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Billet de blog 31 mars 2024

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La tête contre les murs

Drissa rêve d’avoir un chien depuis qu’il a onze ans. Il est noir, vit avec ses parents, sa jumelle et son petit frère dans un pavillon flambant neuf de province. Le canidé symbolise la vie banale promettant l’intégration à laquelle il aspire. Avec sa langue au réalisme poétique, Éva Doumbia conte la vie d’une famille afropéenne à travers le récit initiatique implacable de l’ainé.

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« Ce pays est un corps malade. Il me demande à moi de me fondre en lui et me refuse la fonte à la fois. Je fais quoi de ça ? Avec ça ? »

Illustration 1
Le iench, Éva Doumbia © Photo : Arnaud Bertereau

« Le iench » s’ouvre sur le récit de la découverte du corps d’un jeune noir agonisant dans un supermarché, contée par sa sœur jumelle et son petit frère qui reformule infatigablement les publicités entendues à la télévision, comme pour se rassurer. Si l’on n’entend pas les hurlements de la mère, effondrée au sol, serrant son enfant dans ses bras, ils semblent pourtant faire un vacarme assourdissant. D’emblée, avec ce préambule onirique et prémonitoire, Éva Doumbia place les spectateurs devant une évidence. Il n’y aura pas d’échappatoire. La fin est connue d’avance. Le présage annonce déjà le dénouement, comme si cela était écrit, comme si l’histoire se répétait inlassablement.

Mais pour l’instant, Drissa a onze ans et la vie devant lui. Il vient d’aménager avec ses parents, Issouf et Maryama Diarra, d’origine malienne, Ramata, sa sœur jumelle, et Seydouba, leur petit frère, dans la maison d’une zone pavillonnaire tant rêvée, après des mois passés à jouer le dimanche sur le chantier, et avant eux d’autres mois à visiter les maisons témoins qui se nomment Bouygues, Phoenix et épigones. Dans cette petite ville de province, dont on apprendra bientôt que si la mer n’est pas loin c’est la grisaille des usines avoisinantes qui compose le quotidien, Drissa a onze ans et rêve de chiens. Ce désir est d’autant plus grand que la famille possède désormais un jardin. Alors il prend son courage à deux mains et, une fois le diner du soir terminé et débarrassé comme il se doit par sa mère et sa sœur, il supplie son père, regardant imperturbablement la télévision, de lui laisser avoir un chien. Il aura beau expliquer, promettre, s’engager, rien n’y fera. Le père reste inflexible et on n’apprendra que trop tard la véritable raison de ce refus.

Illustration 2
Le iench, Éva Doumbia © Photo : Arnaud Bertereau

Au collège, avec son ami Karim, Drissa fait la connaissance de Mandela, récemment débarqué de Marseille où il vivait heureux avant le divorce de ses parents. Ensemble, ils vont former un trio bientôt inséparable. Karim a une peur telle d’être rejeté qu’il n’arrête pas de répéter compulsivement : « Joue avec moi ! » à chaque récréation sans pour autant passer la balle à son camarade. Comme Drissa, Karim est né en France – ses grands-parents sont marocains –, contrairement à Mandela qui est né à Haïti. On apprendra plus tard que ce dernier a été adopté, au détour d’une scène qui se passe chez lui, dans l’intimité familiale. S’il n’en parle jamais frontalement, sa mère, seul personnage blanc de la pièce, est présente lors des moments importants et cela va de soi pour tout le monde. Seul Karim au début de la pièce évoque sa couleur de peau : « J’ai vu ta mère ce matin, c’est une babtou[1] » dit-il à Mandela le jour de leur rencontre.

Illustration 3
Le iench, Éva Doumbia © Photo : Arnaud Bertereau

Qui sera le prochain ?

La musique joue un rôle essentiel dans la pièce qui est ponctuée par une mélodie aussi efficace qu’angoissante, une antienne qui, à la manière de celle que l’on entend dans un thriller ou une série policière, surgit toujours dans les moments clefs, si bien que lorsqu’elle retentit le public s’attend à un rebondissement. Elle se transforme quelquefois en musique dont le chant évoque le rap particulièrement au cours des quatre interludes qui rythment la pièce et dont l’intitulé, glaçant, compte les victimes de violence policière, égraine leurs noms pour que jamais on ne puisse les oublier : Zied et Bouna, Bouna, Amadou, Adama… À la fin du spectacle, Éva Doumbia prendra la parole, s’excusant presque de ne pas (encore) avoir intégré les noms de ceux qui sont tombés sous les coups des policiers depuis la création du spectacle. La liste des noms a été insérée dans la feuille de salle. Elle avouera que cette litanie des jeunes hommes morts  est bien difficile à prononcer chaque soir. Qui sera le prochain ?

Illustration 4
Le iench, Éva Doumbia © Photo : Arnaud Bertereau

Pour tout décor, Éva Doumbia imagine un dispositif scénique tournant composé de deux cimaises disposées en équerre qui occupent le centre de la scène. D’un côté est figuré l’intérieur du pavillon des Diarra, plus exactement le salon, l’endroit de réunion de la famille, de la discussion, la salle commune où se prennent les repas ; de l’autre deux pans de mur suffisamment neutres pour figurer l’extérieur de la maison, et donc en creux le jardin, mais aussi n’importe quel autre lieu extérieur : le terrain vague où se réunissent les trois amis, la cour du lycée, l’extérieur de la boite de nuit…

Illustration 5
Le iench, Éva Doumbia © Photo : Arnaud Bertereau

Le temps a passé. Drissa, Karim et Mandela ont maintenant dix-huit ans. Ils sont au lycée, tout comme Ramata, qui est dans la même classe que Mandela. Les garçons fument, parlent des meufs, quand Mandela apostrophe Drissa : « Il faut que tu discutes avec ta sœur ». Quelques minutes plus tard, Ramata apparait, le crâne rasé. Les garçons restent silencieux, interdits. Ramata foudroie du regard Mandela. Ils ont noté les filles de la classe aujourd’hui. Elle attendait d’entendre son nom et la note qui va avec, mais il n’est jamais venu. Elle est la seule à ne pas avoir été notée. Elle ne comprend pas, cherche un soutien dans le regard de Mandela. Il baisse les yeux. Plus tard, il expliquera qu’il ne voulait pas d’embrouille. « Fais pas d’histoire, reste tranquille, réagis jamais : je suis comme ça » finira-t-il par dire à sa mère.

C’est finalement un rouquin qui s’adresse à elle. « Bah tu vois t’es noire, on note pas les filles noires » lui dit-il. « On y arrive pas. On sait pas. On sait pas si t’es belle ou non ». La violence de ces propos devient vertigineuse face au silence de Mandela. Elle se fait incommensurable lorsque le roux s’approche d’elle et lui touche les cheveux. « Aujourd’hui au lycée, une déflagration de conscience m’a explosé au visage » dira-t-elle. Elle se souviendra que lorsqu’elle avait six ans, elle se passionnait pour la danse. Elle a pourtant arrêté du jour au lendemain, lorsque sa professeure lui a demandé de venir avec des collants chair. La racisme, diffus, à peine tangible, s’immisce partout, dans les moindres recoins d’une société où les non blancs sont minoritaires. Ce racisme systémique frappe dès le début de la pièce. Drissa n’a que onze ans lorsque sa famille aménage dans la zone pavillonnaire mais on comprend, au détour d’une phrase qu’il prononce : « Les voisins qui rechignent à être les nôtres, notre négritude effaçant leur récent embourgeoisement », que l’enfant est d’une grande lucidité. Sans doute parce qu’être à la marge, être noir dans un monde de blancs, qui plus est issu des classes populaires, impose de développer très jeune un sens de la perspicacité.

« Ici en France pas de panneau. Non. Il n’y a jamais eu ces panneaux indiquant l’interdiction faite aux Noirs, aux animaux. Le panneau est en nous, dans nos cœurs et nos cerveaux. Ces panneaux, nous les avons appris sans savoir que nous les apprenions ».

Illustration 6
Le iench, Éva Doumbia © Photo : Arnaud Bertereau

« La banalité, c’est une affaire de blancs »

Drissa a dû s’y reprendre à plusieurs fois, demander à son père encore et encore et, avec la complicité discrète de sa mère, il semble avoir décroché le Graal. Son père a accepté de lui prêter sa voiture. Demain, avec Karim et Mandela, ils iront en boite. Là encore, ils n’entreront pas. Mais, alors que Karim et Mandela, vaincus, renoncent, Drissa refuse d’abdiquer. Face au videur noir qui leur interdit l’entrée de la boite – un cliché dénoncé par Drissa qui l’appelle « Mon frère d’Afrique » –, il parlemente. La discussion finira en bagarre. Drissa, amoché, reviendra néanmoins seul chaque soir de fin de semaine, du jeudi au dimanche, jusqu’à ce que le videur, Faustin, cède et le laisse rentrer. Il le sait bien, le videur, qu’il n’y a rien pour lui là-dedans. La joie immense d’en être enfin va vite laisser la place au désarroi. Drissa commande des verres qu’il ne boira pas, des bouteilles qu’il ne touchera pas. Incapable de danser, il restera là, figé. Ce monde n’est pas le sien. La boite de nuit, qui incarnait jusque-là, avec le canidé, un rêve de normalité, s’estompe. Faustin l’avait prévenu : « même si tu entres, tu n’en seras pas ». Lorsque Drissa quitte la boite, il enfonce le clou : « Quand tu viens ici en France tu perds l’innocence qui consiste à ne pas rêver d’être blanc ». Le constat est terrible. Drissa, qui voulait simplement être un mec normal, réalise qu’il « n’existe pas assez pour être banal ». Une fois rentré chez lui, il encaissera la cruelle désillusion et, comme Ramata, se consacrera bientôt à ses études universitaires, tandis que Karim et Mandela sont encore au lycée. Après quelques semaines, les trois amis se retrouvent. Drissa a indéniablement perdu son innocence. Karim finit par avouer qu’il s’est engagé dans la légion étrangère. « Là au moins ils ont voulu de moi » dit-il. Mandela dit lui qu’il s’est presque laissé tenter. Après tout, quel avenir se dessine pour eux ? La légion étrangère, ce n’est pas si mal. « On est nourri, logé et blanchi » lâche Karim. Mais avant de lui annoncer son engagement militaire, Karim, accompagné de Mandela, a une surprise pour Drissa. Un chien ! C’est un chien ! Drissa s’emplit alors d’un amour immédiat, un apaisement. Il l’appellera le iench. Mais le retour à la maison se passe mal. Son père, qui ne veut rien entendre, ira jusqu’à user de la ceinture sur le dos de son fils. Celui-ci quittera la maison pour ne plus jamais revenir. Le quatrième et dernier intermède reprend la litanie des noms des enfants tués pour la dernière fois. Abdelhak Goradia, Hocine Bouras, Timothée Lake, Rémi Fraisse, Abdoulaye Camara… Qui sera le prochain ? Six jours après avoir quitté le domicile de ses parents avec son chien, alors qu’il squatte une petite grange dans la forêt, Drissa est contrôlé par des policiers.

« Je ne peux revenir. Rentrer n’est pas revenir. Revenir c’est vivre comme si on n’avait jamais su. Désolé je ne reviens pas. Mon père a vu et est revenu. On ne peut pas revenir sans mourir à soi »

Lorsque le chien se met à aboyer, ils pointent leurs armes sur lui. Il saute à la gorge d’un des policiers qui l’abat sur le champ. Alors il hurle, se retourne et saute vers la masse uniforme. « et soudain. Ça déflagre en moi ».

Illustration 7
Le iench, Éva Doumbia © Photo : Arnaud Bertereau

On ne sort pas indemne du « iench ». La pièce est douloureuse, surtout pour les personnes qui n’ont jamais été confrontées à  ce type de violence et qui pensent encore que le racisme existe certes mais uniquement dans sa forme frontale, brute. Le racisme n’est pourtant pas seulement composé d’insultes au premier degré. Il est bien plus insidieux que cela et passe souvent inaperçu pour les gens non concernés – l’humanité est ainsi faite que l’individu ne se rend compte des problèmes sociaux que lorsque ceux-ci l’impactent directement –, ce sont des collants couleur chair que l’on demande à la petite fille noire de six ans, c’est le garçon blanc qui vient toucher les cheveux d’une adolescente noire, mais c’est aussi la tenue qui n’est pas conforme au collège ou au lycée, une tenue féminine bien sûr, « musulmane ». Le caractère systémique du racisme est difficile à percevoir pour ceux qui n’en souffrent pas ou en bénéficient. Comme l’espace public est appréhendé différemment selon que vous soyez un homme ou une femme, il l’est aussi selon que vous soyez blanc ou noir. Drissa aspire à une vie normale, tranquille, c’est-à-dire une vie de blanc. Faustin avait raison. Il n’existe pas assez pour ça.

« Le iench » est une pièce coup-de-poing qui devrait être jouée partout et tout le temps. Éva Doumbia a débuté ce projet en 2016, au moment de la mort d’Adama Traoré. Elle a alors commencé à craindre pour la vie de son frère, son père. « Dans un monde raciste et patriarcal les garçons sont plus en danger que les filles[2] » confie-t-elle. « Je ne dirais pas que l’actualité nous rattrape car la fragilité du corps de l’homme noir est avérée depuis au moins quatre cents ans dans un monde de blancs, mais il y a une prise de conscience des nouvelles générations de personnes blanches qui savent que l’on ne peut pas continuer comme ça ». Avant de quitter la boite, désenchanté, Drissa avait demandé à Faustin le videur où était la porte. « Il n’y en a pas » avait-il répondu.

Illustration 8
Le iench, Éva Doumbia © Photo : Arnaud Bertereau

[1] Les extraits cités de la pièce proviennent de Éva Doumbia, Le iench, Arles, Actes Sud papiers, 2020, 78 pp.

[2] Marie Coquille-Chambel, Entretien avec Eva Doumbia : théâtre et violences policières dans le Iench, 8 octobre 2020, https://www.youtube.com/watch?v=LHGJgcHL2Ck

TEASER Le iench, Éva Doumbia © Théâtre du Nord

LE IENCH - texte et mise sen scène Éva Doumbiaavec Nabil Berrehil, Fabien Aissa Busetta, Habib Dembélé, Jocelyne Monier, Sundjata Grelat et Akram Manry (en alternance), Salimata Kamaté, Olga Mouak, Binda N’gazolo, Frederico Semedo, Souleymane Sylla, musique Lionel Elian, scénographie Aurélie Lemaignen, chorégraphie Kettly Noel, création et régie son Cédric Moglia, lumière Stéphane Babi Aubert, assistant·es Clémence Pichon et Fabien Aissa Busetta, régie générale Loïc Jouanjan, régie lumière Yannick Brisset. Décor construit dans les ateliers de la Comédie de Saint-Étienne. Ce spectacle est dédié à la mémoire de Sériba Doumbia. production déléguée Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France. coproduction CDN de Normandie-Rouen ; La Part du Pauvre ; Artcena ; CDN – La Comédie de Saint-Étienne, CDN ; Les Producteurs associés de Normandie ; CDN de Normandie-Rouen ; Le Préau – CDN de Vire ; La Comédie de Caen – CDN de Normandie ; Le Trident, scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin ; DSN Dieppe scène nationale ; Le Tangram, scène nationale d’Évreux-Louviers ; Théâtre Joliette, scène conventionnée pour les expressions & écritures contemporaines avec le soutien du Fonds SACD Théâtre et des écoles JTN, FIJAD, DIESE, ESAD et FIPAM. Dans le cadre de Quartiers d'artistes bénéficie du soutien de l’Onda – Office national de diffusion artistique. Spectacle vu le 29 mars 2024 au Théâtre Public de Montreuil.

Théâtre Public de Montreuil Paris, du 22 au 28 mars 2024,

Théâtre Dijon Bourgogne Paris, du 21 au 22 mai 2024, dan le cadre du Festival Théâtre en Mai.

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Le iench, Éva Doumbia © Photo : Arnaud Bertereau

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