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Pour sa première mise en scène au théâtre, l'artiste cubaine Tania Bruguera s'empare de "Fin de partie" de Samuel Beckett en proposant une vision extrêmement sombre dans laquelle l'humanité semble condamnée sans espoir de rédemption. Œuvre d'art totale, en même temps installation plastique et scène de théâtre, le gigantesque échafaudage de trois étages qui accueille les spectateurs sommés de rester debout, la tête immergée dans un trou aménagé dans le tissu géant qui recouvre telle une peau l'intérieur de la structure, garantit un inconfort qui fait résonner les mots du dramaturge irlandais non plus comme une farce tragique et absurde mais comme la condamnation d’un monde dont rien ne semble pouvoir être sauvé.
La circularité comme présent perpétuel
Au cœur de ce dispositif intelligent, le spectateur, placé en hauteur de cette armature sphérique qui enchâsse la scène, à la fois arène de combat et puits sans fond, domine les débats et se retrouve malgré lui en position de juge (regarder de haut) et de voyeur (regarder à travers le tissu). Condamné à l'inconfort de sa position debout, il découvre alors les prémices d'une humanité en voie de disparition en suivant la (dernière ?) journée des quatre protagonistes de l’œuvre. Au fond de cet espace circulaire, semblant renvoyer autant à un abri qu'à une prison, un jeune homme boiteux, Clov, s'active autour d'un homme aveugle, Hamm dont la paraplégie l'a cloué dans un fauteuil roulant. Il a le visage recouvert par un linge ensanglanté. Sa position centrale lui donne la place du maître de maison. Très vite, on comprend que ses contacts humains se limitent à ce jeune homme, son serviteur. On découvre, avec l'ouverture soudaine de deux boites disposées à même la paroi de la scène-échafaudage et qui leur sert visiblement d'habitat, la présence des parents de Hamm, Nagg et Nell.
En choisissant de faire incarner ces personnages par des enfants, Bruguera propose ici une double perception de la perte d'autonomie, le handicap physique (la petite taille liée à l'amputation – ils ont chacun perdu leurs deux jambes dans un accident de voiture) et le vieillissement. Dépendant d'autrui pour leur survie, les larges panières fermées - poubelles stylisées si l’on s’en tient au texte original - qui leur servent de couches ne présentent qu'une seule commodité, une litière de sable, qui les rapproche un peu plus de la condition animale. Emmurés dans ce lieu à la fois protecteur et oppresseur, situé dans un monde ravagé et apocalyptique selon les dires des personnages, les dominants (la famille) semblent n'avoir d'autre choix que d'accorder entièrement leur confiance au dominé (le serviteur) dont leur survie dépend désormais. C'est parce qu'il est le moins handicapé des quatre personnages, le seul à pouvoir se déplacer sans trop de difficultés, que Clov inverse la domination de classe. Pourtant, s’il fait part à plusieurs reprises de son souhait de fuir cette maison-cage, il ne passe pas à l’acte. Car s'il reste le seul valide, rendant sa fuite possible en théorie, il a néanmoins grandi dans cette maison où servait déjà son père. La peur d'affronter un monde extérieur (ou ce qu'il en reste) qu'il ne connaît pas et dont il ne maitrise nullement les codes sont autant de barrières invisibles qui l'enferment dans une relation d’interdépendance où le confort (relatif) et la sécurité que lui offre son maitre le condamnent à rester dans sa classe sociale.
Cette journée, à la fois extraordinaire et semblable aux précédentes comme le suggère les nombreuses répétitions qui scandent le texte renvoie à une inévitable boucle temporelle (tout se répète) elle-même accentuée par la boucle spatiale formée par le décor circulaire en huis clos de l’échafaudage. Bruguera utilise ici cette double incertitude spatiale et temporaire - traduisant le rejet des conventions théâtrales classiques chez Beckett - pour accroitre l'instabilité des spectateurs.
La lente agonie d'une société à la dérive
La pièce que Samuel Beckett a créée en 1957, d'abord en français avant de la traduire en anglais, parodie les codes du théâtre classique. Rien ne se passe vraiment, les personnages eux-mêmes expriment leur ennui aux spectateurs. Le titre annonce déjà le dénouement de la pièce. Sous la direction de Tania Bruguera, elle évoque le crépuscule d’une société en voie d’autodestruction.
Prenant parfois des accents houellbecquiens, cette tragicomédie politique et pathétique semble illustrer notre monde vacillant au rythme de ses nombreuses mutations sociales. Le dispositif spatial accentue cette sensation en indisposant le public tant dans sa stature physique (debout) que sa position mentale (surplombant la scène et les comédiens presque à leur insu).
Il faut dire que l'art de Tania Bruguera est éminemment politique. Privilégiant la performance et l'art vidéo, formes qui lui permettent d'allier art et engagement social, l'artiste opte délibérément pour une mise en situation radicale comme lors de la lecture-performance "self-sabotage", issue de la série "Culture as a strategy to survive", qu'elle tenait au Jeu de Paume en 2009, où durant les trois pauses qui rythment cette lecture, elle se saisissait d'un 38 millimètres et, le pointant sur sa tempe, jouait à la roulette russe devant les spectateurs médusés.
Résolument contemporaine, la lecture que Tania Bruguera propose de la pièce est bien à rechercher dans son incommodité physique. C'est dans l'instabilité et la gène du spectateur que s'incarnent la noirceur et le désespoir qu'avait imaginé son auteur. En plaçant le public dans une position inconfortable, voire douloureuse, la metteuse en scène propose une autre façon de réceptionner un texte puisque c'est dans leur chair que les spectateurs éprouvent désormais le malaise qu'elle porte. Certains regretterons que cette scénographie vertigineuse écrase quelque peu le texte de Samuel Beckett, que la version qu'en propose Tania Bruguera ne soit ni assez cynique, ni assez grinçante, que le jeu trop lisse des comédiens n'en propose pas une lecture suffisamment radicale. Cette radicalité existe pourtant. Si elle ne passe pas par le texte, elle s'incarne dans une conception spatiale qui place littéralement un monde non pas au bord du gouffre mais au fond du trou. Le départ si longtemps différé du jeune serviteur à la fin de la pièce condamne les deux autres protagonistes (Nell est décédée entretemps) à une mort certaine. Comme pour conjurer une issue pourtant fatale, le maître de maison égrène alors en épilogue la litanie du jeu autrefois apprécié. Fin de partie.