Pour commencer, une plutôt bonne, et une mauvaise nouvelle. La plutôt bonne nouvelle est tout à fait inattendue : le procureur chargé de l'enquête sur les commanditaires de l'assassinat en janvier 2007 de Hrant Dink, journaliste arménien de nationalité turque et directeur de l'hebdomadaire Agos, ayant changé dans le cadre des purges en cours, de nouveaux éléments surgissent. L'enquête qui jusque cela n'avait pu qu'interpeller l'assassin, un nationaliste turc, se dirige à nouveau vers des membres des services de renseignement de l'armée. L'information, curieusement, n'était ces derniers jours donnée que par des journaux pro-gouvernementaux. Aujourd'hui, Hürriyet livre dans sa quasi-intégralité la déclaration d'un ancien membre des services des renseignements de la gendarmerie, impliquant des militaires dans l'organisation de l'assasinat du journaliste. Ces militaires seraient liés aux réseaux gülenistes. Dans le cadre de cette nouvelle enquête, un présentateur de Fox News, déjà interpellé puis relâché le 25 juillet, a de nouveau été arrêté.
La mauvaise nouvelle, c'est l'extension des mises à pied dans la fonction publique, qui s'est étendue à six artistes et responsables des théâtres de la ville d'Istanbul. La protestation s'organise et devait s'exprimer aujourd'hui au meeting organisé par le parti kémaliste à Izmir. Le premier ministre a par ailleurs, lors d'une longue interview sur CNN Türk hier, fait le point sur les purges dans la fonction publique. 62100 personnes sont concernées, dont 58611 qui ont été mises à pied et 3499 qui ont déjà été renvoyées, "essentiellement dans l'armée". Les sites donnant des informations sur les conséquences pratiques de ces mises à pied fleurissent sur le web. Comme sur celui-ci, très détaillé, on comprend qu'il s'agit d'une mesure disciplinaire qui ne peut durer plus de trois mois, au cours de laquelle la personne mise à pied touche deux tiers de son salaire. Si la personne n'est pas convaincue de liens avec les réseau gülenistes, une décision de réintégration peut être prise. Le principal syndicat de l'éducation s'inquiète de la mise à pied de 136 de ses membres, et de l'occasion fournie au gouvernement de remplacer des fonctionnaires par des contractuels.
Mais c'est surtout la tension entre le parti de gauche pro-kurde et Tayyip Erdogan qui inquiète aujourd'hui les commentateurs. Après avoir laissé entendre qu'il inviterait ce parti au grand meeting organisé dimanche à Istanbul, et aussi que les membres de ce parti bénéficieraient du retrait de ses plaintes pour insulte, le président turc a fait machine arrière. Un mouvement que le quotidien Cumhuriyet (kémaliste) qualifie de "discrimination". Une éditorialiste du site non-gouvernmental T24, dans un texte intitulé "Est-ce que vous n'auriez plus aucun ami, M. Erdogan ?", en fait une des raisons de la solitude politique de Tayyip Erdogan : "Alors que vous semblez vouloir avancer dans la direction d'un apaisement en tranquillisant la société, pensez à ce que signifie de ne compter pour rien, de rejeter en dehors du champ politico-social les Kurdes qui représentent un quart de la population. Les putschistes, en bombardant le parlement, ont trahi l'ordre démocratique et la nation. Pourtant, alors qu'il y a quatre parti dans ce parlement, ne pas inclure dans le processus de normalisation en cette période critique le parti de gauche pro-kurde, qui s'est opposé résolument au coup d'état, n'est-ce pas, avec d'autres moyens, un coup contre l'ordre parlementaire démocratique ? Tout en renonçant aux procès pour insultes vous concernant en un geste de bonne volonté envers l'opposition, ne pensez vous pas que le fait de ne pas faire profiter le parti de gauche pro-kurde de votre "grand pardon" est simplement du bon plaisir discriminatoire, imaginez-vous quel sentiment cela va pouvoir réveiller dans l'opinion publique démocratique et chez les Kurdes ? Tous vos nombreux conseillers, toutes ces personnes de votre entourage ne vous le signalent pas ? Voilà pourquoi je dis que vous n'avez plus d'ami."
Du côté kurde, les choses se tendent aussi. La guérilla du PKK, délaissant sa stratégie de rébellion urbaine qui a fait subir à l'Est du pays une sauvage répression de la part des forces de sécurité de l'Etat, et après une accalmie pendant les jours qui ont suivi la tentative de putsch, a repris ses attaques contre l'armée. De son côté, le parti de gauche pro-kurde, s'est mis à lui aussi organiser des meetings "post-putsch", à la suite du parti au pouvoir et des kémalistes. Un article de la correspondante du journal Le Monde à Istanbul explique bien le processus enclenché du côté kurde. La presse pro-kurde et les dirigeants du parti de gauche pro-kurde font désormais campagne pour la reprise des visites au fondateur du PKK, Abdullah Öcalan, détenu depuis 1999 mais avec qui l'Etat avait mené des négociations interrompues après les élections législatives de juin dernier, le revirement complet de Tayyip Erdogan sur sa stratégie kurde, et la reprise des combats dans l'Est du pays. La co-présidente du parti de gauche pro-kurde a ainsi déclaré dans un meeting dans la ville d'Adana "Le salut, c'est la démocratie ; sa clé est à Imrali [l'île où est détenu Abdullah Öcalan] !", tandis que son co-président constatait à Van : "Le parti kémaliste et le parti nationaliste s'unifient sous l'ampoule du parti au pouvoir [dont une ampoule est le sympole]"
Il est vrai que l'histoire du parti kémaliste, même s'il a sérieusement évolué sur la question kurde ces dernières années, et la position du parti nationaliste dont le discours est essentiellement anti-kurde, font de cette convergence un ensemble dans lequel le parti pro-kurde n'a pas une place toute trouvée...
Le premier ministre, dans l'interview déjà citée à CNN Türk, a quant à lui précisé que si le parti de gauche pro-kurde déclarait "Nous condamnons le PKK et ceux qui sont derrière lui et nous n'avons pas de relation avec lui ; en tant que parti nous sommes partisan de l'indivisibilité de la Turquie", cela "faciliterait les choses" pour reprendre le dialogue. Entre la demande de reprise immédiate des visites à Öcalan d'un côté, et celle d'une condamnation du PKK de l'autre, les positions semblent encore loin d'un compromis possible.
Tout cela n'en est peut-être pas la seule raison mais, alors qu'il était invité à prendre la parole au dernier grand rassemblement de "Veille de la démocratie" qui sera organisé dimanche prochain à Istanbul, le leader du parti kémaliste a décliné l'offre, précisant que son parti serait toutefois représenté par une délégation. L'esprit du 25 juillet commence donc à s'effriter, et la question kurde paraît bien être au centre du blocage.
Billet de blog 3 août 2016
Turquie : la question kurde bloque la décrispation politique
L'esprit de décrispation politique qui a suivi la tentative de putsch semble marquer le pas devant le durcissement des positions sur la question kurde.
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