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En 2100, alors qu’une épidémie de peste ravage la terre, Christophe, sa femme Sarah, son frère Bertrand et sa belle-sœur Michèle font le choix de s’enfermer dans un abri souterrain en attendant la fin du monde qui, les jours passant, ne vient pas. Le huis clos qui s’installe alors, sans échappatoire possible, pousse rapidement les protagonistes à bout, dévoilant petit à petit leur véritable nature, pétrie de bêtise et de fureur. Leur attente durera quinze ans, le temps de la lente agonie de leur humanité, le temps de s’entretuer. Ainsi, Michèle en Médée furieuse, tenant un faux nouveau-né dans ses bras, annonce-t-elle la mort de ses trois fils à Bertrand. Cependant, l’humanité survivra à l’épidémie. La fin du monde n’est pas pour demain. Car le récit tragique de ces quatre personnages appartient en fait déjà au passé. Nous sommes en 2200. Les artistes sont désormais des chercheurs spécialistes de l’intelligence artificielle, aidant les humains à appréhender leur propre histoire. Le théâtre poursuit son étude de l’humain désormais en lien étroit avec la science. L’un de ces acteurs-chercheurs propose une reconstitution sensible du drame qui s’est déroulé au temps de la peste, une centaine d’années auparavant, utilisant une intelligence artificielle bio-numérique capable d’extraire des fragments de rêves des quatre corps retrouvés sans vie dans leur abri souterrain et ainsi conté par bribes le récit des quinze dernières années de leurs vies.

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« Sois Calme. La sérénité adoucit la misère »
Pour imaginer l’humanité de 2200, Vincent Menjou-Cortès assemble des fragments de textes de Sénèque, ne retenant que les parties des tragédies jugées les plus pertinentes à mettre en jeu. La somme ainsi obtenue est complétée par une écriture au plateau avec l’équipe du collectif Salut Martine. Texte, musique et vidéo sont en totale interaction, participant non seulement à la compréhension de la pièce mais la faisant aussi ressentir, éprouver. Dramaturge, philosophe de l’école stoïcienne, homme d’état romain, Sénèque compose une œuvre qui s’impose comme le paradigme du théâtre tragique latin. Neuf de ses pièces sont parvenues jusqu’à nous. Certaines, notamment « Médée », « Œdipe » ou encore « Phèdre », vont nourrir le théâtre classique français du XVIIème siècle. Dans ses tragédies s’exprime une violence extrême qui trouve son origine dans la bêtise humaine, plus disposée à glisser vers l’inhumanité.
Une large boite blanche anonyme et immaculée, un canapé, deux fauteuils. Tels sont les éléments qui composent la scénographie de la pièce. La boite matérialise l’abri dans lequel se sont réfugiés les quatre personnages afin de fuir la peste de 2100. Les adeptes de la collapsologie[1] se protègent en construisant des espaces paradoxalement enfouis sous la terre. Le système de machinerie qui vient fermer et ouvrir le quatrième mur permet, en plus de séquencer la représentation, d’en isoler chaque tableau. Fermé, il sert de surface de projection pour des vidéos qui évoquent des espaces naturels si parfaits cependant qu’ils rappellent les fonds d’écran de nos ordinateurs.
« Il n’y a rien après la mort »
Aucune émotion, aucune variation d’intensité, les différentes situations qui ponctuent la pièce sont abordées d’égale façon par les comédiens, ce qui accentue un peu plus leur côté androïde. Pas de larme, pas de cri, seulement des mots proférés avec acrimonie, des phrases qui se confondent avec des sentences, prononcées lentement, distinctement, exprimant avec cette pointe de perversité spécifique aux humains, toute la haine que l’on nourrit envers l’autre, désormais l’ennemi. Tout ici passe par les voix. Amplifiées par l’utilisation de micros HF, modifiées par un effet de pitch qui leur donne un timbre stéréotypé, compressées, elles se confondent avec celles désincarnées de robots. Les micros accompagnent les comédiens en les sonorisant, variant les effets selon les actions. L’inversion opérée par celles de Bertrand et Michèle, lui dans les aigus, elle dans les graves, accentue un peu plus le côté grotesque que les costumes bariolés, les lunettes fumées et les tailles gainées imposent d’emblée. La mode, c’est connu, fonctionne par cycles. Apparemment, en 2100, les années quatre-vingt reviennent en force. Affublée de sa voix grave, de collants roses, de chaussures à talons rouges, d’un maquillage outrancier et d’un diadème qui vient la couronner, Michèle a des faux airs de drag-queen.

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L’utilisation de LEDs et de tubes fluorescents permet d’obtenir une lumière froide et brillante, presque aveuglante, très peu vibrante et totalement artificielle, qui rend bien compte de l’enfermement dans l’abri souterrain. Ces éclairages « ne font pas qu’abandonner toute référence au soleil, au feu, et à la chaleur, ils annulent jusqu’à l’idée même d’un horizon ou d’une combustion possible[2] ». La musique est électronique. Le compositeur AIR LQD s’est inspiré du travail de Mica Levi sur la bande originale du film britannique « Under the skin » de Jonathan Glazer, réalisant des prises de son brut, de sons quotidiens, ordinaires, qu’il transforme en direct au plateau pour les intégrer aux thèmes musicaux, créant ainsi chez le spectateur la sensation étrange de déjà-vu ou plutôt de déjà-entendu à l’écoute de sonorités à la fois machinales et inquiétantes.
« L’injustice des rêves » combine passé antique et futur anticipé pour mieux parler au présent. La pièce interroge la condition humaine en exposant la noirceur des êtres à une époque où ils renouent avec la barbarie. La promesse d’une préhistoire à venir place le monde au bord du précipice. La peste rode, l’apocalypse semble imminente. Pour renaitre, l’orgueilleuse humanité, à la merci de ses pulsions et de son fanatisme, doit s’approcher au plus près de sa disparition. Dans ce futur dystopique, près de deux siècles après notre présent, l’humanité est à terre mais le monde n’a pas encore disparu et les artistes s’échinent toujours à tenter de comprendre sa puissance tragique.
[1] La collapsologie est définie par Servigne et Stevens comme « l’exercice transdisciplinaire de l’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition et sur des travaux scientifiques reconnus », Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l'usage des générations présentes, Seuil, collection Anthropocène, 2015, 304 pp.
[2] Cité dans « Lumières », dossier artistique L’injustice des rêves, février 2021.

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L'INJUSTICE DES REVES - une création de Salut Martine sous la direction de Vincent Menjou-Cortès, avec : Grégoire Baujat, Morgane Fourcault, Amélie Porteu de la Morandière, Geoffroy Rondeau, dramaturgie : Juliette de Beauchamp, scénographie : Fanny Laplane, création lumière et régie générale : Hugo Hamman, création vidéo : Lisa Menjou-Cortès, régie son : Jules Lotscher, régie plateau : Maïalen Arestegui, régie vidéo : Paul Maillot, administration et production : Adeline Bodin.
Théâtre Louis Aragon, 6 et 7 décembre 2021 (dans le cadre de la 13ème édition du festival Impatience)
24, boulevard de l'Hotel de ville 93 290 Tremblay-en-France