Lors de l’émission Questions politiques de France Inter hier, vers 12h30, une des journalistes a repris à son compte un argument du gouvernement, à savoir qu’avec la réforme des retraites « il y aura plus de travail » et donc plus de cotisants. L’invité, le dirigeant du RN Jordan Bardella, n’a pas relevé l’erreur.
L’erreur ? Il y en a effectivement une dans cet élément de langage : croire que le volume global de travail de la nation va grossir parce que certains devront travailler plus longtemps est un contresens.
Croire que le volume de travail n’est que le résultat de la somme des efforts individuels, c’est comme croire que la semence du père crée l’embryon et que la mère n’est qu’un réceptacle. Sur ce point, cela nous ramène loin dans l’histoire de la connaissance scientifique. Mais il est des conceptions de l’économie qui n’ont guère évolué depuis le XIXe siècle.
Aussi vrai qu’il faut un spermatozoïde et un ovule pour concevoir, le volume de travail ne croit que s’il l’offre de travail rencontre une demande de travail : si le désir de travail du salarié rencontre la « demande de travail » des entreprises. Dans le langage des économistes, les salariés offrent du travail (des heures de travail) et demandent des emplois, les employeurs demandent du travail en offrant des emplois.
Croire que l’effort de travail est la clef de la richesse, c’est croire que les peuples courageux travaillent beaucoup et connaissent la prospérité économique et que les peuples fainéants travaillent peu (professionnellement) et vont vers leur déclin. Une morale qui fleure bon l’austère culpabilisation. En l’occurrence, c’est considérer que les Français sont un peuple devenu fainéant et que s’ils le voulaient vraiment, le pays se redresserait et sortirait de la crise. Il n’y qu’à travailler plus pour cotiser plus – ce ne serait, là encore, qu’une question d’effort et de volonté – pour combler le déficit programmé du système de retraites
Croire encore que le volume de travail, et donc l’emploi, ne dépend que de l’effort des travailleurs est une conception à moitié vraie seulement, à moitié fausse par conséquent, et pour tout dire dépassée. C’est pourtant celle des économistes néolibéraux sur le marché du travail – et celle de notre chroniqueuse. Ils considèrent que l’offre de travail des travailleurs dépend du « calcul » qu’ils font entre leur penchant pour le « loisir » et ce que leur rapporte leur emploi - ou leur quantité actuelle d’heures de travail, à supposer qu’ils puissent la moduler en obtenant à loisir un temps partiel ou des heures supplémentaires. S’ils estiment que le salaire est trop bas pour décider de travailler, ils « préfèrent le loisir » : ils prennent du bon temps, se prélassent dans « l’oisiveté » - la morale austère est à l’affût.
S’ils sont au chômage, leur attirance pour le « loisir » est mise en balance avec les indemnités chômage : ils n’acceptent de « reprendre un emploi » - toujours une question de volonté - que si le calcul est financièrement rentable. Et cela sans qu’aucune autre considération ne pèse, comme le désir de s’occuper, de retrouver une intégration sociale, de se sentir utile, la dignité à ne pas dépendre de la collectivité, ou tout simplement le désir de cotiser pour sa retraite.
La messe est dite : les travailleurs sont des profiteurs calculateurs et ils sont les seuls responsables du chômage.
Dans les faits, le volume de travail de la nation est, comme le PIB, l’investissement ou les exportations, le résultat de facteurs multiples. Le nombre d’heures travaillées dans l’année découle justement du PIB : pour réaliser la production annuelle de la nation, les employeurs « achètent » du travail ...et des outils, machines, systèmes, logiciels, véhicules, etc. La variable déterminante du niveau de production n’est pas l’effort des travailleurs mais la productivité du travail. Laquelle dépend principalement des équipements, de l’organisation du travail, de ses conditions, et secondairement de la motivation des travailleurs, laquelle ne dépend pas uniquement du salaire. Un travailleur bangladais qui s’acharne au travail 16 heures par jour produit moins de richesse en une heure qu’un salarié français indolent devant une machine-outil. La richesse dont on parle ici est celle mesurée par la valeur ajoutée. La somme de toutes les valeurs ajoutées en un an constitue le PIB.
Il en découle que le volume annuel des heures travaillées dépend de deux variables, le PIB et la productivité du travail. Il s’agit d’un agrégat macro-économique, pas de la sueur nationale brute.
Par conséquent, la réforme qui allonge la durée du travail de 62 à 64 ans ne créera aucune heure de travail supplémentaire : simplement, au lieu que des heures de travail soient effectuées par de nouveaux salariés embauchés, elles seront exécutées par les salariés en poste. Sur les emplois considérés, il n’y aura pas d’embauche avant deux ans. Il s’agit d’un non-partage du volume de travail global nécessaire annuellement.
Le chômage ne reculera pas et la colère sociale continuera à enfler, ouvrant encore la porte à ceux qui promettent déjà le « retour de l’ordre ». Ce qui nous ramène, cette fois, aux années 1930.
C’est justement dans en 1930 que John Maynard Keynes publia « Perspectives pour nos petits-enfants », où il explique que lorsque la productivité du travail augmente trop vite par rapport à la croissance du PIB, le volume d’heures travaillées peut reculer, ou ne pas augmenter assez vite pour fournir suffisamment d’emplois à une population active qui croît. Il s’agit alors de chômage technologique, dont la solution réside dans la réduction de la durée individuelle moyenne du travail.
Concernant la France*, « en 1949, on travaillait au total en gros 43 milliards d’heures, contre… 43 milliards d’heures aujourd’hui, alors que 7,5 millions d’emplois nets ont été créés depuis. Comment est-ce possible ? Par la réduction du temps de travail qui a été la première source de création d’emplois. »
Bien sûr, il n’est pas possible d’envisager un partage du volume d’heures travaillées bénéfique à l’emploi de tous sans partager également la richesse créée. Car les expériences historiques ont montré que le partage du volume global de travail ne peut créer d’emplois qu’à plusieurs conditions, notamment que les finances des entreprises ne soient pas affectées. Ce qui a été le cas avec les 35h (2000) comme avec la loi de Robien (1996) : le « dossier noir » listant toutes les entreprises mises en faillite par les 35h n’existe pas.
C’est cela le sens de l’histoire : travailler moins pour gagner plus et pour travailler tous. Enfin... c’est le sens d’une histoire où l’économie est mise au service du travail et de l’emploi, pas au service exclusif de la rentabilité du capital. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 reprise en préambule de la Constitution française de 1958 stipule que « Chacun a le devoir de travailler et le droit d’obtenir un emploi. »
Comme ni le RN ni LR ni le parti qui soutient l’actuel président ne s’y intéressent, car ils refusent d’exiger le moindre effort des détenteurs du capital et des plus hauts revenus, il serait utile que les partis politiques affirmant porter des valeurs sociales et écologiques s’y intéressent.
* Note de lecture de Christian Chavagneux sur le livre de Philippe Richard, Pourquoi les riches posent problème. 20 idées reçues sur les inégalités, le 09 avril 2022.