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Hélène Delprat (née en 1957 à Amiens, vit et travaille à Argenteuil) n’est pas une artiste qui cherche à séduire ou à apaiser. Son œuvre, à l’image de son parcours, est une rébellion contre les conventions, une exploration effrénée des possibles de l’art. Pour quelques jours encore, la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence déploie dans ses salles en rez-de-jardin, pour lesquelles elle a été spécifiquement conçue, une exposition monographique ambitieuse dont l’intitulé, « Écoutez ! C'est l'éclipse », est emprunté à l’esprit iconoclaste d’Alfred Jarry. Réunissant plus de soixante œuvres – peintures monumentales, dessins, céramiques, sculptures, vidéos et photographies – qui forment une constellation baroque, érudite et irrévérencieuse, la manifestation laisse transpirer la puissance subversive de l’artiste, son dialogue avec l’histoire de l’art, son rapport au lieu, et les tensions fécondes qui traversent son œuvre. Entre chaos maîtrisé et méditation sur la mort, cette exposition est un cri, une farce, un rébus, qui fascine autant qu’il dérange.

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D’emblée, le ton est donné par deux sculptures monumentales installées dans les bassins de la Fondation Maeght, échos contemporains des grotesques du parc de Bomarzo ou des chimères baroques. Ces figures hybrides, à la fois inquiétantes et ludiques, annoncent un univers où la frontière entre sérieux et dérision s’efface. Les toiles d’Hélène Delprat, souvent de très grands formats, sont des champs de bataille visuels. Dans des œuvres comme « Peinture ayant été détruite par Göring en 1937 et reconstituée en 2016 » (2016), elle convoque l’histoire traumatique du XXème siècle avec une ironie mordante, superposant des silhouettes de soldats nazis à des figures de dessins animés ou des motifs pop. Cette juxtaposition, loin d’être gratuite, désamorce l’horreur par l’absurde, tout en interrogeant la manière dont les images façonnent notre mémoire collective. L’art d’Hélène Delprat est porté par un aspect à la fois farouche et allègre, une posture punk qui refuse de s’incliner devant la gravité des sujets qu’elle aborde. Ses peintures, saturées de références, de Piero della Francesca à William Hogarth, en passant par Paul McCarthy ou les comics américains, sont de véritables rébus cryptés, des journaux intimes où chaque détail est une piste à suivre.

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« S’asseoir, c’est s’endormir »
Hélène Delprat est une touche-à-tout, une exploratrice insatiable. « Elle n’est pourtant pas irraisonnable, c’est une centrifugeuse, un ogre à l’appétit sans limite[1] » écrit très justement Corinne Rondeau. Peintre, vidéaste, scénographe, blogueuse, elle a toujours fui les cases. Son passage à la Villa Médicis (1982-1984) et ses années à la Galerie Maeght (1985-1995) auraient pu la conduire à une carrière plus conventionnelle. C’était mal la connaitre. Dans les années quatre-vingt-dix, elle délaisse la peinture pour expérimenter la vidéo, la radio et le théâtre, avant de revenir à la toile avec une énergie renouvelée. Cette exposition met en lumière cette polyphonie formelle : des céramiques émaillées de 2023, évoquant à la fois Émile Gallé et un kitsch assumé, côtoient des vidéos au ton potache, des dessins radiophoniques et des installations immersives. Dans « Personne » (2024), une toile vibrante d’acrylique, de pigments et de paillettes, Hélène Delprat célèbre la matérialité même de la peinture, transformant l’excès en un acte de foi artistique.

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Le commissariat de Laurence Bertrand Dorléac, loin de proposer une rétrospective linéaire – un terme que Delprat rejette, refusant de « regarder en arrière » – opte pour une approche thématique qui révèle la cohérence d’un univers en apparence chaotique. Huit séquences structurent le parcours, chacune explorant une facette de l’œuvre : la mort, omniprésente, les animaux (lapins, cerfs, loups, figures récurrentes), la guerre, l’autodérision. Dans « I hate my paintings » (2020), Hélène Delprat proclame avec humour son ambivalence face à sa propre pratique, un geste qui rappelle les provocations de Marcel Duchamp ou de Martin Kippenberger. Cette mise en abime, à la fois sincère et ironique, invite le visiteur à questionner la place de l’artiste dans son œuvre et dans le monde. Le parcours, conçu comme une immersion dans le volume contemporain des « Très riches heures de sa vie », est à la fois foisonnant et exigeant. Les vidéos, empreintes d’un humour grinçant, côtoient des dessins d’une précision presque maniaque, où Delprat archive, photocopie et classe des images glanées dans des sources hétéroclites – presse, livres d’histoire, internet. Cette frénésie d’iconologue fait écho à l’obsession d’Aby Warburg pour l’atlas visuel[2], mais avec une liberté et une irrévérence toute contemporaine. Les œuvres, saturées de détails – créatures hybrides, motifs décoratifs, ombres dansantes –, exigent un visiteur actif, prêt à se perdre dans l’infini des détails.

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Tourner le pire en dérision
Si l’exposition est une réussite par son ambition et sa cohérence, elle n’est pas sans susciter certaines résistances. « C’est assez glauque et macabre, sans doute talentueux mais peu parlant pour moi[3] » confie un visiteur. Hélène Delprat ne cherche pas l’unanimité, et son univers, saturé de références cryptées et de tensions, peut dérouter. Le foisonnement visuel, la densité des citations et l’absence de linéarité narrative exigent un effort de déchiffrement qui peut laisser certains visiteurs sur le seuil. Pourtant, c’est dans cette exigence que réside la force de l’artiste. Delprat pousse la peinture dans ses retranchements, transformant chaque œuvre en un terrain de jeu intellectuel et sensoriel. Elle excelle à faire cohabiter le tragique et le comique, le sublime et le grotesque. Ses toiles, hantées par la mort – celle des soldats, des animaux, ou la sienne propre – sont traversées par une vitalité presque insolente. Dans « With my voice, I’m calling you » (2016), par exemple, un squelette dansant côtoit des motifs floraux et des couleurs éclatantes, comme si l’artiste conjurait l’angoisse par la profusion. Cette capacité à transformer la peur en création, à faire du chaos une matière vive, est au cœur de son œuvre.

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« Écoutez ! C’est l’éclipse » est une exposition qui ne laisse pas indemne. Hélène Delprat, avec son érudition vorace et son ironie acérée, nous convie à un banquet visuel dans lequel le rire flirte avec le tragique, où la peinture devient un acte de résistance face à l’éphémère. À la Fondation Maeght, lieu chargé d’histoire, elle impose une voix singulière. Il faut saluer cette liberté farouche, tout en pointant l’exigence d’un regard prêt à se confronter à l’ambivalence de cet univers. Car Hélène Delprat ne donne pas de réponses : elle pose des questions, sème des énigmes, et nous laisse face à l’éclipse – un moment de suspension dans lequel tout, même l’impossible, devient visible. L’exposition, par sa densité et son audace, est une invitation à repenser notre rapport aux images, à l’histoire, à la création. Mais elle demande du temps, de la patience, et une certaine hardiesse de la part du visiteur. C’est en acceptant de se perdre dans l’ombre qu’on trouve la lumière.

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[1] Corinne Rondeau, « L’univers est la cendre d’un dieu mort », publié dans le catalogue de l’exposition Hélène Delprat, I Did It My Way, du 23 juin au 17 septembre 2017, Coédition Fage et La maison rouge, Paris.
[2] Georges Didi-Huberman, « Échantillonner le chaos. Aby Warburg et l’atlas photographique de la Grande Guerre », Études photographiques [En ligne], 27 | mai 2011, mis http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3173
[3] Valérie Duponchelle, « Exposition : à la Fondation Maeght,à Saint-Paul-de-Vence, le monde pictural foisonnant d’Hélène Delprat », Le Figaro, 2 mai 2025, https://www.lefigaro.fr/arts-expositions/exposition-a-la-fondation-maeght-a-saint-paul-de-vence-helene-delprat-un-monde-pictural-foisonnant-20250502

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HÉLÉNE DELPRAT. ÉCOUTEZ ! C'EST L'ÉCLIPSE - Commissaire invitée : Laurence Bertrand Dorléac. Catalogue de l’ exposition consacrée à Hélène Delprat à la Fondation Maeght du 22 mars au 9 juin 2025. Catalogue relié de 280 pages. Textes bilingue français-anglais d’Adrien Maeght, de Laurence Bertrand-Dorléac. Nombreuses illustrations en couleur et en noir&blanc (tableaux, photos).
Du 22 mars au 15 juin 2025.
Tous les jours de 10h à 18h - De 10h à 19h en juillet-août.
Fondation Maeght
623, Chemin des Gardettes
06 570 Saint-Paul-de-Vence

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