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Billet de blog 23 septembre 2022

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La forêt usagère de La Teste : un projet écosocialiste et biorégionaliste ?

Le statut juridique de la forêt « usagère » de La Teste-de-Buch est le fruit d’une histoire longue, naturelle et sociale, d’une démarche d’autonomie locale articulée sur le maintien de l’équilibre entre le vivant et l’activité humaine. Sa défense est la meilleure méthode pour protéger ces communs contre des prédateurs qui n’hésiteront pas à sacrifier l’écosystème à leur propres intérêts privés.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

  1. Description rapide de la forêt usagère
  2. Un statut tout sauf obsolète: Propriété subordonnée – Non délocalisable
  3. Luttes d’intérêts : baillettes et transactions
  4. Attaques contemporaines
  5. Le statut : points de vue biorégionaliste et écosocialiste

Description rapide de la forêt usagère

(... du moins, de son état avant le Cataclysme...)

Entre grandes dunes littorales et grands lacs, c’est une forêt naturelle multimillénaire : pas de ligniculture, pas d’intrants, peu de coupes rases, biomasse toujours préservée des interventions mécanisées lourdes.

Elle vit sur un système dunaire vallonné, sur du sable meuble, de l’alios jamais bien loin, et une couche d’humus bien plus épaisse qu’en pinède de monoculture.

Ce sont les semences de pins maritimes de cette forêt naturelle qui sont pour partie à l’origine de la construction des Landes de Gascogne.

Elle délivre des services écosystémiques uniques : défense du littoral contre l’avancée des dunes et le vent, poumon régional, fourniture de matière, nutriments et minéraux, y compris pour le Bassin et l’ostréiculture (“la forêt amante de la mer”).

Elle est une réserve de biodiversité en (avi)faune largement supérieure à celle rencontrée en pinède cultivée, ainsi qu’en flore : omniprésence d’un sous-étage de chênes, chênes verts, houx, arbousiers, aulnes, bouleaux, et de végétation de zones humides.

C’est une forêt résiliente, brûlée de nombreuses fois au cours des siècles (pas autant qu’à présent), mais toujours régénérée naturellement.

C’est une forêt privée, constituée d’une centaine de parcelles réparties entre environ 400 propriétaires (estimation variable), souvent en indivision par succession depuis des temps anciens. Un pourcentage significatif des propriétaires sont même inconnus du cadastre...

Un statut tout sauf obsolète

Le statut de forêt “usagère” n’est pas une “survivance moyenâgeuse”, une “coutume folklorique”, un “réflexe identitaire” contrairement à l’image que ses détracteurs tentent d’en donner. C'est au contraire un dispositif d'une grande actualité, si l'on en juge par le regain d'intérêt pour les communs dans la protection environnementale et sociale.

Il repose sur un arsenal juridique robuste, un ensemble de textes et de jurisprudences consolidés et renégociés en permanence sur près de six siècles, et toujours conforté par la justice malgré les bouleversements institutionnels, même les plus radicaux comme lors de la Révolution.

Propriété subordonnée
Ce statut est avant tout le dernier témoin d’un régime de la propriété unique en France : la possession foncière de la forêt usagère est entièrement subordonnée au maintien d’un droit d’usage reconnu aux habitants de la collectivité du territoire forestier, et à la participation à l’entretien systémique de l’ensemble du territoire forestier permettant ce droit d’usage. Toute tentative de s’affranchir de ces conditions au prétexte d’un droit de propriété plus conforme aux conceptions bourgeoises finit au tribunal.

Classiquement, la propriété sur un bien est composée de son “usus” (le droit de l’utiliser), “fructus” (le droit d’en tirer profit) et “abusus” (le droit de s’en réserver la jouissance, donc de l’interdire aux tiers ou de l'aliéner).

En substance, le droit pourrait reconnaître ici au propriétaire d’une parcelle un “fructus” limité au produit du gemmage et à la moitié du produit des coupes en cas de catastrophe, et lui dénie l’“abusus” sur les arbres eux-mêmes (pas d’initiative des coupes) ou en partie sur le terrain (pas de bâti au-delà d’une cabane forestière, pas de clôture, pas d’interdiction de passage, la revente ou la donation de la parcelle étant toujours possible).

L’habitant usager n’est propriétaire de rien, mais a le droit au libre déplacement sur les parcelles (promenade, chasse autorisée), et pour faire court, à l’“usus” du bois de chauffage et (sous certaines conditions de résidence) du bois d’œuvre, ainsi qu’indirectement par le biais de ses représentants et de la caisse syndicale, à l’autre moitié du “fructus” des coupes de bois en cas de catastrophe. (Je n’évoque pas les autres droits historiquement liés à l’activité agricole, pacage, glandage, etc.)

Le droit d’usage impose légalement à l’usager de participer à la préservation du massif en ne dégradant pas la forêt et en combattant les incendies. L’activité de gemmage exige(ait) un entretien forestier des chemins et des aires bénéfique au droit d’usage comme à la sécurité.

Les usagers et les propriétaires sont à l’heure actuelle représentés par des syndics : pour les premiers nommés par les conseils municipaux de La Teste et de Gujan, et pour les deuxièmes nommés par le syndicat des propriétaires. Ces deux collèges doivent être légalement consultés pour donner une autorisation de coupe, quelle que soit sa justification. Toute coupe effectuée en dehors de cette procédure, même par une administration (ONF, DFCI, Conservatoire du littoral, commune...), contrevient au droit d’usage et finit au tribunal.

Non délocalisable
Pour ramasser du bois de chauffage, l’usager n’a pas à demander d’autorisation à quiconque. Néanmoins, ce bois de chauffe ne peut être “exporté” hors de la collectivité, et doit être consommé dans le périmètre de la juridiction.

Lorsqu’un usager demande du bois d’œuvre, les syndics marquent, après étude des parcelles, les arbres pouvant être prélevés dans le respect de la forestation naturelle, et non selon des règles comptables de sylviculture intensive.

Le bois d’œuvre ne peut pas davantage être “exporté” hors de la collectivité, même pour le sciage ou le traitement, et doit servir à une construction locale à la juridiction (maison, cabane, bateau). Si un usager est également propriétaire, sa demande de bois d’œuvre n’implique pas que la coupe sera nécessairement effectuée sur sa parcelle si les syndics estiment qu’il est préférable de la pratiquer ailleurs dans la forêt usagère pour des raisons d’équilibre forestier.

Hors usage direct, le bois tombé (chablis) ou coupé (par sécurité) lors de catastrophes naturelles (incendies, tempêtes) doit faire l’objet d’une adjudication au plus offrant par le biais du collège syndical, et le produit est réparti pour moitié entre propriétaires des parcelles concernées et pour le reste entre les représentants des usagers. Toute préemption unilatérale du bois ou du produit de sa vente par un propriétaire ou une administration (ONF, DFCI, commune...) est légalement qualifiable de vol.

Luttes d’intérêts : baillettes et transactions

La forêt usagère est le théâtre de conflits entre intérêts divergents depuis l’origine (XVe siècle) jusqu’à nos jours

Initialement, c’est le captal (seigneur) de Buch qui a accepté d’octroyer à certains habitants (appelés par la suite les ayants-pins), un droit à l’exploitation de la gemme contre redevance, puis de reconnaître par acte le droit d’usage datant de temps immémoriaux, notamment du bois de chauffe et d’œuvre gratuit (aux autres, qui menaçaient de quitter le Captalat).

A partir de 1468 et pendant plusieurs siècles, le droit se constitue en fonction des affrontements entre captal (qui a besoin de toujours plus de liquidités) et habitants (qui réclament toujours plus d’avantages en nature en contrepartie). Les principes s’affinent : le captal octroie des avantages qui favorisent l’attractivité du territoire, les habitants gèrent les communs dans le but de préserver la ressource.

Les propriétaires n’existent en tant que tels que depuis 1746 : le captal abandonne la propriété du sol de la forêt usagère aux gemmeurs contre paiement d’une soulte, à la condition inamovible de respecter le droit d’usage des habitants, ce dernier confirmé comme droit collectif inaliénable en 1759.

La forêt usagère ne tombe pas dans les biens communaux pendant la Révolution, puisqu’elle n’était déjà plus une propriété féodale mais un bien commun local. Les tribunaux révolutionnaires maintiennent donc le statut en 1794, ce qui n’est pas anodin pour l’époque.

Depuis cette époque, des conflits incessants opposent les usagers et les propriétaires, ces derniers considérant que le droit d’usage est néfaste à l’exercice de la propriété bourgeoise lucrative devenue le modèle dominant partout ailleurs. De nouvelles règles se précisent, notamment sur la répartition des revenus du bois en cas de catastrophe (1917), les durées et lieux d’habitation pour être considéré comme usager (1955), etc.

L’ensemble de ces textes et cette jurisprudence (notamment l'arrêt de la Cour de cassation de 1983 qui affirme la prééminence du statut sur le code forestier) s’appliquent intégralement de nos jours, et continuent à faire le bonheur de générations de juristes girondins. Selon certains, la suppression éventuelle du droit d’usage sur les parcelles signifierait que les titres de propriété deviendraient caducs, puisque l’existence de la propriété elle-même est légalement subordonnée au maintien du droit d’usage...

Attaques contemporaines

L’Etat (ordo)libéral et ses déclinaisons locales ne cessent de fustiger le statut, et ne perdent jamais une occasion de prétendre réintégrer la forêt usagère dans le code forestier (qui exclut explicitement le maintien de l’usage), ce qui leur laisserait les mains libres pour l’exploitation et les investissements sur le modèle du reste des Landes de Gascogne.

La disparition des revenus du gemmage, l’explosion du tourisme et de la spéculation foncière entraînent d’autres conflits avec certains propriétaires qui se croient libres de passer outre les règles d’occupation et de bâti de leurs parcelles, ou y pratiquent des coupes illégales suivies de reventes tout aussi illégales.

L'empilement des classements en zone protégée (Natura 2000, Conservatoire du littoral, ZNIEFF, etc.) pourrait sembler une bonne chose, mais des questions de fond se posent lorsque les décisions d’expropriation ou les acquisitions dans ce cadre se font sans concertation avec les usagers et en ignorant l’existence même du droit d’usage (restrictions de passage, ou au contraire afflux non gérable de visiteurs).

La “gestion des risques”, essentiellement la lutte contre l’incendie, voit se mêler les intérêts des grands propriétaires forestiers hors juridiction, des patrons des associations mutuelles d’assistance et de prévention rémunérées par les coupes, des experts en agroécologie rémunérés par les institutions, des élus de bassins d’emploi papetiers gros consommateurs de bois local... souvent les mêmes personnes sous des casquettes différentes selon les années.

C’est cette dernière tendance lourde que l’on voit à l’œuvre actuellement. Dans une véritable “stratégie du choc” après la Catastrophe, des manœuvres d’ampleur se font jour pour attaquer le statut :

  • (témoignages et soupçons de) coupes rases irréversibles dans des zones de la forêt usagère interdites d’accès par le préfet sous le prétexte d’une prétendue mise en sécurité, avec probable revente directe à l’industrie papetière, sans doute à visée foncière : un hectare découvert est valorisé à 20 fois un hectare boisé
  • volonté affichée d’un élu de la juridiction, pourtant représentant légal des usagers, de rendre sa municipalité propriétaire majoritaire de la forêt usagère pour y appliquer un “pouvoir de police”, contradiction qui entraînerait instantanément un conflit d’intérêts
  • quasi-diffamation par des responsables, locaux ou nationaux, sur un supposé “manque d’entretien” de la forêt usagère dû à son statut, voire sur une supposée obstruction par des écolos prônant la non-intervention. A les entendre, cette irresponsabilité des usagers aurait à la fois favorisé l’embrasement général, empêché les secours d’accéder aux zones en feu, et mobilisé tellement de pompiers qu’il n’y avait plus personne pour éteindre Landiras... ce que les chiffres des interventions, facilement disponibles, infirment immédiatement.

Rappel :
L’ampleur de l’incendie catastrophique de la forêt usagère est d’abord due aux conditions climatiques : vague de chaleur exceptionnelle, déficit hydrique prolongé, hygrométrie quasi nulle, vents tourbillonnants imprévisibles. Ce qui a freiné l’accès des pompiers, c’est davantage le relief dunaire et le sable meuble qu’un supposé “manque d’entretien” de la forêt. Cet “entretien” se limitait de toutes façons à l’élargissement des pistes d’accès par la DFCI, retardé en justice parce que cette dernière s’asseyait ostensiblement sur le droit d’usage en voulant revendre le bois coupé à son profit.

Le statut : points de vue biorégionaliste et écosocialiste

Le statut est le fruit d’une histoire longue, naturelle et sociale, d’une démarche d’autonomie locale articulée sur la défense de l’équilibre entre le vivant et l’activité humaine.

Entièrement circonscrite à un bassin écorégional, cette patiente construction permet la coexistence de représentations de la forêt divergentes, au-delà d’oppositions stériles entre prélèvements et libre évolution, comme semble le prouver la variété de ses soutiens actuels.

S’inscrivant en plein dans le paradigme de l’intérêt général, c’est un système littéralement an-archique, puisque son maintien en ordre ne dépend par principe d’aucun pouvoir centralisé (gestion collégiale, même si elle est à parfaire), et égalitaire puisque le droit d’usage est accordé de manière perpétuelle, inaliénable et indivisible à tout habitant, qu’il soit propriétaire d’une parcelle ou non.

Selon le statut, les coupes de bois sont censées être effectuées en bonne intelligence (gestion des communs), dans le souci du temps long (maintien d’un écosystème bimillénaire), et dans le respect du développement naturel (privilégiant la régénérescence, sans intrants ni coupes rases, sans ligniculture, sans intervention d’engins industriels lourds). Hormis pour le cas limite du gemmage, il va à l’encontre de toute optique de spéculation financière (forêt “jardinée” et non exploitée industriellement).

On peut argumenter sur son potentiel anti-capitaliste, puisque la production ne s’y déploie qu’à la condition d’une garantie de non-accumulation (d’où pas d’intérêt à la spéculation foncière). On aurait même pu le baptiser anti-extractiviste, puisqu’il limite la rente à une exploitation non destructive et respectueuse du vivant (le gemmage), mais il n’a pu empêcher la concession de quelques sous-sols aux compagnies pétrolières en vertu du code minier.

Il peut être vu comme un précurseur de la règle verte, puisque le droit d’usage sur le massif est conditionné à sa régénération naturelle.

La défense intransigeante du statut de la forêt usagère, fondée sur un droit robuste, est actuellement la meilleure méthode pour protéger ces communs contre des prédateurs qui n’hésiteront pas à sacrifier l’écosystème à leur propres intérêts privés.

Guy-Yves Ganier d’Émilion


Pour en savoir plus :

“L'avenir de la forêt après l'incendie” : débat organisé par Sud-Ouest et TV7 à La Teste le 23/09/2022
https://www.sudouest.fr/gironde/la-teste-de-buch/bassin-d-arcachon-grand-debat-public-sur-l-avenir-de-la-foret-de-la-teste-ce-vendredi-12349250.php

Associations locales de défense de la forêt :
Addufu (défense du droit d'usage), Bassin d'Arcachon Ecologie, Vive la forêt, Aux arbres citoyens, Écocitoyens du Bassin

Appel de scientifiques (INRAE) pour un moratoire en forêt usagère de La Teste-de-Buch :
https://www.petitionenligne.fr/appel_de_scientifiques_pour_un_moratoire_en_foret_usagere_de_la_teste_de_buch

Présentation par l'historien Robert Aufan de son ouvrage de référence sur la forêt usagère :
http://r.aufanforetusagere.free.fr/


Edit 13/10/2022: quelques corrections et ajouts de liens
Edit 4/03/2023: quelques interventions rédactionnelles mineures pour corriger des imprécisions

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