
Au commencement du « monde », le précédent spectacle du collectif Old Masters, l’aube est sur le point de sortir la terre de la nuit, l’humanité est au bord de naitre lorsqu’une fausse note replonge illico la planète dans l’obscurité après un simili crépuscule accéléré. Faux départ. La création du monde, dont la temporalité s’incarne déjà dans les subtils jeux de lumière et la composition musicale de Nicholas Stücklin, attendra bien un jour de plus, quand les dissonances s’effaceront enfin devant la recherche perpétuelle d’harmonie. Si cette dernière peut être atteinte, l’erreur est humaine. « Essayer encore. Rater encore. Rater mieux[1] » écrit Samuel Beckett dans un de ses derniers ouvrages. La citation renverse l’idée même de l’échec qu’il ne faut pas éviter mais plutôt apprendre à accepter comme un moyen d’apprentissage et de meilleure réussite. Au lieu d’être parfait, se contenter d’être humain.
Depuis bientôt sept ans maintenant, Marius Schaffter, Jérôme Stünzi et Sarah André, réunis en un collectif qu’ils décrivent eux-mêmes comme « d’âge moyen » – reflétant l’attrait pour l’ordinaire qui les caractérise –, proposent de déconstruire les rhétoriques scientifique et artistique par la convocation de la beauté dans l’anodin, l’insignifiant, l’ordinaire, réduisant drastiquement pour ce faire les moyens et les compétences d’y parvenir. S’inscrivant par leur pratique dans une certaine continuité des maitres anciens – le choix même de leur nom vient le confirmer –, dont les œuvres picturales et les interprétations qu’ils en font leur servent de source d’inspiration, ils envisagent la représentation théâtrale comme une œuvre plastique totale, créant des univers à l’esthétique intense, sidérante. Avec une incroyable audace, Old Masters invite à faire l’expérience de ce que pourrait être la liberté telle qu’elle se définit à l’instant T, dans sa réalité mouvante, toujours à la recherche d’elle-même.

« Aujourd’hui on va reculer »
Ballet classique construit autour de l’impressionnante composition musicale de Nicholas Stücklin utilisée ici comme une dramaturgie, « Bande originale » convoque la puissance de la musique pour célébrer le quotidien et l’anecdotique dans des tableaux minimalistes. « Nous avons tenté de rendre visible le récit qu’elle recèle, de la seule manière que nous connaissons : en la vivant, en devenant les protagonistes de cette tragédie à déchiffrer[2] » confie le trio. Il fallait oser ! La proposition, radicale, place au centre l’écoute d’une pièce sonore, agrémentée d’un texte qui s’affiche en surtitres, prononcé par trois personnages affublés de saisissants masques et costumes, tout à la fois ancêtres post-néolithiques et derniers survivants du monde après la catastrophe. Installés dans un décor de grotte, sorte de caverne originelle dans laquelle ils ont choisi de vivre reclus, ils occupent un rôle secondaire, une fonction décorative qui vient mettre en valeur la partition musicale. Le triumvirat, assis face au public, entremêle avec humour, violence et douceur, plusieurs discours qui, de la revendication politique au constat philosophique, aux récits biographiques et historiques, émanent de la lecture qu’ils font de la symphonie. On apprend, entre autres, que l’expression artistique est née avec l’humanité, qu’à l’époque préhistorique, les gens qui dessinaient mal se cachaient dans des cavernes pour s’entrainer sur les parois, ou que les étrusques sont trop cool. La lumière façonne la dramaturgie des notes, la sculpte véritablement jusqu’à provoquer l’apparition sensorielle de la beauté. « Dès les premières inspirations, ‘Bande originale’ s’est construit autour d’un regard introspectif et rétrospectif par rapport au collectif » confient-ils. La pièce prend donc aussi la forme d’un autoportrait. «Nous avons utilisé d’anciens matériaux d’Old Masters : un collage de musique de ‘Le Monde’ et de ‘L’impression’, le costume de Thomas dans ‘L’impression’, le modèle de surtitrage de ‘Fresque’[3] » indiquent-ils. « Le récit (…) revenait largement sur l’histoire de nos précédentes créations. Cela nous a obligé à, et permis de revenir collectivement sur les expériences passées du collectif. Nous raconter les uns aux autres l’histoire de Old Masters ». La pièce fonctionne comme une sorte de mise en abime du trio, un voyage intérieur, l’occasion d’un retour sur une expérience déjà écrite. « L’étincelle de départ est venue de l’écoute de la puissance des créations sonores et musicales de Nicholas Stücklin et du désir de leur donner une fois une place prépondérante et centrale ».

La symphonie est mise en scène comme une brève histoire du monde, entre ironie et désespoir. La puissance tragique de la musique suggère que les instants fondamentaux de nos vies ne sont pas ceux que nous croyons. Ils correspondent à une succession de moments apparemment anodins qui ne surviennent jamais où et quand nous les attendons, ici à l’arrêt d’autobus, là en train de vider le lave-vaisselle, non pas le jour du mariage, du premier job ou de la naissance d’un enfant. Manifeste métaphysique de la beauté dans sa banalité et sa magnificence, éloge de la lenteur, le spectacle entre en résistance dans sa déconstruction des formes. « On a la rage » affirment les trois ancêtres qui annoncent vouloir « gratter le système » et « casser l’ambiance ». Avec pour seules armes l’absurde, la bienveillance, l’ironie, la tristesse, une sincérité désarmante et une immense beauté, Old Masters s’approprie le « grand art » à partir des objets de l’art modeste pour mieux le subvertir et sublimer la banalité de l’existence, la fulgurance du quotidien. Avec l’éblouissement du dérisoire comme révélation, le collectif fait œuvre politique. Vivre est une splendeur.
[1] Samuel Beckett, Cap au pire, Paris, Éditions de Minuit, 1991.
[2] Cité dans, Sur les bords 5, dossier de presse, Théâtre de Gennevilliers, commissariat : T2G et Charlotte Imbault, du 14 au 16 janvier 2022 (première française de Bande originale le 14 janvier 2022)..
[3] Old Masters, « Et en coulisse », fiche de salle de Bande originale, Festival La Batie, Genève, du 15 au 18 septembre 2021, Le Grütli – Centre de production et de diffusion des Arts Vivants, Genève.
BANDE ORIGINALE - une pièce de Old Masters. Musique originale : Nicholas Stücklin. Texte, mise en scène, scénographie, costumes, interprétation : Sarah André, Marius Schaffter et Jérôme Stünzi. Création lumières : Joana Oliveira. Collaboration artistique : Anne Delahaye. Administration : Laure Chapel – Pâquis production. Diffusion : Tristan Barani. Co-production : Le Grütli, Genève et Arsenic – Centre d’art scénique contemporain, Lausanne. Orchestre de la bande originale. Composition, adaptation : Nicholas Stücklin. Violons : Rada Hadjikostova, Delphine Bouvier. Alto : Raya Raytcheva. Violoncelle : Mariafrancesca Passante. Contrebasse : George Beaver. Clarinette, clarinette basse : Marie Mercier. Flûte traversière : Susanne Peters. Trompette : Valentin François. Trombones : Alexandre Mastrangelo, Grégoire Devaux. Direction orchestre : Florent Lattuga. Transcription musicale : Rotem Sherman. Prise de son : Bruno Blancpatin
La bande originale de Bande originale est disponible à l’écoute, au téléchargement et en vinyle ici.
Théâtre de Gennevilliers, 14 janvier 2022 (Première française dans le cadre de Sur les bords 5)
41, avenue des Grésillons 92230 Gennevilliers