« Vivante‚ je m’étais exilé de vous. Morte‚ vous redessiniez mes frontières‚ comme un indiscernable océan. Je vous avais connue sainte‚ je vous retrouvais martyre. Alors‚ puisque vous ne me laissiez pas de répit‚ puisque je ne pouvais plus prendre le large pour fuir votre absence infinie‚ j’ai décidé́ de partir à votre recherche et de me rapprocher de vous ».

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La 35ème édition du festival Théâtre en Mai, initié par le Théâtre Dijon-Bourgogne que dirige Maëlle Poésy, accueillait les dernières représentations de la saison de « Face à la mère », texte autobiographique de Jean-René Lemoine mis en scène par Guy Cassiers, qui se dresse comme une cathédrale de mots, un sanctuaire où la mémoire d’un fils dialogue avec l’ombre d’une mère assassinée. Créée en 2006, cette œuvre d’une intensité rare revient sous la direction du metteur en scène belge, figure majeure du théâtre européen contemporain, dans une relecture qui transcende le simple récit personnel pour devenir une méditation universelle sur le deuil, l’exil et les silences filiaux. Jean-René Lemoine, acteur, dramaturge et fils endeuillé, porte lui-même ce monologue né de la mort brutale de sa mère, Annette Duncan Lemoine, tuée à Port-au-Prince en 2002. Avec Guy Cassiers, il transforme cette blessure intime en une fresque théâtrale où chaque détail – lumière, geste, mot – devient le fragment d’une mémoire brisée, recomposée par la grâce du théâtre.
La scénographie, d’une rigueur hypnotique, se compose d’un cadre de verre fracturé, suspendu comme un ciel blessé, descendant lentement vers le plateau tout au long du spectacle, métaphore saisissante d’un temps disloqué par la violence du deuil. Ce dispositif, conçu avec une précision quasi architecturale, reflète l’état d’esprit de Jean-René Lemoine : une mémoire éclatée, où les souvenirs d’une mère aimée mais distante se mêlent à la douleur d’une perte incompréhensible. Au centre de cet espace nu, Lemoine, silhouette fragile et souveraine, incarne à la fois le fils orphelin et le narrateur d’une tragédie intime. Sa voix, d’une gravité mélodieuse, porte le texte avec une intensité qui oscille entre la confidence chuchotée et l’incantation rituelle. Chaque mot semble arraché à un lieu profond, un espace où la douleur personnelle dialogue avec la mémoire collective d’un pays, Haïti, marqué par la violence et l’abandon.

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« Je n’ai plus d’horizon »
Le texte, d’une densité poétique exceptionnelle, est une plongée dans l’intime. Il y raconte sa mère, Annette, enseignante respectée, femme de conviction, dont la vie s’est éteinte dans un acte de violence inouïe à Port-au-Prince. Cette mort, jamais élucidée, devient le point de départ d’une quête introspective. Jean-René Lemoine, qui avait quitté Haïti pour la France, porte en lui le poids de l’exil, cet arrachement géographique et affectif qui a creusé de son vivant un fossé entre lui et sa mère. « Votre mort, qui longtemps me sembla unique, se dissout peu à peu dans la géographie de la douleur[1] », lance-t-il dans une adresse poignante, où se lit la culpabilité du fils absent, la tendresse d’un amour mal exprimé et l’impossibilité de clore un deuil dans un pays où la violence est une toile de fond. Ces mots, d’une beauté âpre, traduisent l’ambivalence d’une relation marquée par les non-dits, les silences imposés par la distance, et la difficulté de dire l’attachement avant qu’il ne soit trop tard. La phrase illustre aussi la manière dont Lemoine tente de situer la perte de sa mère dans un cadre plus large, celui de la violence collective d’Haïti. Elle traduit le paradoxe d’un deuil à la fois singulier et universel, où la douleur personnelle se mêle à celle d’un peuple.
Guy Cassiers, connu pour ses mises en scène dans lesquelles la technologie dialogue avec l’émotion, choisit ici une approche d’une sobriété bouleversante, qui met en lumière la vulnérabilité de Lemoine. Les lumières de Zélie Champeau, d’une délicatesse presque spirituelle, sculptent l’espace comme une peinture baroque, jouant de l’ombre et de la clarté pour refléter les méandres de la mémoire. Un halo doux enveloppe parfois le narrateur, comme pour souligner la tendresse d’un souvenir d’enfance – peut-être ces moments où Annette, dans leur maison haïtienne, partageait avec son fils des bribes de poésie ou des leçons de vie. À d’autres instants, l’obscurité envahit le plateau, évoquant la brutalité de l’assassinat, ce trou noir qui a englouti une mère et laissé un fils orphelin de réponses.
Les projections vidéo de Stéphane Rimasauskas, utilisées avec une économie magistrale, amplifient l’intimité du texte sans jamais l’écraser. Des phrases floues, à peine lisibles, apparaissent parfois, comme des souvenirs qui s’effacent sous le poids du temps. Une image abstraite d’eau trouble, ou peut-être de cendres, surgit en fond, métaphore du passé qui se dissout mais laisse des traces indélébiles. La musique de Jeroen Kenens, discrète comme une respiration, tisse un fil sonore qui soutient l’émotion sans la forcer, évoquant parfois les rythmes lointains d’Haïti, comme un écho des racines de Lemoine. Ces choix esthétiques, d’une précision d’orfèvre, transforment le plateau en un espace mental, un lieu où l’intime devient universel.

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« Prendre son souffle »
Ce qui rend cette proposition si bouleversante, c’est la manière dont Jean-René Lemoine, en tant qu’acteur, expose sa propre fragilité. Son jeu, tout en retenue, refuse l’effusion dramatique pour privilégier une vérité nue. On sent, dans chaque pause, chaque regard perdu dans le vide, le poids d’une vie marquée par l’exil et la perte. Il y a une scène particulièrement poignante où il évoque les lettres que sa mère lui envoyait en France, des missives remplies de détails du quotidien haïtien – les marchés grouillants, les rires des enfants, la chaleur pesante. Ces lettres, qu’il confesse avoir parfois laissées sans réponse, deviennent dans le texte un symbole des occasions manquées, des mots d’amour tus par pudeur ou par distance. Lemoine, en les récitant, semble porter le poids de ces silences, et Cassiers amplifie cette émotion par un jeu de lumière qui isole l’acteur dans un cercle étroit, comme s’il était seul face à son passé. Mais « Face à la mère » n’est pas seulement l’histoire d’un deuil personnel. À travers l’intimité de Jean-René Lemoine, c’est tout un pays, Haïti, qui s’invite sur le plateau. Le texte évoque la violence endémique, la précarité, et la résilience d’un peuple confronté à une « cruauté essentielle », pour reprendre les mots de l’auteur. La mort d’Annette Duncan Lemoine, enseignante dévouée à l’éducation des enfants de son pays, s’inscrit dans cette tragédie collective. Son fils, en exilé, porte en lui cette double fracture : celle de la perte d’une mère et celle de l’éloignement d’une terre natale. Guy Cassiers, avec sa sensibilité de plasticien, traduit ce déchirement par des jeux d’ombres mouvantes, comme si Haïti, à la fois proche et lointaine, hantait chaque recoin du plateau.
Cette œuvre, d’une dignité rare, est un acte de courage. En confiant son texte à Guy Cassiers, Jean-René Lemoine accepte de rouvrir une plaie personnelle pour la partager avec le public. Le metteur en scène, en retour, transforme cette douleur en une expérience esthétique d’une beauté saisissante, où la rigueur formelle n’étouffe jamais l’émotion brute. La pièce est une méditation sur ce qui nous lie à ceux que nous aimons, sur les mots que nous ne disons pas, et sur la manière dont le théâtre peut devenir un refuge face à l’innommable. C’est aussi un hommage vibrant à une femme, Annette, dont la vie et la mort continuent d’éclairer le chemin de son fils. Par la puissance de son verbe, la grâce de son esthétique, la profondeur de son humanité, « Face à la mère » transcende le théâtre pour ériger un chant d’amour bouleversant qui « gratte la mémoire jusqu’à l’os ».

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[1] Jean-René Lemoine, Face à la mère, Les Solitaires intempestifs, Collection Bleue, 2006, 64 p.
« FACE À LA MÈRE » - Mise en scène et scénographie Guy Cassiers. Texte et interprétation Jean-René Lemoine. Création son Jeroen Kenens. Création lumière Zélie Champeau. Création vidéo Stéphane Rimasauskas. Assistant à la mise en scène Valentin Suel. Décor, technique et production Équipes de la MC93 . Production MC93 — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis. Coproduction Le Volcan, Scène nationale du Havre ; Comédie de Valence CDN Drôme-Ardèche ; Bonlieu Scène nationale Annecy ; Maison de la Culture d’Amiens ; CDNO, Orléans ; Scène Nationale de l’Essonne, Agora-Desnos. Avec le financement de la Région Île-de-France. Spectacle vu le 29 mai 2025 au Parvis Saint-Jean, Théâtre Dijon-Bourgogne, dans le cadre de la 35ème édition du Festival Théâtre en Mai.
Du 28 au 29 mai 2025, dans le cadre de la 35ème édition du festival Théâtre en Mai,
Théâtre Dijon-Bourgogne
Parvis Saint-Jean
21 000 Dijon
4 avril 2026
Théâtre de Liège
Place du 20-août, 16
B - 4000 Liège
Du 24 au 29 avril 2026,
TNP-Théâtre National Populaire
8, place Lazare-Goujon
69 627 Villeurbanne Cedex