Si la problématique de l’endettement public a occupé un large pan des débats économiques au cours des dernières années (a fortiori depuis la crise des subprimes de 2008[1]), justifiant dans la foulée les politiques de rigueur budgétaire par le discours mainstream, nul doute que cette question va revenir en force dans les prochains mois. Mieux encore : les réflexions qui l’entourent occupent d’ores et déjà la scène médiatique (annulation, restructuration, etc.)[2]. Or, dans la mesure où la pandémie de coronavirus a provoqué un recul sans précédent de l’activité économique (- 8,3 % du PIB pour l’année 2020, selon les plus récentes estimations de l’INSEE) et où le système de protection sociale a permis bon gré mal gré au système (marchand) de ne pas s’effondrer totalement, l’enjeu ne saurait de facto se limiter à son seul aspect théorique – bien qu’un retour sur ses présupposés idéologiques ne doive pas être d’emblée écarté.
Fait étonnant pour être mentionné : alors que la dette publique s’est envolée pour atteindre 120 % de la production annuelle nationale (expression chiffrée du quoi qu’il en coûte...), certains penseurs orthodoxes critiques, Patrick Artus[3] en tête, s’interrogent aujourd’hui sur la pertinence, voire sur la faisabilité, de son remboursement (devenu peut-être, au fil des ans, irréalisable).
Présentée ad nauseam comme une « contrainte incontournable », mâtinée de considérations morales, la dette publique semble désormais de moins en moins contraignante... Sauf, bien sûr, pour les partisans dogmatiques d’un néolibéralisme normativement sans alternative. D’où ce retour sur ses « fondements théoriques » précédemment évoqué... C’est ce à quoi nous invite l’économiste Bruno Tinel (professeur à Paris-I-Panthéon-Sorbonne), auteur d’un court (mais éclairant) texte sur le sujet[4].
La monnaie : angle mort de la théorie standard
Si, d’un point de vue arithmétique, la dette publique correspond à la somme globale des déficits annuels, lesquels expriment des recettes inférieures aux dépenses, il importe de souligner d’office que cette vision purement mathématique n’épuise guère sa complexité macroéconomique. Les préceptes ordolibéraux de l’Union européenne, renforcés par le Pacte de Stabilité de 2013, en ont certes fait l’alpha et l’oméga d’une politique « budgétaire » responsable (cette dernière devant également être mise en lien avec une politique monétaire essentiellement concentrée sur la contention de l’inflation) ; toutefois, en se penchant sur ce qu’est concrètement la monnaie, « imaginer un monde sans dette publique [...] n’a pas grande signification ». Car, à rebours de la conception néoclassique selon laquelle la monnaie est définie grosso modo comme un simple instrument (à la neutralité revendiquée) visant à rendre possibles les échanges à grande échelle (un voile jeté sur la réalité des échanges, selon la locution consacrée), celle-ci joue un rôle nettement plus déterminant (et incontestablement moins simpliste)[5].
Comme le rappelle B. Tinel, en s’interrogeant sur sa circulation effective, la monnaie est fondamentalement « une reconnaissance de dette qui circule et qui sert à payer, et se crée au fil des besoins des États, des entreprises et des ménages, à mesure que de nouveaux crédits sont accordés ». Ainsi les conditions de possibilité d’une telle circulation reposent-elles sur le fait qu’il y ait, en moyenne, « davantage de dettes contractées que de dettes remboursées ». En d’autres mots, « si tout le monde venait à rembourser ses dettes en même temps, alors tout le monde demanderait de la monnaie en même temps contre des titres ou des biens ». Les transactions cesseraient, ce qui marquerait littéralement la cessation de l’activité économique (comprise au sens large)[6].
En outre, en nous plaçant sur le terrain de l’anthropologie et/ou de la sociologie, nous pouvons soutenir que la dette, par sa centralité institutionnelle, excède sa dimension strictement monétaire (sans évidemment la désavouer) ; elle désigne substantiellement une « relation sociale »[7]. La « monnaie existe et circule » : tel est donc le constat matériel qui permet à une société forcément endettée de fonctionner de manière efficiente. Dit autrement : la dette fait « partie intégrante du système économique [et] la considérer comme mauvaise en soi n’a aucun sens ».
Folie dépensière ou mutation macroéconomique ?
Néanmoins, si d’aucuns, parmi les tenants de la théorie néoclassique, peuvent volontiers reconnaître cette dimension éminemment sociale de l’endettement public (et sa fonction primordiale dans la création monétaire), certains considèrent toujours que ce dernier ne doit point dépasser un seuil (optimal), au risque d’entraver une croissance sacralisée. La célèbre thèse de Reinhart et Rogoff publiée en 2010 – mais sèchement désavouée depuis –, qui fixait cette ligne à rouge à 90 % du PIB, résume parfaitement le biais idéologique du discours dominant, lequel ne cesse de stigmatiser les dépenses sociales (et la soi-disant gabegie qu’elles expriment)[8], jugées seules responsables du creusement des déficits. Dans cette optique pour le moins réductrice, la résorption de ceux-ci passe nécessairement (du moins, prioritairement) par le déploiement de mesures austéritaires – nommées habilement réformes structurelles, gages d’une efficacité pourtant controuvée –, et, de ce fait, par la diminution des transferts sociaux (sous toutes ses formes) et le démantèlement lucratif des services rendus à la population.
Présentée sous les traits d’une « consolidation budgétaire », cette vue de l’esprit aboutit à un résultat diamétralement opposé, comme le corrobore l’exemple européen aux débuts des années 2010 : l’austérité ne provoque guère un choc de confiance stimulant l’investissement (privé) et favorisant les embauches (selon une version à peine déguisée de la théorie du ruissellement) ; elle nourrit a contrario « une activité médiocre et l’attentisme [...], ce qui produit en retour de faibles rentrées fiscales. Ainsi, les dettes publiques augmentent (certes, de moins en moins rapidement) mais, comme les PIB font de même, les ratios de dettes publiques dans le PIB ne baissent pas ou peu » (voire, dans certains cas, progressent irrésistiblement).
Quoique cette illustration d’une situation particulière puisse être vue comme un moment spécifique (lequel, cependant, rappelle étrangement les plans d’ajustement structurel imposés aux pays en voie de développement par le FMI...), la question demeure : les dépenses publiques sont-elles réellement seules en cause ? Et, comme il fallait s’y attendre, un bref survol historique apporte un cinglant démenti à cette antienne de la pensée dominante...
B.Tinel le récapitule d’ailleurs ici sommairement (tout en débusquant au passage maints points aveugles des réquisitoires promouvant invariablement la rigueur) : « l’importance de la dette publique passée dépend en particulier de l’écart entre le taux d’intérêt [...] et le taux de croissance ». Plus ce dernier est important, « moins la dette pèse lourd, puisqu’elle représente une part de moins en moins importante du PIB. Inversement, plus le taux d’intérêt est élevé, plus la dette passée coûte cher à l’État » – son financement étant mécaniquement plus onéreux.
Or, à la charnière des années 70 et des années 80 (période que l’on considère rétrospectivement comme le véritable coup d’envoi de la rationalité néolibérale), nous avons assisté à un changement majeur (et draconien) de la politique monétaire américaine (changement qui a eu un impact mondial) : afin de juguler une inflation galopante (propre à la stagflation qui sévissait depuis le premier choc pétrolier), la FED a procédé à un relèvement significatif des taux d’intérêts. Si ce dispositif monétaire a indiscutablement atteint sa cible (l’inflation a incontestablement reculé) et rétabli le taux de profit des entreprises (via notamment une financiarisation tous azimuts amorcée conjointement), il a, dans la foulée, entraîné un effet pérenne (et prévisible) : un ralentissement de la croissance (bien que celui-ci puisse être vu, sur le long terme, comme le symptôme structurel d’une cause plus profonde, à savoir le fléchissement des gains de productivité, cette tendance ayant par ailleurs été doctement démontrée et abondamment documentée par Jean Gadrey[9]).
Cette configuration macroéconomique (et dynamique[10]), qui a marqué les décennies suivantes, peut être résumée ainsi : la majoration des taux d’intérêt a eu un impact négatif sur l’investissement (privé et public) – les emprunts étant désormais plus coûteux –, affectant en contrepartie une croissance économique pourtant totémisée par le discours mainstream. Rétroactivement, le gonflement de la dette publique n’apparaît plus comme l’inéluctable conséquence d’une élévation incontrôlable des dépenses sociales ; il reflète plutôt un « effet boule de neige ». Pour la France, soutient Tinel, cet effet « explique entre un tiers et la moitié de la hausse de la part de la dette publique dans le PIB entre 1980 et 2008 ».
Si les chiffres ne mentent pas, en suivant le célèbre dicton, il n’est peut-être pas inutile, en revanche, de rappeler l’obligation scientifique de leur poser les bonnes questions – a fortiori lorsque l’on considère leur inhérente portée diachronique...
*
Au cours des quatre dernières décennies (soit depuis le début de l’ère néolibérale), nous avons manifestement assisté à une décélération de la croissance, d’où les récents débats sur l’éventualité d’une stagnation séculaire (et les tentatives pour en conjurer le sort révèlent par ailleurs les apories de maintes approches technophiles, cherchant à contourner économétriquement ce tassement des gains de productivité précédemment invoqué[11]). Qui plus est, au cours de cette même période, non seulement les crises se sont multipliées, mais elles ont atteint une ampleur que les années d’après-guerre n’ont point connue. L’hypothèse d’instabilité financière formulée par Minsky au siècle dernier éclaire assurément le fonctionnement intrinsèque du capitalisme lorsque l’on a affaibli structurellement ses stabilisateurs – ces derniers jouant de surcroît un rôle majeur dans l’atténuation des disparités socioéconomiques[12].
In fine, « alors que la dépense publique est sans cesse accusée d’être la principale cause de la hausse du poids des dettes publiques », l’histoire, riche de données empiriques, réfute sans ambages cette fable néoclassique ; depuis les années 80, en effet, les pays industriels « ont ralenti leurs dépenses, qui du coup provoquent de moins en moins de croissance » (B. Tinel).
Et parmi ces dépenses désormais restreintes se trouve sans aucun doute l’investissement public, dont on ne saurait ne pas reconnaître la centralité pour le dynamisme économique – et le progrès social qui lui est potentiellement lié – à court et à long termes.
Ce sera l’objet du second volet...
[1] Pour donner un aperçu chiffré : entre 2007 et 2012, le ratio de dette publique est passé de 57,5 % à 85,3 % au sein de l’Union européenne.
[2] Voir sur le sujet : GODIN, R., « Annulation de la dette publique : pomme de discorde des économistes hétérodoxes », Mediapart, 21 janvier 2021.
[3] Voir entre autres articles : ARTUS, P., « Il ne sera pas nécessaire de rembourser la dette publique », Le Point, 30 mai 2020. Quoique cet économiste s’en défende, son approche rejoint plusieurs aspects de la MMT, notamment lorsqu’il traite de la monétisation de la dette... Nous pourrions également ajouter que P. Artus milite d’ores et déjà pour une... hausse de salaires...
[4] TINEL, B., « Dette publique : contrainte incontournable ? », dans : Manuel indocile de sciences sociales, Paris, La Découverte, 2019, pp. 171 à 179. Les prochaines citations, sauf mentions contraires, sont tirées de ce texte.
[5] Pour une présentation plus exhaustive, voir : KEEN, S., Pouvons-nous éviter une autre crise financière ?, traduction de E. Roy, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017, pp. 111 à 113.
[6] Ces dernières assertions rejoignent l’un des postulats fondateurs de la MMT, à savoir la nature institutionnelle de la monnaie. (Voir : COVA, H., « Quand la Modern Monetary Theory vient à la rescousse de l’économie », Mediapart, 28 avril 2020.)
[7] HARRIBEY, J.-M., « La dette publique racontée aux citoyens », Alternatives économiques, 15 janvier 2021.
[8] Voir sur le sujet : COVA, H., « Dépenses publiques : quand l’"exactitude" des chiffres déforme la réalité », Mediapart, 25 avril 2019.
[9] Voir sur le sujet (sur lequel j’ai à maintes reprises insisté) : GADREY, J., Adieu la croissance, Paris, Les Petits Matins, 2015 (troisième édition) ; et : COVA, H., « Crise du capitalisme et stagnation séculaire : quelques observations critiques », Mediapart, 25 octobre 2018.
[10] Comme l’a souligné, dès les années 70, Fred Hirsch, l’une des failles de la théorie standard consiste à appréhender une situation dynamique à partir de concepts statiques. Dans le cas présent, la baisse des dépenses publiques ne conduit donc pas à une réduction des déficits ; elle affecte l’investissement productif, pourtant nécessaire au dynamisme économique. (Voir : COVA, H., « L’actualité d’une pensée : Fred Hirsch et les biens positionnels (2/3) », Mediapart, 1er décembre 2020.)
[11] Voir : HUSSON, M. : « Et Philippe Aghion corrigea la croissance », À l’encontre, Juillet 2017.
[12] MINSKY, H., L’hypothèse d’instabilité financière, traduction de F.-X. Priour, Paris, Diaphanes, 2013.