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Billet de blog 29 décembre 2025

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Josèfa Ntjam, le cri et la comète

À Villeurbanne, l’Institut d’art contemporain déploie la plus ambitieuse monographie institutionnelle de l’artiste Josèfa Ntjam et l’une des meilleures expositions de l’année. « Intrications » transforme les 1200 m² du lieu en un biotope spéculatif dans lequel les intrications quantiques deviennent métaphores d’une histoire diasporique en perpétuelle reconfiguration. Magistral.

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« J’ai ingurgité la matière noire, avalé, l’antimatière, du système d’à côté, balancé les étoiles dans l’océan éclairé par une lune totalement pixélisée. Je suis, une multitude de nuances de noir – antimatière – celle qu’il a fallu prouver, par hypothèse d’un univers qui de toute manière sera toujours en expansion. Alors je m’étends, me détends, me prélasse, en ridant sur Saturne comme territoire accompli de mes ancêtres à projeter.

Je suis une multitude de nuances de noir, je suis une multitude de nuances de noir. Je suis une multitude de nuances de noir.

J’aimerais ne pas avoir besoin de la lumière pour prouver mon existence, mon absence, diffractée, antimatière hypothétique, antithèse, anti, tout, je ne me présente plus, je m’en fous.

Car je suis une multitude de nuances de noir[1] ».

Illustration 1
Joséfa Ntjam, Marthe Matter Gone Wild, Vidéo HD, durée : 3'30'' En collaboration avec Sean Hart et Nicolas Pirus Son : Hugo Mir-Valette Co-production Aquatic Invasion Production, Fonds [SCAN], Fondation Pernod – Ricard Courtesy de l’artiste. © ADAGP

L’Institut d’art contemporain (IAC) de Villeurbanne a eu la bonne idée de confier la totalité de ses salles d’exposition à Josèfa Ntjam (née en 1992 à Metz, vit et travaille à Saint-Etienne) qui déploie, avec « Intrications », une proposition transcendant les frontières du visible et de l’invisible, du matériel et de l’immatériel. Elle en déborde même puisqu’elle va jusqu’à s’infiltrer dans les vitrines de la station de métro lyonnaise de Gare Part-Dieu pour mieux transformer l’espace public en un territoire poreux de fiction et de résistance. Inspirée par la physique des particules, où deux éléments distants de plusieurs milliers ou millions de kilomètres vibrent à l’unisson[2], l’artiste tisse des liens entre peau et métal, révolte et plante, cri et comète. Ici, la fiction est une stratégie de résistance, un murmure qui se tord pour révéler les plis invisibles de la réalité. Dans cette dérive sensorielle, politique et mythologique, les formes se reconfigurent au rythme lent d’une mémoire fracturée, invoquant les cosmogonies dogon, fang et bassa pour réinventer un monde hybride, afro-futuriste et décolonial. À trente-deux ans, Josèfa Ntjam est la plus jeune artiste à investir les espaces de l’IAC. Jusque-là, son travail a été montré projet après projet. Elle en propose la somme ou presque ici, offrant pour la première fois au visiteur la possibilité d’une traversée dans son univers singulier, en l’embrassant dans son intégralité.

Illustration 2
Joséfa Ntjam, Sanctuaire des pluies anciennes, Impressions sur plexiglas, impressions sur stadur, papier peint Dimensions variables Production Institut d’art contemporain Villeurbanne/ Rhône-Alpes | Courtesy de l’artiste et NıCOLETTı, Londres. © ADAGP

Un seuil gardé par les matriarches

D’emblée, le visiteur est plongé dans une forêt d’images, un seuil de matière dense et presque impénétrable, dans lequel les textures ondulent comme des vagues numériques. Intitulé le « sanctuaire des pluies anciennes » (2025), ce diorama spécialement conçu pour l’exposition, permet de faire entrer le visiteur dans sa pratique de collage. On pénètre dans le sanctuaire, que l’artiste imagine comme un refuge, là où des sculptures surdimensionnées de visages en noir et blanc, ceux de militantes oubliées comme Marthe Ekemeyong Moumié (1931-2009), Élisabeth Djouka (1944-2024) ou Mafory Bangoura (1910-1976), fixent le regard avec une intensité troublante, leurs traits entremêlés de stalagmites, de coquillages cauris, d’algues marines et de motifs floraux frangés. Loin du simple hommage, ces portraits, imprimés sur plexiglas, incarnent des gardiennes de récits, ancrées dans les luttes anticoloniales du Cameroun et de la Guinée, où la transmission, le soin et la révolte se fondent en une poétique de l’échappée. Persona, Marthe, Saturna, ces avatars ne sont pas de simples effigies. Elles incarnent des voix, des corps et des données issus d’un dédale d’identités marginalisées. Josèfa Ntjam, influencée par les imaginaires afro-diasporiques de Sun Ra[3], ce jazzman cosmique qui fusionnait musique et science-fiction, ou d’Octavia Butler[4] (1947-2006), avec ses narrations de transformation et d’identités marginales, élève ces figures en incarnations chamaniques, des entités queer et matriarcales qui défient les hiérarchies historiques.

Illustration 3
Joséfa Ntjam, Motion Sikness, 2025, Son, bâche imprimée, hammac, peinture Dimensions variables Production Institut d’art contemporain Villeurbanne/ Rhône-Alpes | Courtesy de l’artiste. © ADAGP Courtesy de l’artiste. © ADAGP

Au cœur de l’exposition, une installation sonore inédite, la première de l’artiste, conçue spécialement pour l’IAC, agit comme un centre de gravité sensible, un cœur battant qui absorbe et redistribue les vibrations. Dans « Motion Sickness » (2025), un paysage lunaire fictif s’étend sous un éclairage prune et cosmique. Des hamacs suspendus au-dessus de cratères invitent le corps du visiteur à s’allonger, tandis que des haut-parleurs diffusent les voix mythiques de Tupac, Whitney Houston, Richard Bona[5], ou Thérèse Fouda[6], entrelacées à des chants rituels et des sons aquatiques. Dans cette expérience immersive, le visiteur devient complice d’une écoute collective dans laquelle le « ressenti » infiltre les interstices des histoires occultées. En puisant dans les archives anticoloniales, l’artiste transforme ces voix en une chambre d’écho, rappelant les maquisards bassa qui se cachaient dans les grottes pendant la guerre d’indépendance camerounaise (1955-1971).

Illustration 4
Josèfa Ntjma, Ectocarpus 1 & 2,Ensemble de photomontages imprimés par sublimation sur aluminium 180 × 120 cm chaque #1 : Collection Véronique et Claude Bonnin, #2 : Collection TBA21 Thyssen-Bornemisza Art Contemporary | Courtesy de l’artiste et NıCOLETTı, Londres. © ADAGP

Fragments de mondes pour contre-histoire virtuelle

Les vidéos, quant à elles, forment des fragments de mondes, des portails vers des temporalités décentrées. Dans « Dislocations » (2022-2025), Persona, figure récurrente chez Josèfa Ntjam, voyage à travers un passé fragmenté, dérivant dans le cosmos avant d’atteindre une grotte sous-marine et interstellaire en même temps. Ce refuge, lié à la lutte d’indépendance camerounaise, devient un lieu de transformation où les souvenirs se ravivent. Le cosmos, en toile de fond, élargit l’imaginaire afro-diasporique et permet de repenser le présent. Les vidéos « Myceaqua Vitae » et « Matter Gone Wild » prolongent cette exploration, avec des entités hybrides comme le Mixotrophe, plancton moitié animal, moitié végétal, ou Saturna, l’antimatière. Elles se métamorphosent en eau, sédiment ou roche, symbolisant la régénération discrète des forces biologiques et structurelles. Josèfa Ntjam intègre des outils numériques, tels des moteurs de jeux vidéo ou l’intelligence artificielle (IA), à des matériaux organiques comme le carton, la bio-résine, le sable et le métal, créant des dioramas flottants qui évoquent un biotope spéculatif. Dans « Swell of Spæc(i)es » (2024), un plancton traverse le cosmos pour ensemencer les planètes, illustrant une histoire cyclique sans début ni fin, où le ciel, la terre et les mers se lient en un continuum mythologique.

Illustration 5
Josèfa Ntjam, Dislocations, 2022, Vidéo HD, durée : 18' En collaboration avec Sean Hart et Nicolas Pirus Son : Aho Ssan Co-production Aquatic Invasion Production, Palais de Tokyo, Paris, Cincinnati Contemporary Arts Center, Cincinnati et CNC Courtesy de l’artiste. © ADAGP
Illustration 6
Joséfa Ntjam, Incubateurs de révolte 2023-2025, Structure métallique, PVC 230 × 180 cm Courtesy de l’artiste et NıCOLETTı, Londres. © ADAGP
Illustration 7
Joséfa Ntjam, Swell of Spæc(i)es, Vidéo HD, sculptures sonores en résine biosourcée durée : 23’18’’ Dimensions variables En collaboration avec Sean Hart et Nicolas Pirus Son : Fatima Al Qadiri Co-production LAS Foundation et Aquatic Invasion Production Courtesy de l’artiste. © ADAGP

D’un point de vue philosophique, « Intrications » interroge la notion de synchronicité quantique comme métaphore des diasporas et des mémoires collectives. Des particules, ou des récits, distantes mais corrélées, dans lesquelles le réel et la fiction, l’ancestral et le futuriste, se frottent pour produire de nouvelles images. Josèfa Ntjam, en s’appuyant sur l’écrivain et cinéaste anglo-ghanéen Kodwo Eshun[7] et sa vision de la fiction comme outil spéculatif pour les narrations diasporiques, déconstruit les violences coloniales françaises, révélant les angles morts de la réalité. Les « Incubateurs de révolte », cabines circulaires au look sci-fiéquipées de tapis roulants, exigent, de la part du visiteur, un mouvement physique pour activer les vidéos d’insurrections, symbolisant la révolution comme un effort perpétuel, une marche contre les cycles de domination. C’est une invitation à l’inconfort, au refus de la passivité, dans laquelle le public est interpellé directement : « Toi, là, qui me regarde, est-ce que tu trouves ça normal de tuer en toute impunité ? » s’insurge le personnage de Saturna dans « Matter Gone Wild ». Pourtant, dans cette abondance parfois sinueuse au risque de l’égarement, réside la force poétique de l’artiste. Une intensité qui lie les mémoires postcoloniales aux imaginaires organiques et artificiels, du politique au cryptique. « Intrications » va au-delà de la simple exposition pour donner vie à un univers en expansion, un rêve aux dents[8], aux racines et à la mer, dans lequel la nature devient mémoire vivante de l’histoire et de la résistance. « Intrications » est une œuvre totale, une œuvre hypnotique et dérangeante, indispensable et nécessaire. À l’IAC, Josèfa Ntjam nous rappelle que l’art, dans sa porosité, peut réparer les histoires officielles, en donnant naissance à de nouveaux univers libérés des oppressions.

Illustration 8
Josèfa Ntjam, Dislocations (still), 2022. Co-production Aquatic Invasion Production, Palais de Tokyo, Paris, Cincinnati Contemporary Arts Center, Cincinnati et CNC. Courtesy de l'artiste. © ADAGP

[1] Extrait du texte prononcé par Josèfa Ntjam, scandé comme du rap, dans le vidéo Matter Gone Wild (2023).

[2] En mécanique quantique, l’intrication quantique est un phénomène dans lequel deux particules (ou groupes de particules) forment un système lié et présentent des états quantiques dépendant l’un de l’autre quelle que soit la distance qui les sépare. Un tel état est dit « intriqué » ou « enchevêtré », parce qu’il existe des corrélations entre les propriétés physiques observées de ces particules distinctes. En effet, le théorème de Bell démontre que l’intrication donne lieu à des actions non locales. Ainsi, deux objets intriqués O1 et O2 ne sont pas indépendants même séparés par une grande distance, et il faut considérer {O1+O2} comme un système unique.

[3] Sun Ra, de son vrai nom Herman Poole Blount (Birmingham, Alabama, 1914-1993), compositeur, pianiste et leader de l’Arkestra, est largement considéré comme le père fondateur de l’afro-futurisme en musique. Dès les années cinquante, il invente une cosmologie personnelle extravagante. Il prétend venir de Saturne, rejette son nom « d’esclave » pour adopter celui du dieu solaire égyptien Ra, et mélange jazz avant-gardiste, mythologie égyptienne antique, science-fiction et spiritualité afro-centrique.

[4] Écrivaine de science-fiction féministe américaine, elle est une précurseuse de l’afro-futurisme et une figure inspiratrice des Afro-cyber-féminismes, cycle de rencontres artistiques lancé en 2018.

[5] chanteur et bassiste camerouno-américain.

[6] Fondatrice du musée ethnographique et d’histoire des peuples de la forêt, au Cameroun.

[7] Connu pour son livre More Brilliant than the Sun : Adventures in Sonic Fiction (1998), et son association avec le collectif artistique The Otolith Group.

[8] Dans les rêves, les dents représentent la vitalité, la force intérieure et la confiance en soi.

Illustration 9
Josèfa Ntjam, Mont Analogue, 2022. Vue d’exposition Paris+ by Art Basel, Paris, 2022. Photo © GRAYSC. Collection privée. Courtesy de l'artiste et NıCOLETTı, Londres. ©ADAGP

« JOSÈFA NTJAM. INTRICATIONS », Commissariat : Sarah Caillet, coordinatrice artistique et de recherche in situ, IAC, Villeurbanne.

Jusqu'au 11 janvier 2026.

Institut d'art contemporain
11, rue du Docteur Dolard
69 100 Villeurbanne

Illustration 10
Josèfa Ntjam, FIRE NEXT TIME, 2024. Courtesy de l'artiste et NıCOLETTı, Londres. © ADAGP

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