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Billet de blog 12 août 2016

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Les habits neufs du président Erdogan

Le meeting géant d'Istanbul dimanche 7 août a rebattu les cartes des équilibres et des adversités politiques en Turquie.

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"Le tournant", ou plutôt, comme le rend mieux l'anglais, "The turning point". C'était l'expression à la mode dans la presse turque au lendemain du meeting "Pour la démocratie et les martyrs [de la tentative de putsch]" qui aura rassemblé dimanche 7 août à Istanbul entre 1 et 1,5 million de personnes selon les calculs de Bir Gün (gauche syndicale) et 5 millions de personnes selon les journaux gouvernementaux.
C'est en effet un nouveau tableau de la scène politique turque qui s'est dessiné lors de ce meeting, à l'issue d'une "guerre des symboles" entre l'opposition kémaliste et le pouvoir que nous évoquions dans notre billet du 5 août à propos des négociations pour l'organisation du meeting.
Au lendemain de ce meeting, Tayfun Atay, éditorialiste de Cumhuriyet, en dressait une analyse quasi sémiologique, rapide mais instructive. Car cette "guerre des symboles" s'est en effet conclue sur une victoire écrasante, mais pas tout à fait par KO, de Tayyip Erdogan. Au sein de ce nouveau tableau, le président turc a revêtu un nouveau costume, qui n'est bien sûr plus celui du premier ministre des années 2000, mais n'est plus non plus celui du président balayant d'un revers de main toute opposition, y compris venant de son propre camp (voir le destin du précédent premier ministre), dans la perspective d'une présidentialisation du régime.
Tayfun Atay a ainsi noté que les portraits géants de Mustafa Kemal Atatürk, expressément demandés par le leader de l'opposition kémaliste comme condition pour participer au meeting, étaient des portraits du "soldat" Mustafa Kemal. C'est au Mustafa Kemal "libérateur", voire "résistant" que cette image fait référence, et non au leader politique.
Le leader kémaliste avait également demandé qu'aucune autre affiche ne soit plus grande que les portraits d'Atatürk. Promesse certes tenue. Mais avec cette nuance de taille : chaque affiche de Mustafa Kemal Atatürk était accompagnée d'une affiche tout aussi grande de Recep Tayyip Erdogan, les deux personnages étant séparés par le drapeau turc.
Comme Nicolas Cheviron et Jean-François Pérouse l'avaient bien pressenti dans leur livre "Erdogan, nouveau père de la Turquie ?", Tayyip Erdogan entend bien entrer dans le costume d'un nouvel Atatürk, d'un nouveau "Père des Turcs", comme "libérateur" et re-fondateur de la république turque, d'une "Nouvelle Turquie", qu'il oppose à l'"Ancienne Turquie", la Turquie kémaliste.
Tayfun Atay a également remarqué, outre ces slogans et ces tee-shirts appelant Tayyip Erdogan "commandant en chef", qui là encore positionnent le président turc en successeur du Mustafa Kemal "soldat", l'emplacement des leaders des partis nationaliste et kémaliste dans la tribune d'honneur : ils étaient "sur les bords", les officiels du parti au pouvoir et leurs épouses, la tête dûment couverte, en occupant le centre.
Tout un symbole pour l'éditorialiste de Cumhuriyet (kémaliste), qui voit non une révolution, mais un réarrangement du compromis sur lequel fonctionne l'Etat turc depuis au moins les années 1960 : dans cette "Ancienne Turquie", comme nous l'avons évoqué, le "camp laïc" n'était pas en guerre ouverte contre la religion, mais la tenait sous contrôle tout en usant de ses symboles et d'une partie de sa rhétorique, afin de conserver le centre du pouvoir. Dès lors, dans la "Nouvelle Turquie" re-fondée par Tayyip Erdogan, le kémalisme pourrait-il jouer le rôle d'une idéologie que le parti au pouvoir ne rechigne pas à évoquer, tandis que les kémalistes, associés à la périphérie du pouvoir, reconnaissent la centralité du parti de Tayyip Erdogan ?
La légende de Mustafa Kemal et de ses combattants libérant le territoire turc est ainsi allègrement reprise par le parti au pouvoir, qui confère aux foules s'étant dressée contre les chars des putschistes une légitimité de libérateurs et de re-fondateurs de la république ainsi sauvée. Une enquête de l'institut Konda effectuée lors de "Meetings de la démocratie" du 26 juillet à Istanbul montre parfaitement que ces foules sont à 80 % des électeurs du parti au pouvoir (2,9 % de kémalistes, 4,3 % de nationalistes), à 42 % des "conservateurs traditionnels" et 41 % des "conservateurs religieux" (16 % de "modernes"), et que leur motivation première est "la patrie" (35 %), suivie de la "veille pour la démocratie" (21 %).
C'est bien cette idéologie conservatrice/religieuse-démocratique/patriotique qui est, désormais, politiquement centrale en Turquie et qu'incarne Tayyip Erdogan. Un éditorialiste de Sabah (pro-gouvernement) voit dans l'esprit du meeting d'Istanbul le signe d'une nouvelle "socialité" du pays, "chaude et vraie". Dans Cumhuriyet au contraire, une autre éditorialiste, craint que ce nouvel équilibre ne puisse se diriger que vers une nouvel autoritarisme, religieux cette fois-ci, comme à chaque fois que ce pays a procédé à une re-fondation (les Jeunes Turcs de 1908, ou la création de la république). Dans Hürriyet, Murat Yetkin évoquant une "nouvelle porte ouverte à Yenikapi" (jeu de mots sur le nom du site du meeting qui signifie "Porte nouvelle"), se demande si celle-ci s'ouvrira sur du "meilleur ou du pire", si Tayyip Erdogan et son premier ministre sauront faire perdurer cet état d'esprit de compromis qui flottait dans l'air du meeting.
Reste une dernière et grande inconnue : la "question kurde", et en particulier le rôle que pourrait tenir le parti de gauche pro-kurde jusqu'ici exclus de ce "nouveau compromis". Nous y reviendrons.

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