Mon père vient de mourir.
Il avait quatre-vingt-seize ans.
Avec lui, c’est un siècle qui s’est tu. Un siècle de silences, de peurs, de courage discret et de lâchetés jamais vraiment nommées.
Quand j’étais enfant, comme beaucoup d’enfants curieux, j’interrogeais mes parents sur la Seconde Guerre mondiale. Je voulais comprendre. Je voulais savoir. Mais je me heurtais presque toujours à une réticence étrange, une pudeur épaisse, comme si les mots eux-mêmes refusaient de sortir. Les souvenirs semblaient trop lourds, trop sombres, trop douloureux pour être transmis.
Autour de moi, il y avait des amis de mes parents, juifs pour certains. Jamais, pas une seule fois, je ne les ai entendus raconter leur vécu des camps de concentration. L’horreur était indicible. Elle devait être enfouie, enterrée avec ceux qui n’étaient jamais revenus.
La seule trace, la seule preuve, c’était parfois ce numéro aperçu furtivement sur un avant-bras. Un chiffre gravé dans la chair. Une mémoire tatouée à jamais.
Alors j’ai cherché ailleurs. Dans les livres. Dans les films. C’est par eux que j’ai commencé à percevoir cette apocalypse de l’inhumain. Mais j’espérais autre chose. J’espérais que mon père, lui, me livrerait une vérité plus proche, plus vibrante, plus personnelle.
« Dis, papa… toi, tu faisais quoi pendant la guerre ? »
Un jour, au bord de la Loire, alors que nous pêchions la friture, il parla. Comme on déterre un corps longtemps oublié. Comme on ouvre une tombe que l’Histoire aurait préféré laisser fermée.
Il avait dix-huit ans.
Dix-huit ans seulement.
Il s’était enfui pour rejoindre le maquis de Chabé, dans la Nièvre. Son arme ? Un simple Opinel pris dans le tiroir de la cuisine. Sa mère — ma grand-mère — était folle de colère, mais surtout morte de peur. À l’époque, je le rappelle, la majorité était à vingt-et-un ans.
Il avait faim.
Il avait froid.
Et surtout, il avait une peur panique.
Il montait la garde. Il allait chercher du ravitaillement chez les rares paysans qui acceptaient d’aider les résistants — ou les « terroristes », selon qu’on écoutait Radio Londres ou Radio Paris, Radio Vichy.
Beaucoup de paysans refusaient. D’autres préféraient aider les Allemands : c’était plus rentable, et surtout beaucoup moins dangereux.
Après la guerre, pourtant, tous ou presque se découvrirent résistants. À se demander, avec une ironie amère, qui trayait les vaches, qui labourait les champs avec le percheron pendant ce temps-là. Sans doute les femmes. Toujours elles.
Mon père fut ensuite enrôlé pour l’Allemagne. Il en revint les pieds gelés, le corps meurtri, mais vivant.
Lorsqu’il voulut reprendre son premier emploi, son contremaître lui lança :
« Puisque tu as préféré faire le boy-scout dans la forêt, retournes-y. »
Ce même contremaître avait passé la guerre bien à l’abri, dans une usine, au titre du STO, fabriquant « quelques outils » pour l’armée allemande.
Bien des années plus tard, mon père en me parlant du contremaitre, me dit une phrase qui resta longtemps pour moi énigmatique :
« Il a agité bien des drapeaux et écouté bien des radios. »
Tout était dit.
Mes parents émigrèrent ensuite à Paris, la Ville Lumière — où j’attrapai la tuberculose, mais c’est une autre histoire.
Le jour de mes seize ans, mon père m’emmena au cinéma. Le film s’intitulait Le Chagrin et la Pitié, de Marcel Ophüls.
Durée du film: Quatre heures. Je trouvais cela interminable.
À la fin, mon père ne parla pas. Pas un mot.
Mais quand je le regardai, ses yeux étaient rouges. Rouges comme ceux de quelqu’un qui a pleuré sans bruit.
J’ai revu ce film quarante ans plus tard.
Et j’ai compris.
Interdit longtemps à la télévision, ce film a bouleversé à jamais la vision que la France entretenait de l’Occupation. Il brisait le mythe rassurant. Celui d’une France unanimement résistante, héroïque, soudée derrière le général de Gaulle.
Après la guerre, après le retour des déportés, un grand silence s’est imposé. On a préféré se taire. On a préféré oublier. On a construit une légende nationale, confortable, nécessaire sans doute, mais mensongère.
En filmant d’anciens collaborateurs, d’anciens résistants, et surtout ceux qui ont laissé dire, laissé faire, Ophüls a réalisé un film de combat. Une charge frontale contre le gaullisme, contre une certaine vision de l’Histoire.
Comme l’explique l’historienne Sylvie Lindeperg, c’est une véritable machine de guerre mémorielle.
Non, tous les Français n’ont pas été résistants.
Loin de là.
La majorité a composé.
A transigé.
A fermé les yeux.
Et aujourd’hui, alors que les témoins disparaissent les uns après les autres, une question demeure, plus brûlante que jamais :
Le devoir de mémoire a-t-il disparu… ou sommes-nous simplement en train de l’abandonner ?