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Billet de blog 3 juillet 2018

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L'illusion de la chair. Les corps sculptures de John DeAndrea

Artiste rare, figure majeure de l'hyperréalisme américain, John DeAndrea présente une dizaine de sculptures à la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois. Pour sa première exposition parisienne depuis trente ans, il crée le trouble par la seule présence de ces corps sculptures. Ces leurres au réalisme confondant sont-ils des utopies ou des vanités?

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Illustration 1
John DeAndrea, vue de l'exposition personnelle à la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris, 2018. © Guillaume Lasserre

 Lorsque l'on pénètre dans la galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, on est immédiatement saisi par la présence de ces corps dont la nudité renforce encore davantage le trouble qui s'empare du visiteur. Pourtant très vite quelque chose dans le regard de ces personnages au réalisme presque parfait, dans leurs yeux baissés ou se perdant dans le lointain, leur caractère introverti, signalent une décontextualisation des corps qui définie l'impression d'étrangeté ressentie. En révélant ce qui est d'ordinaire caché, le regardeur devient voyeur malgré lui. Lorsqu'on interroge John DeAndrea sur le degré de vérité qu'il souhaite atteindre dans ses sculptures, il répond aussitôt : "Je veux qu'elles respirent". Les œuvres de sculpteur américain ne s'appréhendent pas, elles se rencontrent. Leur souvenir reste longtemps gravé dans la mémoire. Car il y a du Mary Shelley, du Docteur Frankenstein chez DeAndrea, dans cette folle obsession de la véracité des corps. S'il produit peu (350 œuvres recensées), c'est précisément parce que ses recherches de la perfection l'ont amené à développer des méthodes de travail spécifiques, lourdes et onéreuses. Chaque œuvre nécessite des milliers d'heures de travail. Les sculptures réalisées par moulage à partir de corps vivants sont ensuite peintes, avec la méticulosité de l'enluminure, à la peinture à l'huile. Plusieurs couches se superposent afin de donner une carnation des chairs la plus naturelle possible. Il va parfois jusqu’à ajouter des éléments organiques comme de véritables cheveux par exemple. Considéré comme l'un des plus brillants représentants du mouvement hyperréaliste américain qui a vu le jour il y a plus de quarante ans, au début des années soixante-dix avec des artistes comme Chuck Close ou Duane Hanson, John DeAndrea singularise son travail par des références à l'histoire de l'art antique et classique mais s'autorise aussi les moments d'actualité comme inspiration. DeAndrea est le premier sculpteur reconnu par le mouvement du photoréalisme, désignant ici le groupe de peintres américains qui, au cours des années 1960-70, cherchaient à s'approcher au plus près d'une certaine vérité en peinture, en raison de ses recherches qui repoussent toujours un peu plus les limites du réel dans la sculpture figurative.

Au plus près du vivant

Illustration 2
John DeAndrea, "Jennifer", bronze polychrome, cheveux et poils acryliques © Joh, DeAndrea, courtesy Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris.

John DeAndrea nait en 1941 à Boulder dans le Colorado. Après l'obtention de son baccalauréat en 1965, il s'installe à Albuquerque où il occupe un poste d'assistant  en arts plastiques à l'université du Nouveau-Mexique, y poursuivant ses études. DeAndrea est fasciné par la figure humaine et une certaine forme de réalisme à une époque où triomphe l'abstraction, particulièrement dans l'enseignement où toute expression figurative semble bannie. Esseulé, Il sacrifie à l'air du temps. Officiellement il peint des formes abstraites, mais construit secrètement une œuvre à rebours du courant dominant, perfectionnant les techniques de moulage des corps pour les rapprocher le plus possible de l'illusion du vivant. Au début des années 1960, les recherches solitaires de John DeAndrea le poussent vers un plus grand réalisme et une plus grande définition des rendus  grâce au développement d'une méthode de moulage de silicone qui permet de capturer des détails toujours plus précis, toujours plus naturel. « Je me sentais très seul, isolé au Colorado. Je me sentais comme un aventurier un peu cinglé. Je n’avais ni soutien, ni rien ». S'il connait le travail de George Segal - tous les deux utilisent le même procédé de moulage avec des rendus très différents - la découverte des œuvres de Duane Hanson agit sur lui comme une véritable libération. Il prend conscience que d'autres pensent leur travail exactement comme lui, même si les personnages qu'il compose sont plutôt jeunes et beaux, musclés, plein de vie, bref l'exact contraire de ceux réalisés par Hanson. Son désintérêt pour le commentaire social le distingue des autres membres du photoréalisme. A la fin de ses études, DeAndrea rejoint la fameuse OK Harris Gallery de New York, ouverte en 1969 par un des anciens collaborateurs de Leo Castelli (et fermée en 2014). Elle va être à l'origine de l'invention d'un nouveau mouvement bientôt appelé hyperréalisme. Les premières expositions, qui montrent des œuvres de Chuck Close, John Salt, Richard Estes, Ralph Goings, Robert Bechtel et Duane Hanson au début de leur carrière, connaissent un succès immédiat.  L'"hyperréalisme américain" s'impose rapidement et apporte une certaine notoriété à ses représentants. Chuck Close et John DeAndrea sont les premiers artistes hyperréalistes américains à être exposés à Paris au Centre Georges Pompidou qui leur consacre (avec le peintre Jean-Olivier Hucleux) l'exposition "Copie conforme?" en 1979. 

L'héritage de la chair

Illustration 3
john DeAndrea, cue de l'exposition personnelle à la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris, 2018. © Aurélien Mole

A la fois peintre et sculpteur, John DeAndrea compose une œuvre unique et novatrice, Ses sculptures hyperréalistes  ne se contentent pas de montrer des gens dans l'intimité de leur corps, elles se singularisent dans le choix des positions adoptées par les corps qui sont autant de références issues des représentations classiques de l'histoire de l'art qu'il s'agisse de l'Antiquité ou de la peinture française du XIXè siècle. On retrouve par exemple l'influence du peintre Alexandre Cabanel dans la figure féminine allongée, citation directe de la déesse dans le célèbre tableau "La naissance de Vénus". Pour autant, il n'en est pas moins résolument contemporain, puisant aussi son iconographie dans l'actualité, comme en témoigne son "American Icon". En complément des sculptures, une installation inédite, "The Faces of Fifty Years", accumulation de moulages de têtes et de bustes habituellement conservés dans l'atelier de l'artiste, compose la mémoire de sa pratique artistique. En presque quarante ans, John DeAndrea a étendu le réalisme jusqu'à son extrême. Ses sculptures deviennent en quelque sorte les deniers remparts de l'illusion. Personnage prométhéen par excellence pour avoir défié lesdieux en faisant acte de créateur, John DeAndrea semble personnifier la double interprétation contradictoire qu'ont laissé les deux auteurs des sources littéraires évoquant le mythe de Prométhée qui aurait créé les hommes à partir d'eau et de terre. Hésiode dans la « Théogonie »,voit dans les agissements imprudents répétés de Prométhée, les maux qui assaillent les hommes alors qu'Eschyle, dans « Prométhée enchainé »,  voit en lui un héros civilisateur qui a fait passer les hommes de la barbarie à la civilisation.  

 L'art de John DeAndrea est un art classique au sens le plus fondamental du terme. Si elles sont séculières, ses sculptures renvoient néanmoins à la fois aux grandes statues antiques et aux représentations illusionnistes de Madones et de saints habillés de vrais vêtements et coiffés de cheveux humains, que l'on trouve en Italie, en Espagne ou au Mexique. Son œuvre est toutefois dépourvue de la passion sentimentale propre aux représentations religieuses. L'appréhension de son travail engage une certaine dualité, l'inconscience qui conduit au chaos chez Hésiode, le progrès qui éclaire le monde et l'éloigne de la barbarie chez Eschyle, l'incarnation du vivant proche des icônes religieuses et pourtant éloigné par l'absence des passions que traduit leur grande réserve. Les sculptures de John DeAndrea interrogent l'héritage de la chair car, comme le rappelle Oscar Wilde dans  « le portrait de Dorian Gray  », « Le vrai mystère du monde, c’est le visible et non pas l’invisible ».

John DeAndrea - Jusqu’au 21 juillet 2018 - Du lundi au samedi, de 10h30 à 13h et de 14h à 19h30. 

Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois
36, rue de Seine
75 006 Paris 

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