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Pionnière d’une photographie documentaire à la fois brut et empreinte d’une empathie bouleversante, Rosalind Fox Solomon a su, pendant plus d’un demi-siècle, capter les âmes en marge, les silences des opprimés et les blessures invisibles des sociétés traversées par les violences de l’histoire. Son décès, annoncé par la MUUS Collection, marque la fin d’une époque pour la photographie humaniste, mais son legs continue de résonner tel un écho persistant des luttes et des espoirs qu’elle a documentés. Rosalind Fox Solomon est née le 2 avril 1930 à Highland Park, dans l’Illinois, une banlieue aisée de Chicago. Son père, prospère dans le commerce de gros de tabac et de confiseries, et sa mère, qui espérait que Rosalind devienne une « femme charmante », ont marqué son environnement familial. Cependant, son enfance n’a pas été particulièrement heureuse. Son père est infidèle et sa mère tente plusieurs fois de se suicider, des éléments qui ont influencé son sentiment d’isolement. Après le lycée à Highland Park en 1947, elle étudie au Goucher College à Baltimore, obtenant un diplôme en sciences politiques en 1951. Elle occupe ensuite quelques emplois avant de s’engager comme volontaire pour l’Experiment in International Living, une organisation d’échanges culturels. En 1953, elle épouse Joel Warren Solomon, un promoteur immobilier influent, et s’installe à Chattanooga, Tennessee, où elle devient mère de deux enfants. C’est à trente-huit ans, en 1967, lors d’un voyage au Japon pour l’Experiment in International Living, qu’elle découvre la photographie par hasard, marquant le début de sa carrière artistique.

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Formée sous l’égide de Lisette Model, figure tutélaire de la photographie new-yorkaise et mentor de Diane Arbus, Solomon affine un style qui refuse le sensationnalisme au profit d’une vérité crue, presque clinique, mais toujours empreinte de compassion. Lisette Model, en découvrant ses premiers travaux, l’encourage à « aller vers l’image la plus forte, sans craindre qu’elle soit dérangeante ». Ce conseil devient le fil conducteur de sa carrière. Dès les années soixante-dix, Solomon se distingue par ses portraits réalisés au marché aux puces de Scottsboro, en Alabama, où elle capte, entre 1972 et 1976, l’essence d’une Amérique rurale, marquée par la ségrégation et les tensions raciales. Ses images, exposées par la MUUS Collection à Paris Photo 2022, révèlent un regard déjà mature : des cadrages serrés, des angles audacieux, une attention aux détails – un drapeau confédéré, un fusil brandi avec fierté – qui disent, sans juger, les fractures d’une société.

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L’œuvre de Rosalind Fox Solomon, loin de se limiter à l’Amérique, s’étend à une géographie de la douleur et de la résistance. De l’Afrique du Sud de l’apartheid à l’Irlande du Nord, en passant par le Cambodge post-génocide ou la Palestine des années 2010, elle voyage avec une curiosité insatiable, armée de son Hasselblad, pour documenter ceux que l’histoire relègue dans l’ombre. Ses photographies, souvent en noir et blanc, ne cherchent pas à sublimer mais à révéler, qu’il s’agisse d’une femme de ménage noire agenouillée derrière une famille afrikaner souriante à Johannesburg en 1988, d’adolescentes cambodgiennes amputées par des mines antipersonnel ou d’un survivant d’Hiroshima à Los Angeles, quarante-et-un ans après la bombe. Ces images, réunies dans l’ouvrage « The Forgotten[1] », sont des mémoriaux visuels, des témoignages d’une humanité confrontée à l’horreur, mais jamais réduite à sa souffrance. Solomon ne photographie pas pour dénoncer, mais pour faire émerger l’invisible, donner corps à ce qui est tu, et rendre à l’autre sa dignité par le regard.

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Son style, marqué par une frontalité sans concession et une proximité émotionnelle, s’inscrit dans la lignée de la street photography américaine des années soixante-dix, tout en s’en démarquant par une approche moins caustique que celle de ses contemporains tels Garry Winogrand ou Lee Friedlander. Là où certains cherchent la satire ou l’ironie, Rosalind Fox Solomon préfère l’introspection et l’empathie. Ses portraits, souvent comparés à des nouvelles littéraires, capturent des récits implicites, dans lesquels les regards de ses sujets – parfois défiants, parfois résignés – racontent des histoires de survie et de résilience. « Je me demande toujours à quoi pensent les gens, ce qu’ils ressentent » disait-elle. Cette quête d’intériorité se retrouve dans ses autoportraits, réunis dans le bouleversant « A Woman I Once Knew[2] », dans lequel elle explore, avec une rigueur presque austère, l’évolution de son propre corps vieillissant, confrontant l’auto-aliénation et la mortalité avec une honnêteté désarmante.

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Rosalind Fox Solomon n’a jamais cherché la gloire commerciale, fidèle au conseil de Lisette Model : « Ne tombez jamais dans le côté commercial ». Ses photographies, acquises par des institutions comme le Museum of Modern Art (MoMA) de New York ou la Bibliothèque du Congrès à Washington, ont trouvé leur place dans les musées et les galeries, de New York à Paris. En 1979, une bourse Guggenheim lui permet d’élargir son champ d’action à l’international, et en 1986, l’exposition « Ritual[3] » au MoMA consacre sa stature. Pourtant, c’est dans sa discrétion, son refus du spectaculaire, que réside sa force. Son langage photographique est un équilibre entre rigueur formelle et sensibilité humaniste.

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À l’heure où les images saturent notre quotidien, l’œuvre de Rosalind Fox Solomon nous rappelle la puissance d’un regard qui ralentit, qui s’attarde, qui refuse l’oubli. Elle fut, à sa manière, une passeuse de mémoire, une poétesse de l’objectif, dont chaque cliché est un acte de résistance contre l’effacement des oubliés. Son décès, à l’âge où elle se disait prête à « devenir poussière », ne met pas fin à son dialogue avec le monde. Ses photographies continuent de nous regarder, de nous questionner, de nous obliger à voir l’autre – et peut-être nous-mêmes – avec une clarté nouvelle.

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[1] Rosalind Fox Solomon : The Forgotten, Londres, MACK Books, 2021, 160 p.
[2] Rosalind Fox Solomon : A Woman I Once Knew, Londres, MACK Books, 2024, 264 p.
[3] Rosalind Fox Solomon : Ritual, Museum of Modern Art, New York, du 3 juillet au 30 septembre 1986.

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