« A quelle famille j’appartiens ?» Krim Belkacem, l’un des neuf fondateurs de l’Algérie indépendante raconta un jour comment son destin de révolutionnaire fut scellé le jour où, jeune écolier, il se posa cette question. Celui qui allait être surnommé le « Lion du Djebel » y répondit en luttant pour l’indépendance de l’Algérie et en combattant pour donner droit au peuple algérien à disposer de son destin.
Au cours de la guerre d'Indépendance, trois des neufs fondateurs furent tués par l'armée française. Krim Belkacem, comme deux autres de ses compagnons, fut assassiné par un concitoyen. Comme Jean Jaurès. Autre cruelle destinée révolutionnaire pour celui qui, dans la flamboyance léonine d’un discours, rugit que « les individus humains ont toujours été capables de rapports plus étendus (que ceux) de la famille (car) la patrie est la multiplication de l’âme individuelle par l’âme de tous ».
Jaurès, Belkacem : deux assassinats restés impunis comme le restera aussi l’assassinat du Commandant Massoud, le Lion du Panjshir. Après les batailles qu'il menait au nom de l'indépendance afghane contre les soviétiques ou pour un islam des Lumières contre les talibans soutenus alors par les US, il aimait à réciter à ses enfants ce poème de Victor Hugo qui commence par « Mon père, ce héros au sourire si doux... ».
Le World Economic Forum annonce sur son site que « l'homme universel a vécu ». Pourtant on veut encore croire à l'existence de cette patrie invisible, qui a vu naître Jaurès, Belkacem, Massoud et tous ceux qui luttent contre les pouvoirs iniques aux causes indéfendables parce qu'ils pensent que l'Homme est « le produit de ses actes et l’addition de ses rêves »*.
Mon grand-père m'enseignait qu'on reconnaît un bon ouvrier à l'ordre qui règne sur son établi. Jaurès, Belkacem, Massoud étaient de ces bons ouvriers aptes à construire un ordre nouveau contre un système inique bien établi. Jaurès voulait organiser la souveraineté de tous dans l'ordre économique comme dans l'ordre politique, sous « la discipline d'un clair idéal ». Belkacem évoquait « l’unité et la discipline » qui régnait au sein des instances de commandement de la Révolution. Massoud se référait à Gengis Khan comme modèle qui sut par son génie militaire et politique unifier les tribus sous la même identité mongole. Il parlait aussi de l'ordre du monde brisé par ceux qui massacrent des innocents et tuent l'amour.*
Mais les sociétés sont parcourues d'une faille comme celle qui parcourt « Les 72 immortelles » de Jean A. Chérasse, contributeur fort apprécié du Club, connu sous le pseudonyme de Vingtras. Il rapporte : 24 mars 1871, septième journée de la fraternité, les trois généraux de la Commune affirment leur goût de l'ordre et leur détermination à le faire respecter afin d'assurer le rétablissement de l'entente sociale entre tous les citoyens. Pourtant, l'auteur qualifie la Commune de « pulsion libertaire rejetant toute autorité même providentielle » et cite le poème de Victor Hugo « Pas de représailles ».
Et les sociétés firent effectivement preuve d'une grande indulgence, coupable, envers les assassins de Jaurès, Belkacem et Massoud comme pour les remercier de les avoir débarrassé de ces hommes à la légitimité trop encombrante. Comme l'écrivait Jean-Pierre Chabrol, cité par JAC : « Les révolutions meurent d'indulgence.»
Heureusement, les univers de Jaurès, Belkacem et Massoud n'ont pas été complètement « emportés dans le tombeau »** et il est important, au moment où le néolibéralisme est la cause indéfendable qui s'impose contre l'écologie, de mieux appréhender la loi des dispersions…qui divisent, selon Jaurès, l'humanité (en) groupes multiples, séparés, défiants, souvent ennemis.
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Dans le billet intitulé « Côté Face », j'ai introduit la courbe du changement, un concept largement répandu sur les étapes que traverse chaque individu confronté au changement, lorsqu'il vit un deuil, lorsqu'il apprend à faire « sans ». Le billet « Côté Pile » me donne l'occasion de proposer une courbe miroir où figurent les jalons pour apprendre à faire « avec » un système inique, collectivement. 'pata-histoire ? Le modèle fonctionne plutôt bien :
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Louis Barthas est selon moi l'incarnation la plus aboutie de la révolution sociale voulue par Jean Jaurès, l'homme qui a réussi la mutation entre Hier et Demain.
Un soir, quelques temps avant la guerre 14-18, le fils de Louis Barthas dut rédiger une ligne de résumé d'une leçon d'histoire sur Thiers, dans le sens de : Thiers, libérateur du territoire. Louis Barthas, ouvrier agricole, dit à son fils :« Attends, je vais le faire moi-même, ce résumé.» Et il écrivit : Thiers, le bourreau de la Commune, l'assassin de la classe ouvrière. Le lendemain, son fils tremblait en allant à l'école. Mais, le maître, en prenant le cahier, rougit, pâlit, le referma et n'en parla plus.
Ayant bénéficié de l'enseignement d'un hussard noir, Louis Barthas a parfait en autodidacte sa culture. Elle va l'aider à préserver sa dignité d'homme au cours de ses quatre ans de mobilisation, vécue par lui comme un retour à l'esclavagisme. Elle va lui permettre de témoigner de la barbarie d'une guerre où la fraternité envers ses camarades comme des soldats allemands restait le dernier rempart de la civilisation. Après guerre, il va participer à la création d'une cave coopérative et à la fondation du syndicat des ouvriers agricoles. Membre du Parti socialiste, il fut conseiller municipal dans l’opposition. Enfin, son fils va être maire d'une petite commune de l'Aude, Peyriac-Minervois, mais aussi résistant durant la seconde Guerre Mondiale. Louis Barthas a réalisé toutes les ambitions de la Commune exception faite de l'ordre libertaire, soit parce que cet ordre libertaire n'est pas la substantifique moelle de la Commune, soit parce que le drapeau rouge de la Commune de Narbonne était porté par des viticulteurs qui savaient que la vigne se taille.
Comment être à la hauteur de Louis Barthas ? La question qui se pose à nous est de moderniser notre idéal et les combats à mener.
- Il y a ceux qui cherchent à comprendre le nouveau système (c'est l'objet de ce blog) afin de dessiner un clair idéal;
- Il y a ceux qui expérimentent de nouveaux modes de combat comme établir une ZAD contre des projets aux impacts écologiques désastreux. Pour ne pas changer le mode intensif de l'agriculture, la ponction de l'eau dans les nappes phréatiques ponctionne aussi l'avenir des ressources en eau, notre futur commun.
- Enfin, il y a les bravaches qui se battent selon les références d'hier. Ceux-là sont les meilleurs amis du Pouvoir. Au nom des valeurs de la République, ils prennent la liberté de tuer les deux premières catégories pour se maintenir à leur place. A n'importe quel prix. C'est leur liberté !
Être traité d'éco-terroriste, c'est déjà avoir une cible dans le dos. Attention : on raconte que les lions meurent au moment du Grand Soir.
*Olivier Wever La confession de Massoud **Jean Jaurès De la réalité du monde sensible