Dans l’arrière-pays, entre Cannes et Grasse, l’Espace de l’art concret (EAC), logé au château de Mouans, accueille l’exposition « 364 saisons » de Florentine et Alexandre Lamarche-Ovize, dans laquelle le duo transforme sa collaboration avec le restaurant gastronomique Mirazur, situé à la frontière italienne et dirigé par le chef triplement étoilé Mauro Colagreco, en laboratoire de création. Si la proposition s’inscrit dans la continuité de ses explorations, sa résidence au cœur des jardins mentonnais devient prétexte à une réflexion profonde sur les cycles temporels et les métamorphoses du vivant, marquant une étape nouvelle dans sa réflexion sur ces derniers et sur leur transcription dans l’espace artistique. L’exposition tisse un lien organique entre l’art, la cuisine et l’environnement, tout en convoquant des références historiques et philosophiques, en particulier les théories d’Élisée Reclus (1830-1905), géographe anarchiste et précurseur de l’écologie. À travers une profusion de dessins, céramiques, tapisseries et installations olfactives, Lamarche & Ovize orchestrent une expérience multisensorielle qui transcende les frontières entre intérieur et extérieur, nature et culture, tout en interrogeant notre rapport au vivant dans une époque marquée par l’urgence écologique.
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Au cœur du vivant
Depuis 2006, Lamarche & Ovize développent une pratique dans laquelle le dessin occupe une place centrale, se déployant comme une matrice foisonnante qui contamine une pluralité de médiums qu’il s’agisse de céramique, de tapisserie, sculpture, photographie ou d’installations. Leur travail, nourri par des références éclectiques, allant de la bande dessinée à la peinture classique, en passant par les motifs végétaux des arts décoratifs, se distingue par une approche à la fois ludique et subversive. Dans « 364 saisons », les carnets de croquis, exposés comme des archives vivantes, révèlent un processus créatif dans lequel les artistes puisent formes, motifs et compositions, en écho aux carnets des cuisiniers du Mirazur présentés au même titre. Ces dessins, souvent d’une extrême délicatesse, deviennent des palimpsestes dans lesquels se superposent des références à l’histoire de l’art, à la culture populaire et à une observation minutieuse du monde végétal et minéral. Le parcours s’ouvre sur une installation immersive qui mêle lithographies, gravures sur bois réalisées à l’atelier Michael Woolworth à Paris, à l’instar de « Castiglione, Mirazur, hiver » (2024), et une pièce monumentale en tapisserie produite par la manufacture Pinton à Aubusson. Cette dernière, rendant hommage aux cycles de la lune et du soleil, évoque une temporalité cosmique, presque mythologique, dans laquelle se rencontrent le temps humain et le temps naturel. Les motifs, oscillant entre rigueur géométrique et exubérance organique, rappellent l’esthétique du mouvement Arts & Crafts de William Morris (1834-1896), tout en s’affranchissant de son historicisme par une approche résolument contemporaine. Cette tension entre ordre et chaos, entre domestication et sauvagerie, traverse l’ensemble de l’exposition, invitant le spectateur à questionner la place de l’humain dans un écosystème en perpétuelle mutation.
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Le cœur conceptuel de « 364 Saisons » réside dans l’immersion des artistes dans l’univers du Mirazur, un restaurant qui place la nature au centre de sa philosophie culinaire. Les cinq hectares de jardins biodynamiques de Mauro Colagreco, où légumes, fruits, fleurs et aromates sont cultivés avec une attention méticuleuse aux rythmes saisonniers, deviennent une source d’inspiration majeure pour Lamarche & Ovize. L’exposition traduit cette expérience à travers des œuvres qui capturent l’éphémère et le cyclique. Des lithographies comme « Rosmarino (capucines et bourraches) », « Printemps » (2024) aux céramiques « Oyas » (2025), poteries poreuses semi-enterrées conçues pour diffuser l’eau dans le sol, en collaboration avec le parfumeur Olivier Maure et le designer d’odeurs Alain Joncheray. Ces oyas, inspirées d’un système d’irrigation antique, sont particulièrement emblématiques de l’approche du duo. En les intégrant dans l’espace d’exposition, Lamarche & Ovize brouillent les frontières entre fonctionnalité et esthétique, entre objet utilitaire et œuvre d’art. Imprégnées de parfums évoquant la terre, les agrumes et la mer, ces pièces ajoutent une dimension olfactive qui transporte le spectateur dans l’écrin verdoyant de Menton. Cette sensorialité, rarement explorée dans les expositions d’art contemporain, confère à l’exposition une profondeur immersive, invitant le visiteur à éprouver physiquement le lien avec la nature. Cette approche résonne avec la pensée d’Élisée Reclus, dont les théories sur la nature et la géographie sociale imprègnent plusieurs œuvres, notamment « Élisée, une montagne, un ruisseau » (2019), deux céramiques délicates qui semblent matérialiser un paysage en miniature.
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Esthétique de l’effacement
Si l’exposition séduit par sa profusion visuelle et sa richesse sensorielle, elle n’en demeure pas moins profondément ancrée dans une réflexion politique et écologique. En s’inspirant d’Élisée Reclus, Lamarche & Ovize prolongent leur exploration des liens entre art, artisanat et engagement. Reclus, acteur de la Commune de Paris et pionnier de l’écologie, prônait une harmonie entre l’humain et son environnement, une idée que les artistes traduisent par des œuvres qui célèbrent la diversité du vivant tout en dénonçant subtilement les excès de l’anthropocène. Leur usage de matériaux artisanaux – verre soufflé, laine, céramique – et leur collaboration avec des artisans – tapissiers d’Aubusson, parfumeurs, céramistes – s’inscrivent dans une démarche qui valorise le savoir-faire manuel face à la standardisation industrielle. Cette dimension subversive, déjà présente dans leurs précédentes expositions comme « Nouvelles de Veracruz » (2017) au Grand Café de Saint-Nazaire, se manifeste ici sous une forme plus introspective. Les artistes ne se contentent pas de représenter la nature, ils la font dialoguer avec la culture, l’artisanat et la gastronomie, créant un espace dans lequel ces sphères s’entrelacent pour proposer une vision alternative du monde. L’installation « Warsaw, un panoramique » (2023), un tissu peint monumental orné de laine, perles et soie, illustre cette ambition. À la fois décorative et narrative, elle invite à une contemplation active, dans laquelle chaque détail – une feuille, une perle, un fil – raconte une histoire de connexion et de résistance.
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Le duo orchestre une poétique de l’effacement dans laquelle l’artiste disparait partiellement derrière l’artisan, la nature derrière la culture, et l’individuel derrière le collectif. Lamarche & Ovize ne cherchent pas à imposer une signature autoritaire, mais à créer un écosystème artistique dans lequel chaque élément – du dessin à la céramique, du parfum à la tapisserie – participe d’un tout plus grand. Cette humilité amplifie paradoxalement la puissance de leur propos, qui s’adresse autant à l’intellect qu’aux sens. Deux réserves néanmoins : d’une part, la profusion des œuvres qui, si elle reflète la richesse du processus créatif du duo, peut parfois désorienter le visiteur risquant de se perdre dans la densité des références et des médiums ; d’autre part, l’ancrage dans l’univers du Mirazur qui, bien que fascinant, pourra sembler élitiste à certains, tant la gastronomie triplement étoilée reste un domaine éloigné des réalités quotidiennes. Ces réserves, cependant, n’entament en rien la portée de l’exposition, qui réussit à transformer un lieu spécifique, les jardins du Mirazur, en une métaphore universelle du cycle de la vie.
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« 364 Saisons » est une célébration du vivant, une ode à la nature et à l’artisanat qui, sous la forme d’une expérience immersive, invite à repenser notre rapport au monde. La force de cette proposition réside dans sa capacité à dépasser la simple documentation d’une expérience pour construire un véritable écosystème plastique. Lamarche & Ovize, avec une maîtrise rare, tissent un dialogue entre le passé et le présent, entre l’éphémère et l’éternel, l’art et la vie. En convoquant Élisée Reclus, William Morris et Mauro Colagreco, ils construisent un pont entre des disciplines et des époques, offrant la vision poétique et engagée d’un monde à réenchanter.
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LAMARCHE & OVIZE. 364 SAISONS. Commissariat : Fabienne Grasser-Fulcheri, directrice de l'EAC.
Jusqu'au 2 novembre 2025.
Du mercredi au lundi, de 13h à 18h, de septembre à juin, tous les jours, de 11h à 19h, en juillet et août.
Espace d'art concret
Centre d'art contemporain d'intérêt national
06 370 Mouans-Sartoux
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