En octobre 1981, les lois sur les nationalisations venaient en débat à l'Assemblée nationale. La scène qui suit est extraite du compte rendu de la prise de parole de Michel Berson, député PS de l'Essonne, le mardi 20 octobre 1981 (troisième séance). On peut trouver sur le site de l'AN le texte intégral numérisé http://archives.assemblee-nationale.fr/7/cri/1981-1982-ordinaire1/035.pdf. J'en ai éliminé quelques réactions de l'assistance, et j'ai apporté en note quelques précisions sur les intervenants ou les personnes citées par le député. A la suite de cette intervention, L. Jospin et P. Joxe (entre autres) avaient défendu avec vigueur la position de Michel Berson, en argumentant contre son exclusion pour injures demandée par la droite.
M. le président. – La parole est à M. Michel Berson.
M. Michel Berson. – Monsieur le président, monsieur le ministre, mesdames, messieurs les députés, depuis le début de l’examen de ce projet, les députés de l’opposition n’ont cessé de fuir le débat, le débat au fond, le débat sur les raisons profondes... Je maintiens, messieurs de l’opposition, que vous n’avez cessé de faire obstruction parce que vous ne voulez pas indiquer les véritables raisons pour lesquelles vous êtes opposés à la nationalisation des deux groupes financiers, des banques et des groupes industriels! (Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes. — Exclamations sur les bancs de l’UDF et du RPR.)
Oui, messieurs, vous n’avez pas le courage, et je pourrais même dire l’honnêteté, d’exposer clairement les raisons pour lesquelles vous fuyez le débat. (Protestations vives et prolongées sur les bancs du RPR et de l'UDF.) L’article 27, qui vise à nationaliser les 2 grands groupes de Suez et de Paribas, après la nationalisation des 5 groupes industriels, après la nationalisation des 36 banques, après la renationalisation des 3 banques nationales...
M. Edmond Alphandery [1]. – Vous décapitez l’économie!
M. Michel Berson. – ... constitue la clé de voûte du projet de loi de nationalisation, c’est-à-dire la clé de voûte du dispositif mis en place...
M. Edmond Alphandery. – Vous voulez tous les pouvoirs?
M. Michel Berson. – ... pour maîtriser le développement de notre économie. Oui, cet article 27 donne au projet de nationalisation toute sa cohérence, tant les imbrications multiples, variées et mutuelles entre groupes financiers, groupes bancaires et groupes industriels sont grandes. Les deux groupes financiers concernés sont de véritables pieuvres qui étendent leurs tentacules sur l’ensemble du corps social et économique. Ils ont établi des liens de plusieurs sortes : liens financiers, liens personnels et liens familiaux. (Exclamations sur les bancs de l’UDF et du RPR.)
Des liens financiers d’abord. Paribas contrôle des activités bancaires : Banque de Paris et des Pays-Bas, Crédit du Nord, Compagnie bancaire, avec un réseau à l’étranger. Paribas contrôle également des activités industrielles, il a des participations dans BSN, Général Biscuit, Fougerolle, Club Méditerranée, La Chapelle Darblay, Darty, la Fnac, Thomson-Brandt, Alsthom-Atlantique, CFP, Elf-Aquitaine, PUK, Schneider, Creusot-Loire, Framatome, Générale des Eaux, Chargeurs Réunis, Schlumberger, Pricel — j’en passe !
Suez contrôle également des activités bancaires et des assurances des activités industrielles et immobilière. La liste est toute aussi longue et impressionnante. On a pu calculer que Paribas relie entre eux 38 groupes, Suez 32, PUK 26, Saint-Gobain 25, CGE 23. Mais les liens industriels et les participations financières qui unissent ses différents groupes ne sont pas les seuls. Il y a aussi des liens personnels.
Vous n’êtes pas sans savoir par exemple que 11 administrateurs de Paribas totalisent 153 liens personnels au conseil d’administration. On retrouve dans ce club fermé de la haute bourgeoisie les PDG ou les anciens PDG de Schlumberger, BSN, Gervais-Danone, PUK, Pricel, de la CGE, du CCF, de la CFP, de Worms, Hachette et Nestlé.
Vous savez par exemple que l’ancien PDG de Paribas M. Jacques Fauchier appartenait à 21 conseils d’administration dont ceux du Crédit foncier, de la CFP, de Schlumberger, de Thomson-Brandt, de PUK, du Crédit national, de BSN et de Rhône-Poulenc. Mais il appartenait aussi à ceux de 21 sociétés qui n’avaient aucun lien financier avec Paribas.
M. Michel Sapin. – Vous avez les jetons !
M. Michel Berson. – L’examen de la composition du conseil d’administration des principaux groupes montre que les liens entre groupes industriels bancaires et financiers sont matérialisés par l’existence d’administrateurs communs, c’est-à-dire en définitive par l’existence de centres de décisions communes.
Ces liens personnels ou ces liens familiaux entre dirigeants de groupes, entre ceux-ci et les dirigeants d’autres institutions et en particulier – je vais y venir – des divers rouages de l’État, ces liens, dis-je, sont l’un des moyens, peut-être le principal, par lesquels la haute bourgeoisie, et surtout la bourgeoisie financière, assure et reproduit dans le temps son contrôle sur les capitaux qu’elle détient. Et c’est pour cela qu’il faut nationaliser ces groupes financiers, bancaires et industriels.
Oui, messieurs de l’opposition, ayez le courage de dire pourquoi vous refusez les nationalisations. En définitive, c’est vous, membres de l’opposition, défenseurs du grand capital, oui, c’est vous qui, par personnes interposées, détenez le pouvoir économique de notre pays. Il ne faut pas avoir peur de rappeler que vous vous opposez aux nationalisations parce que ce sont les intérêts de certains d’entre vous, de certains de vos amis, de certains de vos parents, qui sont en jeu. (Applaudissements sur les bancs des socialistes et des communistes. — Vives exclamations sur les bancs de l’UDF et du RPR.)
Les liens familiaux entre d’une part, le personnel politique de la majorité d’hier, et d’autre part, les grands groupes financiers et industriels sont évidents.
Oui, mesdames et messieurs de l’opposition, fidèles et acharnés défenseurs des intérêts des groupes privés, faut-il vous rappeler les liens qui unissent la famille de M. Couve de Murville [2] avec le groupe Paribas et le groupe PUK ? Faut-il vous rappeler que M. Tristan Delmas-Vieljeux, beau-frère de M. Couve de Murville, et M. Patrice Delmas-Vieljeux, gendre de M. Couve de Murville, sont dirigeants des Chargeurs Réunis ? Faut-il vous rappeler que M. Philippe Giscard d’Estaing, cousin de l’ex-Président, est lui aussi dirigeant des Chargeurs Réunis ? Faut-il Messieurs de l’opposition rappeler la longue présence de la famille Giscard d’Estaing au conseil d’administration de la Thomson ?
Je comprends que tout cela vous gêne mais il fallait que cela soit dit et que le pays le sache.
Faut-il vous rappeler que M. Debré [3] a des liens familiaux avec de Wendel ? Que M. Frey [4] a des liens familiaux avec la banque Rothschild ? Et que M. Taittinger a des liens familiaux avec la banque Worms ? Je pourrais allonger la liste.
Je conclurai en ajoutant que chacun de nous sait bien que l’itinéraire normal de nombreux membres de l’oligarchie financière comprend un passage dans la haute administration, puis dans les cabinets ministériels, puis dans les affaires, ou bien le chemin inverse.
Faut-il en effet vous rappeler la présence dans le conseil d’administration de la CGE de M. Richard Baumgartner, frère de Wilfried Baumgartner, ancien ministre des Finances ? Faut-il aussi vous rappeler que M. Fourcade, ancien ministre des Finances, fut directeur général du CIC ? Faut-il vous rappeler le passé giscardien bien connu de MM. Claude Pierre-Brossolette et Calvet, respectivement PDG du Crédit Lyonnais et de la BNP ?
Voilà messieurs de l’opposition les véritables raisons pour lesquelles vous vous [acharnez] en ce moment même de toutes vos forces contre la loi sur les nationalisations. Vous avez perdu le pouvoir politique le 10 mai et le 21 juin, et ce soir, vous êtes en train de commencer à perdre le pouvoir économique.
Oui, ce soir, en votant l’article 27, la majorité de notre peuple, parce qu’elle l’a librement et clairement voulu, parce que la majorité parlementaire en a reçu le mandat, va briser une partie du pouvoir de l’oligarchie financière dans notre pays, et ce pour le plus grand bien de l’intérêt général.
M. Michel Noir [5]. – Il est proprement scandaleux que non seulement un député, mais l’ensemble des députés de la majorité, à commencer par le président du groupe socialiste, applaudissent lorsqu’un député met en cause l’honneur d’anciens Premiers ministres du général de Gaulle. Votre attitude est ignoble, et je suis certain qu’elle est dénoncée au banc du gouvernement.
Monsieur le Président, tant qu’il ne sera pas fait application de l’article 71-5 de notre règlement, aucun membre de l’opposition ne siégera sur les bancs de cette assemblée.
NOTES
[1] Futur ministre de l’Économie et artisan des privatisations de Balladur (1993-1995), futur président d’EDF, futur administrateur de CNP Assurances, d’Engie, de Crédit Agricole Corp. Investment Bank, de Nomura, membre de la Trilatérale.
[2] De 1968 à 1981, successivement ministre des Affaires étrangères, des Finances, Premier ministre, puis simultanément député et conseiller régional.
[3] De 1948 à 1973, successivement ministre de la Justice, Premier ministre, ministre des Finances, des Affaires étrangères, de la Défense. Dans le même temps et jusqu’en 1992, sénateur, conseiller général, conseiller municipal, député, maire, député européen.
[4] Président du Conseil constitutionnel en fonction à l’époque. C'est sous sa présidence que le CC devait examiner la constitutionnalité des nationalisations votées par la gauche.
[5]Ancien directeur commercial du groupe Brossette Péchiney. De 1973 à 1996, successivement ou simultanément conseiller municipal, député, maire, président de conseil régional, ministre du Commerce extérieur (1986-1988). Condamné en 1996 pour recel d’abus de biens sociaux à 18 mois de prison et 5 ans d’inéligibilité (« affaire Botton »).