Pour commencer en douceur, prenons l’exemple donné aux étudiants et donc futurs économistes ou dirigeants.
En autarcie :
Chaque pays a 3 habitants produisant du vin ou du fromage. Les viticulteurs de A produisent trois fois plus de vin que ceux de B. Les producteurs de fromage de A produisent 5 fromages contre 4 dans B.
- Total de 16 vins et 9 fromages
Ricardo nous explique que les pays ont intérêt à se spécialiser dans leur point fort, quand bien même un pays (ici A) serait plus productif en tout :
En libre-échange :
Agrandissement : Illustration 2
- Total de 18 vins et 12 fromages
- En échangeant les pays peuvent par exemple obtenir
- A => 13 vins et 7 fromages (donc +1 vin et +2 fromages)
- B => 5 vins et 5 fromages (donc +1 vin et +1 fromage)
En se spécialisant, les pays ont ensemble produit plus de biens. Nos dirigeants et les économistes libéraux en déduisent donc qu’en se spécialisant et en abattant les barrières douanières la production augmente, donc la consommation, donc la satisfaction donc le bonheur. Nous pouvons conclure que le libre-échange est donc une bénédiction tombée du ciel qui apportera la félicité à tous. A moins que…
Ce raisonnement (daté) est truffé de failles et ne prend pas en compte un grand nombre d’éléments du réel. D’ailleurs parlons du réel. Deux facteurs cruciaux (notamment) manquent à ce schéma : la taille des populations et les salaires[1].
Libre-échange et taille des populations
Reprenons le schéma précédent mais avec des populations différentes entre A et B. Par exemple, prenons le cas de la France (66 millions, que nous poserons à 66 pour simplifier) et… la Chine (1.390 millions, que nous poserons à 1.390).
Imaginons une situation initiale où les 2 pays fabriquent chacun 2 produits (A et B) en mettant à chaque fois 50% de leur population pour ce faire. Posons enfin que les français sont largement plus efficaces (avantage comparatif) :
Agrandissement : Illustration 3
Nous obtenons une situation où les français devraient selon Ricardo (et les tenants du libre-échange) se spécialiser en A alors que les chinois devraient se spécialiser en B.
Agrandissement : Illustration 4
Si la production de B a largement augmenté, celle de A s’est effondrée. Nous divergeons de l’exemple de Ricardo où les populations ont plus de vin et de fromages. Pour répondre à la demande de A, que nous poserons à 926 (comme dans la situation initiale), les chinois doivent donc eux aussi en produire. Nous obtenons :
Agrandissement : Illustration 5
Nous voici donc dans une situation où la production de A est maintenue et les habitants de Chine et de France peuvent se partager 1.852 B au lieu des 1.555 initiaux. Le libre-échange et la spécialisation aboutissent bien à plus de produits à se partager[2].
Cependant, il convient de noter que sur le produit B la France est en situation d’absolue dépendance. Pire, en se spécialisant fortement, la France perd dans cet exemple les compétences, les usines, les machines, les savoirs faire pour produire B. Dans le réel, ce produit B pourrait s’appeler masques, médicaments, téléphonie, panneaux solaires… ou tant d’autres. Pour la perte de compétences, nous pouvons citer les soudures de l’EPR.[3]
Concernant le produit A, nous ne sommes pas vraiment dans une spécialisation Ricardienne. En effet, la Chine produit elle aussi du A, même plus que la France. Les deux pays sont donc en situation de concurrence. Une concurrence que la Chine pourrait souhaiter évincer par exemple en choisissant la configuration suivante :
Agrandissement : Illustration 6
Dans cet configuration, la Chine assure la demande en B, mais investit également dans A. Ce faisant, ils produisent nettement plus que la France et peuvent donc par exemple… baisser les prix ? Ainsi ils pourraient prendre des parts de marché à la production française.
En introduisant les prix, nous nous écartons encore plus du modèle de Ricardo. En effet, son modèle est, comme nombre de ceux de son temps, trop simpliste pour les prendre en compte et en ignore donc les effets. S’il est anachronique d’attaquer Ricardo sur le dumping commercial/social, il est au mieux idiot de ne pas le prendre en compte au XXIème siècle.
En conclusion de cette partie, nous pouvons noter que le modèle de Ricardo tombe dès lors que les populations sont trop différentes. Pour le rétablir, il faudrait a minima que les petits pays soient autant de fois plus performants qu’ils sont moins peuplés. En l’espèce, il faudrait que les français soient au moins 21 fois plus productifs. Sans cela, les situations de concurrence entre pays sont inévitables. Avec des différentiels de populations trop importants, les grands pays auront toujours la possibilité de mettre en péril l’industrie des plus petits.
Libre-échange, salaires et paix sociale
Stolper et Samuelson[4] énoncent en 1941 dans le théorème qui porte leurs noms que dans le cas où deux pays commercent, si l’un produit des biens de haute technologie (pays riche) et l’autre a une forte population et produit des biens de faible complexité (pays pauvre), les conditions des travailleurs (salaires) vont diverger dans le pays riche et converger dans le pays pauvre. De façon plus prosaïque, les auteurs montrent qu’il y a des gagnants et des perdants du libre-échange.
Agrandissement : Illustration 7
Certains diront que cette vision est caricaturale, populiste ou simpliste… mais lorsque P. Krugman[5] constate la même chose[6] 75 ans plus tard, les anathèmes doivent laisser place à la raison.
Krugman ajoute que la baisse de salaires dans les pays développés pour les travailleurs peu qualifiés est supérieure à la baisse des prix des biens importés grâce au libre-échange.
Pour reprendre son exemple, les prix baissent de 10% mais les salaires des peu éduqués baissent de 15%, le pouvoir d’achat baisse donc pour les classes populaires. Quant aux personnes éduquées des pays riches, elles touchent de meilleurs salaires en plus de payer les produits moins chers ! Win-Win vs lose-lose. Gagnants et perdants de la mondialisation. Pour la paix sociale, il faudra repasser.
Concernant les personnes éduquées des pays pauvres pour qui les salaires ont une tendance baissière, ils auront (et ont déjà) des opportunités d’émigrations vers les pays riches où leur savoir sera davantage valorisé. Nous observons donc une fuite des cerveaux qui accentue les inégalités de savoir et de compétences entre les pays riches et les autres.
Plutôt que de citer une pléthore de chiffres, prenons ici un simple exemple. H. Ouane énonce dans un rapport de la CNUCED[7] : l'Île-de-France compte plus de médecins béninois que le Bénin[8]. Rappelons que le Bénin et l’Ile de France ont des populations sensiblement équivalentes avec respectivement 11 millions et 12 millions d’habitants ce qui illustre encore davantage le caractère catastrophique de la situation.
Résumons.
Dans les pays riches :
- les pauvres s’appauvrissent et entrent en concurrence (souvent déloyale) avec les travailleurs des pays pauvres
- les classes aisées gagnent en salaire et pouvoir d’achat
Dans les pays pauvres :
- les pauvres sont plus nombreux à accéder à la classe moyenne
- les classes aisées s’enrichissent peu ou pas et ont tendance à s’expatrier vers les pays riches.
Perspective historique et conclusion
Les idées ne tombent pas du ciel, elles sont le produit d’un contexte, d’une époque, d’intérêts… Le libre-échange n’y déroge pas. Alors quel est le contexte de cette idée ?
Les travaux de D. Riccardo ont été publiés en Angleterre en 1817, au lendemain des guerres napoléoniennes. Durant ces dernières, l’Empereur français se sachant incapable d’attaquer le Royaume-Uni sur ses terres, imposera un blocus commercial pour l’asphyxier. Dans les faits, les états amis (vassaux serait plus juste) de la France ne peuvent commercer avec les britanniques. L’Italie, l’Espagne, les Pays-Bas, les royaumes et principautés germaniques et d’autres respecteront dans l’ensemble cet embargo. Si Napoléon choisit cette méthode, c’est parce que le Royaume-Uni est LA puissance industrielle européenne de son temps et bénéficie grandement du commerce international, exportant des biens de haute technologie (pour l’époque) et donc de haute valeur ajoutée.
Que D. Ricardo défende l’idée de libre-échange en 1817, après un blocus douloureux, quand son pays est le plus industrialisé du monde, le plus exportateur (au moins d’Europe) et à la tête du plus grand empire colonial (déjà) lui permettant de créer des débouchés pour sa production n’a donc rien d’étonnant.
Pas plus étonnant que la Chine qui promeut le libre-échange[9], que l’Allemagne qui ne veut pas de relations tendues avec les Etats-Unis[10] (leur premier client devant la France)… Dans tous ces cas, l’idéologie n’est là que pour justifier l’intérêt sonnant et trébuchant.
Nous ne disons pas ici que le commerce international est nécessairement mauvais, mais simplement que comme toute idée, elle est imparfaite et qu’il est dangereux de vouloir l’appliquer de façon dogmatique. Elle a été énoncée par un anglais quand cela était dans l’intérêt de son pays. Dans son exemple, tous sont gagnants.
Mais les effets du libre-échange ne se limitent pas à plus de bien à consommer pour tous, loin s’en faut. Concurrence, dumping, pollution ou décrochage social ne sont qu’une partie des vices cachés du libre-échange. Sans une régulation cohérente, le libre-échange peut s'avérer plus nuisible que positif
Ce sont bien les perdants de la mondialisation qui ont voté pour D. Trump, voté le Brexit ou pris les ronds-points avec leurs gilets jaunes sur le dos. Ont-ils tort ? Difficile d’être affirmatif quand on observe leurs conditions de vie et le fait qu’ils sont chacun à leur manière des perdants de la mondialisation.
Les libéraux rétorqueront que nous avons vécu au-dessus de nos moyens en important des biens à moindre coûts et que les économies s’équilibrant nous ressentons à présent le retour de bâton. Pourquoi pas ? Mais une fois encore, cela ne fait pas partie de la théorie. Il est donc malhonnête de se réclamer d’une théorie dont les effets n’ont rien à voir avec le réel ou avec ce que l’on veut expliquer. Et s’il on veut se réclamer de grands auteurs, pourquoi se limiter à des travaux vieux de plusieurs siècles ? Personne n’essaie de faire de centrale nucléaire en se basant uniquement sur Newton et en négligeant Einstein ! Heureusement.
[1] Ces 2 facteurs ne sont pas exhaustifs. Nous pouvons citer entre autres : les externalités climatiques, la faiblesse des hypothèses, notamment la capacité à réorienter la production d’un pays, l’idée que les pays ont accès aux mêmes savoirs, l’absence d’économies d’échelles, l’absence de seuils minimums (non le Vatican ne peut pas produire seul des Airbus, même si la théorie pense que les le Pape devrait vendre des avions plutôt que de donner des hosties)…
[2] Nous pourrions aisément créer des situations où il y aurait plus de A et de B qu’en situation initiale
[3] La technologie fonctionne déjà en Chine alors que la France accumule les retards
[4] Economistes américains du XXème siècle, tous deux notamment diplômés d’Harvard et tous deux professeurs d’université
[5] Prix Nobel d’économie 2008
[6] Source : chronique du 14 mai 2007 au NY Times
[7] Conférence des Nations Unies sur le Commerce Et le Développement
[8] Source : Libération
[9] Comme Xi Jinping à Davos en 2017
[10] Refus de la taxe GAFA par exemple