« Sens la pluie comme un été anglais
Entends les notes d'une chanson lointaine
Sortant de derrière un poster
Espérant que la vie ne fût aussi longue[1] »
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Lorsque retentit la musique encore lointaine, certains reconnaissent immédiatement « Fade to Grey », le tube que le groupe de new wave britannique Visage interprétait au début des années quatre-vingt, éveillant chez eux des sentiments contraires : la joie d’un souvenir oublié qui remonte à la surface de la mémoire convoque forcément les larmes un brin nostalgiques du temps qui passe inexorablement. La chanson aux accents de synthé qui a popularisé l’electropop sera la seule musique du spectacle néanmoins agrémentée de plusieurs variations. C’est à son rythme qu’elles apparaissent, troupe de majorettes empruntant les deux escaliers parallèles qui traversent les gradins éphémères où sont installés les spectateurs, pour gagner la cour du Théâtre de l’Agora transformée en scène à ciel ouvert à l’occasion de la quarante-troisième édition de Montpellier Danse. La première d’entre elles tient entre ses mains le poste portatif d’où émane le son. Elles sont douze, jeunes, moins jeunes, âgées de 39 à 74 ans, à porter l’uniforme, body bleu et veste blanche dont les épaulettes rappellent l’aspect militaire d’un costume de parade, un habit de représentation. La chorégraphie est parfois approximative, les corps ne sont plus aussi souples, aussi rapides, les gestes aussi précis, et alors ? Le large sourire qui se lit sur les lèvres de chacune d’entre elles anime leur visage trahissant l’envie et la joie d’être ici, encore, ensemble, toujours. Elles sont resplendissantes et l’énergie qui se dégage du groupe à ce moment infuse jusqu’aux spectateurs, à la fois heureux et surpris de renouer avec un défilé populaire dont ils croyaient l’époque révolue. Ce sont les majorettes de notre enfance, celles des fêtes foraines, des stades de foot, des défilés du 14 juillet, des parades et des feux d’artifices. Des madeleines qui submergent soudain. À tour de rôle, elles vont prendre la direction du collectif, être cheffe. Chacune va imprimer la mesure, donner le tempo, compter, impulser, d’avant en arrière, en ligne, sur place, de face, en musique puis en silence comme lors des répétitions : être synchro est une question mathématique. Le défilé parfait demande certes de l’enthousiasme mais surtout du sang froid, une bonne dose de pragmatisme et des milliers d’heures d’entrainement pour qui veut atteindre et distiller le rêve à grand coup de baquette sur la place publique.
Reprise de Bâton
En rythme telle une armée lorsque reprend la musique version bandas jazzy, les majorettes font enfin parler leur bâton. Et même si certaines ne maitrisent pas toujours sa trajectoire comme elles avaient l’habitude de le faire à seize ans, elles disposent encore de suffisamment de virtuosité pour le faire tournoyer à une vitesse qui impressionne. « On y va ! » lance de vive voix Josy lorsqu’elle est à son tour capitaine. Elle se souvient avoir été à la tête de quarante-huit majorettes en 1964 lorsque sa mère, Suzette Jacques, l’institutrice à qui est dédié le spectacle, réunit à Montpellier le temps d’une manifestation l’une des premières troupes de majorettes en France, scellant la naissance des Major’s Girls. Josy a quinze ans et commence une carrière de volleyeuse professionnelle internationale[2]. L’entrainement se fait le jeudi après-midi dans la cour d’une école.
Sur la scène que constitue la cour du Théâtre de l’Agora ce soir, une à une face au public, elles vont prendre la parole pour conter leur arrivée dans le groupe, dire ce qu’être majorette représente, comment cela a transformé leur vie. Elles sont parfois liées par le sang : mères et filles, sœurs, jumelles, racontent le premier voyage hors de Montpellier, la peur de quitter le foyer pour la première fois et le sentiment d’émancipation qu’il fait naitre en elles. Certaines balancent – les filles fument et chantent de chansons paillardes dans le bus. Les majorettes sont des femmes comme les autres. Laure, la fille de Josy, fait le récit de ses premiers pas dans la troupe à tout juste deux ans et demi. Une autre se souvient de son premier défilé en 1992, lors du passage de la flamme olympique place de la Comédie alors qu’elle reliait Athènes à Albertville. Une autre encore n’oubliera jamais le déplacement en car dans une ville de Galice en Espagne. Le nouveau chauffeur ressemblait au chanteur Christophe, cela fait quarante-sept ans qu’ils sont mariés. Un défilé glacial à Narbonne, la fierté d’une première parade à Paris, et pour toutes l’angoisse du bâton, la peur de la faire tomber. Les voix continuent de raconter des anecdotes alors même que plus personne ne parle, comme si les souvenirs traversaient leur mémoire, se rappelaient à elles : le voyage américain en 1994 où, à bord d’un bus jaune typique des bus scolaires tels qu’on les voit dans les films, elles se dirigeaient vers le stade dans lequel quarante mille personnes attendaient leur prestation, impressionnant et excitant. Et puis le voyage en Israël en 1987, sur le lac de Tibériade.
L’entrainement reprend : « Règle n°1 : On s’amuse » hurle Josy. C’est bien cela qui fédère le groupe, au-delà du sport prétexte, se retrouver ensemble, faire corps pour traverser les joies et les peines qui façonnent la vie, qui forgent l’âme. Les Major’s Girls forment une famille, de celle qu’on se choisit : toutes ou presque ont assisté aux mariages, aux naissances, ont répondu présentes lors des départs, qu’il s’agisse d’un décès ou d’un divorce subi ou choisi, ainsi va la vie. Ensembles, elles s’amusent, se soutiennent. Aux rires se mélangent les larmes. Ces filles-là sont incroyablement vivantes.
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Finir en beauté
Si certaines veulent mourir sur scène, les Major’s Girls souhaitent, elles, finir en beauté en s’arrêtant ensemble. Un dernier défilé, un ultime lancer de bâton que leur offre le chorégraphe Michaël Phelippeau qui, fidèle à sa démarche artistique, propose un nouveau portrait chorégraphique de groupe, le portrait choral d’un collectif féminin dépourvu de hiérarchie, où la mesure se prend à tour de rôle, la cheffe éphémère jouant le rôle du métronome. Lorsqu’en 2003, Phelippeau inaugure ses « bi-portraits », il prend soudain conscience que « c’est lorsque l’on parle de ce qui nous est le plus propre, le plus intime et le plus personnel, que l’on parle de ce qui nous dépasse[3] » qu’apparait l’émotion du public, un sentiment d’une sincérité désarmante face à celles qui sont elles-mêmes sur scène. Cela faisait quinze ans que le chorégraphe cherchait à travailler avec des majorettes, rencontrant plusieurs petits clubs dans le nord et l’est de la France dans lesquels performaient majoritairement des adolescentes ou des jeunes femmes. Il y a deux ans, il entend parler des Major’s Girls de Montpellier dont la moyenne d’âge est de soixante ans. Celles qui faisaient les beaux jours des défilés populaires des années soixante à quatre-vingt n’ont pas disparu, bien au contraire. Avec elles, il interroge aussi une certaine représentation de la féminité qui s’incarne dans une codification accentuée propre à la pratique. Comme les « footballeuses » du précédent spectacle du chorégraphe, comme les supporters du FC Lens du « Stadium » de Mohamed El Kahtib, les majorettes dépassent le simple cadre d’un défilé en uniforme ou d’une représentation théâtrale pour incarner ce que vivre ici et maintenant veut dire, parce qu’elles ne trichent pas, ne jouent pas, parce qu’elles sont elles-mêmes. Sous la baguette des majorettes se raconte par fragments une aventure humaine, une histoire de femmes. Le public ne s’y est pas trompé, réservant à ces femmes extraordinaires jouant à domicile l’ovation qu’elles méritent, les remerciant sans doute aussi pour l’inspiration qu’elles suscitent. Ce soir, à Montpellier Danse, la création du nouveau spectacle de Mickaël Phelippeau marque le coup d’envoi de la dernière tournée des Major’s Girls dont on espère qu'elle s'achèvera le plus tard possible.
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[1] Paroles extraites de la chanson Fade to Grey (1980) du groupe Visage, traduction de l’auteur.
[2] Gil Lorfèvre, « Majorettes : Depuis plus de 40 ans, Josy manie le bâton... avec succès », Midi Libre, 12 décembre 2009.
[3] Entretien avec Michaël Phelippeau, propos recueillis par Nathalie Becquet, 22 mai 2023.
MAJORETTES - Pièce chorégraphique de Mickaël Phelippeau. Interprétation les Major’s Girls : Laure Agret, Josy Aichardi, Jacky Amer, Isabelle Bartei, Anna Boccadifuoco, Dominique Girard, Myriam Jourdan, Martine Lutran, Gianna Mandallena, Chantal Mouton, Marjorie Rouquet et Myriam Scotto D'apollonia. Regard dramaturgique Anne Kersting. Collaboration artistique Marie-Laure Caradec. Lumière Abigail Fowler. Son Vanessa Court. Conception costumes Karelle Durand Réalisation costumes Aline Perros. Régie générale Jérôme Masson. Production, diffusion, administration Fabrik Cassiopée – Manon. Crochemore, Mathilde Lalanne et Marie-Laure Menger. « Fade to grey » reprise version Deep Slow Dream. Adaptation, arrangements et chant Barbara Carlotti Enregistrement & Mix Bénédicte Schmitt - Studio Labomatic. « Fade to grey » reprise version fanfare. Arrangements Jean-Baptiste Bridon. Avec Batterie: David Coezy, Sousaphone: Didier Havet, Saxophone ténor: Marc Mangin, Saxophone alto: Martial Delangre, Trombone : Thibault Mortegoute, Trombone: Lucas Spiler, Trompette: Pierre- Marie Humeau, Trompette: Jean-Baptiste Bridon. Enregistrement & Mix Robin Leduc au Studio Spectral. « Fade to grey » reprise version pop et zumba Adaptation et mixage Armand Rogier. Spectacle créé les 28 et 29 juin 2023 au Théâtre de l'Agora dans le cadre de la 43ème édition de Montpellier Danse.
Du 28 au 29 juin 2023,
Agora, Cité internationale de la danse
18, rue Sainte-Ursule
34 000 Montpellier