Lisetta Carmi ou l'art d'être au monde
- 2 janv. 2021
- Par guillaume lasserre
- Blog : Un certain regard sur la culture

Lisetta Carmi fêtera ses 97 ans dans un peu plus d’un mois. Pour autant, l’artiste italienne reste peu connue en France. Trois photographies acquises il y a un an par le Musée d'art moderne et contemporain de Saint-Etienne Métropole, font entrer pour la première fois son œuvre dans les collections publiques françaises. Il était temps, oserait-on dire. Sa première grande exposition monographique en France, qui devait se tenir l’été dernier lors des Rencontres d’Arles, a hélas été victime du coronavirus. De ce projet d’exposition avortée est née une publication, très justement intitulée « Those with a name to come », coéditée par Filigranes Editions et l’École nationale supérieure de la photographie (ENSP) qui aurait dû accueillir la manifestation. La galerie Ciaccia Levi à Paris propose, pour quelques jours encore, d’explorer un corpus de douze photographies noir & blanc et couleurs inédites, extraites de la série « I travestiti », la plus célèbre et la plus controversée de Carmi, documentant la communauté des travestis de Gênes, que la photographe découvre au réveillon du nouvel an 1964.
Carmi, à plus d'un titre, est une artiste radicale. Ses choix semblent guidés par la seule nécessité de l’humain. Enfant de Gênes où elle voit le jour en 1924 dans une famille bourgeoise d’origine juive, elle étudie brillamment le piano mais doit cependant quitter son lycée et s’exiler en Suisse en raison des lois raciales édictées en 1938 par Benito Mussolini . « Étant juifs, nous avons fui l’Italie par les montages en descendant jusqu’à Campocologno (CH). J’ai ensuite vécu pendant un an et demi à Zurich, où mes frères étudiaient déjà à l’école polytechnique. J’y ai étudié le piano au conservatoire[1] » se remémore-t-elle dans une lettre adressée en 2019 à Andrea Bellini, directeur du Centre d’art contemporain de Genève qui s’apprêtait alors à célébrer son œuvre à travers deux expositions[2]. Durant son séjour forcé, elle devient l’assistante d’un photographe helvétique. C’est par la technique de laboratoire qu’elle se familiarise avec le médium. Son frère, le peintre et sculpteur Eugenio Carmi (1920 – 2016), qui cofonde en 1963 la coopérative d’artistes « Galleria del Deposito », est l’un des principaux représentants de l’abstraction en Italie.


Elle entame ainsi sa carrière de photographe sur un coup de tête, faisant l’apprentissage du médium en autodidacte. Elle travaille pour les journaux génois et notamment pour le Teatro Stabile, pratiquant une photographie de documentation. Gênes occupe une place à part en Italie de par son statut de ville portuaire mais aussi parce que la bourgeoisie locale s’installe en dehors de la ville, abandonnant son centre aux classes populaires, dockers, marins étrangers, mais aussi son importante communauté de travestis.
Si le travestissement a une longue histoire en Italie, celle de Gênes demeure inconnue. Lisetta Carmi fait la rencontre de cette communauté aux premières heures de1965, terminant sa soirée de nouvel an dans une fête organisée dans un appartement du centre ville où vivent certains travestis. Fascinée par cette société singulière, elle loue, entre 1965 et 1971, une mansarde dans le ghetto juif qui lui permet de vivre au plus près des travestis, sinon parmi eux. Lisetta Carmi est la première à documenter la communauté LGBT+ en Italie à une époque où la questions des identités de genre était taboue.

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Dans son texte, Lisetta Carmi écrit très justement : « Ils·elles supportent des situations de solitude extrême, précisément parce que la société tout à la fois les recherche et les isole, elle les oblige en pratique à vivre dans des ghettos (à Gênes, leur quartier est justement l’ancien ghetto réservé aux juifs), elle a peur de se reconnaître en eux. Elle les utilise, les paie, les juge, ignorant volontairement que ce sont des êtres humains. Mais je crois que le jugement que nous portons sur les autres est presque toujours un jugement que nous portons sur nous-même : ce qui nous effraie chez les autres est aussi en nous. Et nous nous défendons toujours en faisant offense à cette part de nous que nous refusons[6] ». Le livre est aujourd’hui devenu un objet iconique. En démontrant, dans son ouvrage « Trouble dans le genre[7] », que le transvertisme révèle la performativité du genre, Judith Butler défait le concept de l’existence d’une « femme originelle » et de « la copie d’une femme », prouvant que le genre est une construction culturelle, que nous sommes tout.es travesti.es en quelque sorte.

Lors de sa publication, « Il travestiti », ouvrage jugé obscène, n’est pas exposé dans les rayons des librairies. Les exemplaires restent longtemps invendus. Paradoxalement, c’est grâce à cette réputation scandaleuse que Lisetta Carmi est rapidement connue en Italie.
Peu montrée en France, elle expose pourtant la série dès 1978 à la galerie Contrejour à Paris. Dans sa lettre adressée à Andrea Bellini, la photographe précise : « (…) je ne souhaite pas être connue uniquement pour ma série sur les travestis, travail fait avec passion et amitié, alors que je parcourais le monde avec grand intérêt, en donnant toujours la parole à ceux qui n’ont pas le droit de parler, à ceux qui sont écrasés par le pouvoir économique et politique[8] ».
Lisetta Carmi met un terme à sa carrière de photographe en 1979, répétant le même geste radical qui, dix-neuf ans plus tôt, l’avait conduite à arrêter brusquement sa carrière de pianiste. Elle se retire alors à Cisternino, dans la région des Pouilles pour y fonder le premier ashram bouddhiste d’Italie. En un peu moins de vint ans, Carmi a construit une œuvre photographique dont la richesse tient à la diversité des sujets abordés, dont on peut citer « L’Italsider » (1962), série sur les chantiers et les aciéries, « Genova Porto » (1964), reportage sur le travail ou encore « Erotismo e autoritarismo a Staglieno » (1966), sur le cimetière monumental du quartier génois de Staglieno.
Elle est également l’autrice des douze portraits célèbres du poète Ezra Pound, et a réalisé ceux de Lucio Fontana, Leonardo Sciascia, Edoardo Sanguineti, Alberto Arbasino, Sylvano Bussotti et Jacques Lacan. Pourtant, « Il travestiti »,de par son importance et son travail inédit de documentation de la communauté LGBT italienne, occulte trop souvent encore un ensemble photographique magistral dont le trait commun passe par l’honnêteté du regard et l’empathie, sans doute parce que ce travail est aussi un chemin introspectif pour se comprendre soi-même.
Le souvenir douloureux de la jeune adolescente juive contrainte à l’exil à la fin des années trente pour échapper à l’Italie fasciste, explique presque inconsciemment ce farouche engagement humaniste qui, aujourd'hui encore, à presque cent ans, lui reste chevillé au corps.

[1] Lettre de Lisetta Carmi à Andrea Bellini, datée du 2 avril 2019, reproduite à l’entrée de l’exposition « I Travestiti », Centre d’art contemporain de Genève, du 3 mai au 16 juin 2019, présentant 41 photographies en noir et blanc issues de la Collection Rigo-Saitta.
[2] La seconde exposition, intitulée « L’italsider », s’est tenue du 21 juin au 25 août 2019, au Centre d’art contemporain de Genève.
[3] Parti néofasciste italien créé en 1946 après la chute de la république sociale italienne de Mussolini et l’interdiction du parti natioanl fasciste par la gouvernement provisoire et les Alliés.
[4] « Danilo Montaldi : Italie, juillet 1960 », in Nanni Palestrini, Primo Moroni, La Horde d’Or, La grande vague créative, politique et existentielle, Italie, 1968 – 1977, Paris, L’éclat, 1997. http://ordadoro.info/?q=content/danilo-montaldi-italie-juillet-1960#footnote1_y4a4tto Consulté le 1er janvier 2021.
[5] Flavia Piccinni, « Lisetta Carmi: "La mia vita cambiò quando nel 1960 a Genova si tenne un comizio di Giorgio Almirante..." », HuffPost, 1er février 2019. https://www.huffingtonpost.it/2019/02/01/lisetta-carmi-la-mia-vita-cambio-quando-nel-1960-a-genova-si-tenne-un-comizio-di-giorgio-almirante_a_23658485/
[6] Lisetta Carmi, extrait de la quatrième de couverture de I Travestiti, Rome, Essedi Editrice, 1972
[7] Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La Découverte Poche, 2006, 294 pp.
[8] Lettre de Lisetta Carmi à Andrea Bellini, datée du 2 avril 2019, reproduite à l’entrée de l’exposition « I Travestiti », Centre d’art contemporain de Genève, du 3 mai au 16 juin 2019, présentant 41 photographies en noir et blanc issues de la Collection Rigo-Saitta.

« Lisetta Carmi. Renée » - Jusqu'au 23 janvier 2021 - Du mercredi au samedi de 14h à 19h.
Ciaccia Levi
34, rue de Turbigo
75 003 Paris
Marta Gili (dir.), « Those with a Name to Come. Lisetta Carmi », Co-production École nationale supérieure de la photographie d’Arles / Filigranes Editions Patrick Le Bescont, Paris, 2020, Inframince / Cahier de l’École nationale supérieure de la photographie Hors Série, 112 pp., 135 photographies en bichromie et en couleurs. Auteurs : Siouzie Albiach, Mariano Bocanegra, Alejandro León Cannock, Florence Cuschieri, Juliette George, Marta Gili, Giovanni Battista Martini, Audrey Mot, Fabien Vallos, Juliette Vignon. Cette édition s’inscrit dans un projet pédagogique global de l’École nationale supérieure de la photographie d’Arles. Cinq étudiants, encadrés par une équipe pédagogique seront amenés à rencontrer professionnels (galeristes, conservateurs, chercheurs, scénographes) afin de construire ce livre et le commissariat de cette exposition.
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