. Enfin, elle interroge l’abus de pouvoir, qu’il soit exercé par les puissants de l’Antiquité (Agamemnon, les Grecs victorieux) ou par les institutions contemporaines (le centre spécialisé, le système judiciaire). Le metteur en scène portugais met en lumière la manière dont le pouvoir, qu’il soit politique ou administratif – l’employée qui témoigne anonymement parce qu’elle n’a pas encore la nationalité française –, tend à protéger ses propres intérêts au détriment des victimes. Tiago Rodrigues interroge ici plus largement la responsabilité des élites et des institutions face aux injustices.

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En faisant du théâtre un lieu de confrontation avec le réel, Tiago Rodrigues érige « Hécube, pas Hécube » en acte de résistance politique. Son théâtre se fait ici un espace d’interrogation des dysfonctionnements systémiques, explorant des thèmes tels que la justice, l’abus de pouvoir, la marginalisation des plus vulnérables et la responsabilité collective face aux injustices. En croisant la tragédie antique d’Euripide avec un drame contemporain ancré dans une réalité sociale violente : la maltraitance institutionnelle d’un enfant autiste, le metteur en scène portugais tisse une réflexion politique dense et multidimensionnelle. La pièce utilise le théâtre comme un miroir tendu aux défaillances de nos sociétés. En explorant la justice, la marginalisation, la résistance artistique et la douleur maternelle, il propose une réflexion saisissante sur les continuités entre l’Antiquité et le présent. En mettant en scène une troupe de comédiens répétant la tragédie d’Euripide tout en vivant les luttes de Nadia, il interroge aussi le rôle de l’art face aux injustices. Le théâtre devient un espace où la fiction antique éclaire les combats contemporains, où les acteurs, en incarnant des figures mythologiques, questionnent leur propre responsabilité dans le monde. Cette dimension méta-théâtrale renforce l’idée que l’art peut – et doit – être un vecteur de prise de conscience et de mobilisation. Ce positionnement s’inscrit dans un contexte politique troublé, marqué par la montée des extrêmes droites en Europe et par une intensification du néolibéralisme à travers une remise en question croissante de la protection sociale au prétexte d’économies budgétaires. Tiago Rodrigues, en choisissant de confronter la tragédie grecque à un fait divers, affirme que le théâtre peut transcender les époques pour révéler les constantes de l’oppression et appeler à l’action. « Hécube, pas Hécube » est une œuvre courageuse, portée par une troupe exceptionnelle et une ambition intellectuelle qui force l’admiration. Elle bouleverse, notamment dans les moments où Elsa Lepoivre incarne la douleur universelle des mères, et dans les éclats où la musique d’Otis Redding vient rappeler la fragilité humaine. On en sort troublé, ému, par la puissance de l’interprétation et la pertinence des thèmes. Pour Tiago Rodrigues, le théâtre est un « art utilement inutile ». En rassemblant autour d’une expérience humaine partagée, il devient, potentiellement, politiquement dangereux.

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[1] Entretien avec Tiago Rodrigues réalisé en février 2024 pour la 78ème édition du Festival d’Avignon. https://festival-avignon.com//fr/entretien-avec-tiago-rodrigues-349741
[2] Entretien avec Tiago Rodrigues réalisé par Laurent Muhleisen, Conseiller littéraire de la Comédie-Française
« HÉCUBE, PAS HÉCUBE » - Texte et mise en scène Tiago Rodrigues. Traduction Thomas Resendes. Scénographie Fernando Ribeiro. Costumes José António Tenente. Lumières Rui Monteiro. Musique originale et son Pedro Costa. Collaboration artistique Sophie Bricaire. Avec la troupe de la Comédie-Française : Éric Génovèse Denis Podalydès Elsa Lepoivre Loïc Corbery Gaël Kamilindi Élissa Alloula Séphora Pondi. Production Comédie-Française. Coproduction Festival d’Avignon. En partenariat avec le Théâtre de la Cité – CDN Toulouse Occitanie. Le texte a été publié par Les Solitaires Intempestifs le 4 juillet 2024. Création le 30 juin 2024 à la Carrière de Boulbon au Festival d’Avignon. Spectacle vu le 28 mai 2025 à la Comédie-Française.
Du 28 mai au 21 juillet 2025 à 20h30
Comédie-Française
Place Colette
75 001 Paris

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