Certaines contradictions, lorsqu’elles surgissent inopinément dans une démonstration apparemment rigoureuse, semblent plus éloquentes que les preuves venant soi-disant l’étayer. Comme si, au moment où les faits contredisaient les prémisses d’un raisonnement formellement cohérent, le recours à une posture de surplomb apparaissait comme l’ultime tentative de sauver les meubles d’une doctrine relevant moins de la science que de l’idéologie. L’économiste américain Michael Hudson – qui, d’ailleurs, n’est pas sans ironiser sur les subterfuges méthodologiques d’une discipline se prétendant science des hypothèses – résume malicieusement ce positionnement : « En théorie, il n’y a pas de différence entre la théorie et la pratique ; en pratique, il y en a une »[1].
Le dernier rapport du FMI[2] portant sur les prévisions budgétaires de l’État français correspond précisément à ce paradoxal exercice d’équilibre. Alors que l’organisme international adresse au gouvernement un satisfecit pour la gestion économique de la crise sanitaire (sic !), où les dépenses publiques ont fortement augmenté afin de ne pas laisser l’activité productive totalement s’effondrer, cette analyse (la théorie) ne tarde pas à revenir aux usuelles préconisations néolibérales (la pratique) – lesquelles, donc, contredisent précisément les politiques d’urgence mises en œuvre par le pouvoir exécutif, pourtant célébrées pour leur efficacité circonstancielle.
Certes, ce n’est pas la première fois que le FMI voit son credo malmené par ses propres études[3]. Toutefois, ces recommandations interviennent dans un contexte fort particulier, marqué par un climat d’incertitude inédit, observable à tous les échelons. Ainsi, bien que la pandémie ne soit pas entièrement maîtrisée et qu’une poussée de l’inflation[4] liée à la désorganisation prévisible des chaînes d’approvisionnement laisse entrevoir une hausse substantielle des taux d’intérêt et un ajournement corrélatif des investissements, la préoccupation première est-elle la réduction coûte que coûte du déficit public. Or, cet agenda néglige autant les néfastes contrecoups macroéconomiques que les dramatiques conséquences sociales (creusement des inégalités, renforcement de la précarité, etc.).
En effet, sur cette coutumière question du déficit public, l’« institution multilatérale » demeure visiblement dubitative quant aux ambitions fixées par Bercy : si, aujourd’hui, le déficit se situe autour de 5 % du Produit Intérieur Brut, l’objectif fixé par le gouvernement est bien de le ramener à 3 % d’ici 2027. Malgré cet effort « notable » – et fidèle à la pensée dominante –, cette cible ne permettrait pas de dégager une capacité budgétaire suffisante, apte à réduire suffisamment le ratio dette/PIB d’ici 5 ans. Aussi est-il dicté d’appliquer des mesures plus énergiques (c’est-à-dire des politiques d’austérité) afin de limiter le déficit à 2,2 % en 2026 (pour un endettement public plafonné à 114 % du PIB).
Sans surprise, le FMI considère la compression des dépenses publiques « politiquement faisable », laquelle compression n’entraverait pas, « à ses yeux », « la prestation des services publics ». Dans un esprit parfaitement conforme à la doxa néoclassique (fondée, rappelons-le, sur la rationalité des agents), « la simplification et l’unification des régimes de minima sociaux pourraient améliorer les incitations à accroître l’activité, mieux cibler les personnes les plus démunies et générer des gains d’efficacité ».
En outre (et, de nouveau, ce n’est guère étonnant...), le Fonds regrette le report de la réforme des retraites, le retard pris dans la refonte des modalités de calcul des allocations-chômage et l’abandon (temporaire ?) de la suppression de 120 000 postes de fonctionnaires... En d’autres termes, peu importe la situation actuelle (et à venir), rien ne doit arrêter le train des « réformes structurelles ». De toute évidence, les leçons de la gestion de la crise des subprimes n’ont pas été tirées, quitte à répéter les erreurs commises au début des années 2010...
Une croissance fragile...
D’aucuns mentionneront que la croissance française a connu un « fort rebond » en 2021, soit 7 % du PIB. Et, fait à souligner, cette bonne performance dépasse largement les estimations (et les espérances) des conjoncturistes, qui, au début de l'année dernière, tablaient plutôt sur une progression d’environ 5 %. Outre que ces chiffres ne doivent pas dissimuler les particularités du modèle hexagonal, davantage axé sur les services que sur les infrastructures industrielles (particulièrement perturbées par le Covid), ni l’aggravation manifeste des disparités socioéconomiques et de la pauvreté[5], il est difficile ne pas relier cette apparente bonne santé de l’économie aux dispositifs de soutien aux entreprises (via notamment le recours au chômage partiel) et aux ménages[6].
Dit autrement : la diminution drastique des dépenses publiques, envisagée par le gouvernement – et relayée immanquablement par une institution se lovant idéologiquement dans la surenchère arithmétique – ne peut qu’inverser à terme une tendance pour le moins fragile... Dans cette optique, le beau temps de ce début d’année n’est point nécessairement le gage météorologique d’une décennie ensoleillée...
Ce scénario conjoncturel recoupe, qui plus est, les projections de la Banque Mondiale, laquelle n’exclut pas un « atterrissage brutal » de l’économie en 2022, ou, du moins, un essoufflement significatif de la demande (après un rattrapage spectaculaire en 2021). Reflet d’un environnement incertain propre à « la propagation rapide du variant Omicron », couplé à un ralentissement tangible des principales économies (Chine et États-Unis en tête), l’éventualité d’une récession repose aussi sur des éléments clairement identifiables (et établis bien avant la pandémie) : l’amplification des inégalités et la pression inflationniste[7] dérivant de la désorganisation (et de la désynchronisation) de la production à l’échelle planétaire. Combinés au retrait annoncé « des mesures de soutien budgétaire et monétaire à travers le monde », ces facteurs ne sont pas sans mettre à mal, de manière systématique, les habituelles consignes néolibérales du FMI[8]...
En d’autres mots, non seulement l’obsession d’un pressurage des dépenses étatiques, présenté comme l’alpha et l’oméga de l’équilibre budgétaire (au détriment, par exemple, d’une transformation en profondeur de la fiscalité, alignée sur les principes de la justice sociale[9]) est partiale, mais elle est aussi partielle. En omettant les retombées macroéconomiques des sommes investies par les pouvoirs publics, cette vision des choses occulte une partie (sans doute la plus importante...) de l’équation. Et le mécanisme, mis en lumière par la pensée keynésienne, permettant sa « résolution » est connu sous le nom de multiplicateur budgétaire : « lorsque le gouvernement décide d’augmenter ses dépenses, les revenus perçus [...] vont augmenter, car les dépenses d’un acteur [...] sont les revenus d’autres acteurs. Ces revenus supplémentaires vont générer un nouveau flux de dépenses (sous forme de consommation ou d’investissement) au sein de l’économie et générer à nouveau... des revenus »[10].
D’où la nocivité d’une politique rigoureuse de réduction accélérée des déficits, a fortiori au moment où, derechef, la machine risque fortement de s’enrayer (et ce, pour un temps indéfini). « Les politiques d’austérité menées en période de récession sont donc mortifères économiquement parce qu’elles aggravent la récession, ou, a minima, entretiennent une stagnation durable »[11]. Jumelée à une dégradation de la qualité de vie d’une partie grandissante de la population, cette conception trahit d’emblée son absurdité – tout en entravant paradoxalement le « retour de la croissance », fétiche du discours mainstream...
Les réels effets des réformes structurelles...
Quant aux éternelles injonctions concernant les « réformes structurelles » qui se succèdent depuis (déjà) quatre décennies – mais qui ont vu leur rythme s’intensifier au cours des dernières années –, leurs funestes conséquences socioéconomiques ont été abondamment documentées. Incarnations technocratiques de la rationalité néolibérale, ces réformes n’ont guère permis, c’est le moins que l’on puisse dire, de surmonter les problèmes qu’elles prétendaient résoudre (que l’on songe ici à la flexibilisation du marché du travail...). En revanche, elles ont grandement contribué au rétablissement d’un taux de profit maximal (nonobstant le ralentissement historique des gains de productivité), tout en favorisant un transfert des richesses produites par le travail vers le capital (un ruissellement à l’envers, selon la locution consacrée).
Le nouveau mode de calcul des indemnités de l’assurance-chômage, retoqué à maintes reprises par le Conseil Constitutionnel, participe assurément de cette logique contestable[12]. Or, comme nous l’avons entr’aperçu, le FMI avait, du bout des lèvres, émis des réserves sur l’efficience des politiques néolibérales – sans pour autant, faut-il croire, tourner le dos à ses préceptes fondamentaux...
Enfin, le leitmotiv néolibéral selon lequel une baisse des dépenses étatiques n’induirait pas une détérioration de la prestation des services publics ne résiste guère à un examen un tant soit peu attentif. La prédictible saturation des hôpitaux, en France comme ailleurs, lors des vagues successives de l’épidémie a dévoilé les effets d’une austérité assumée (et planifiée). « Le Covid-19 a mis en lumière les maux des établissements de santé. Ils prennent leur source dans plus de vingt ans de réformes [...], avec un objectif de réduction des coûts ». Tel est « le coupable qui fait l’unanimité dans les rangs hospitaliers », tant chez les médecins que chez les administratifs : le budget[13].
Quoique certains éditoriaux plaident timidement pour une débureaucratisation des établissements médicaux (se focalisant essentiellement sur l’aspect qualitatif)[14], il devient néanmoins intenable de ne pas considérer la question du financement (du sous-financement, en l’occurrence) comme l’enjeu principal d’une rénovation ambitieuse du système de santé, à rebours de ce proclame le poncif néolibéral, selon lequel on peut faire mieux avec moins... Car, indiscutablement, l’assèchement des ressources pécuniaires ne s’est point matérialisé par « des gains d’efficacité » au fil des ans[15]...
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Alors que la pandémie devait, paraît-il, rabattre les cartes idéologiques et marquer la fin du néolibéralisme (et, dans la foulée, l’abandon de la théorie du ruissellement qui lui sert de caution ad hoc), il semble bien que les institutions internationales (FMI, OCDE...) persistent sans états d’âme dans leurs coutumières recommandations. Si, à la vue des rapports de forces actuels, cette attitude n’est pas surprenante, cette dernière s’oppose cependant à quelques-unes de leurs analyses, qui, publiées depuis au moins le milieu des années 2010, tendaient à remettre en cause, certes parcimonieusement, les habituelles recettes promues à l’envi par la théorie néoclassique. En ce sens, la crise semble bien représenter davantage l’occasion d’un approfondissement d’une logique pernicieuse (mais favorable aux détenteurs de capitaux) que le moment d’une bifurcation salvatrice.
Pourtant, des enquêtes récentes ont clairement démontré l’utilité des dépenses gouvernementales et leur rôle primordial dans la création pérenne de valeur économique. La note de l’INSEE[16], corroborant l’apport mathématique des administrations publiques (APU), va dans ce sens ; les travaux de Jean-Marie Harribey abordant la validation sociale du travail apportent également un éclairage plus que précieux[17]. Aussi d’autres pistes, répondant plus adéquatement aux nombreux défis (sanitaires, économiques, écologiques, géopolitiques...) de notre époque, méritent-elles d’être explorées, à commencer par la mise en œuvre d’une garantie de l’emploi, détaillée dans les écrits de Pavlina Tcherneva[18].
Dans la mesure où les crises révèlent les dysfonctionnements (endogènes) des marchés, il apparaît nécessaire d’établir une stratégie alternative. « La politique économique, affirme Minsky, doit être le reflet d’une vision idéologique ; elle doit s’inspirer des idéaux de ce que pourrait être une bonne société. Et il n’est que trop évident que nous sommes orphelins de toute vision ; nous sommes confrontés à une crise des fins et des objectifs que devrait servir la politique économique »[19].
Formulée il y a déjà 35 ans, cette sentence conserve aujourd’hui toute sa pertinence...
[1] HUDSON, M., Dette, Rente et prédation néolibérale, traduction de T. Mirbel et de C. Petit, Lormont, Le Bord de l’eau, 2020, p. 113. Hudson attribue cet aphorisme au célèbre joueur de baseball Yogi Berra, réputé pour ses phrases laconiques empreintes d’ironie.
[2] HIAULT, R., « Le FMI enjoint à la France de réduire plus rapidement ses dépenses publiques », Les Échos, 26 janvier 2022. Les prochaines citations, sauf mentions contraires, sont tirées de cet article.
[3] Voir notamment sur le sujet : OSTRY, J. D., LOUNGANI, P. et FURCERI, D., « Neoliberalism : Oversold ? », IMF, Juin 2016 ; ORANGE, M., « Taxer les riches ne nuit pas à la croissance », Mediapart, 12 octobre 2017 ; et : COVA, H., « La "science économique" au prisme de l’idéologie », Mediapart, 24 octobre 2017.
[4] CHAVAGNEUX, C., « La peur de l’inflation », Alternatives économiques, Février 2022.
[5] Voir : COVA, H., « Inégalité et pauvreté : une idéologie en butte à la réalité des chiffres », Mediapart, 12 novembre 2020.
[6] Pour une analyse plus exhaustive, voir : GODIN, R., « La France connaît un fort rebond de sa croissance en 2021 », Mediapart, 28 janvier 2022.
[7] Voir sur le sujet : COVA, H., « La déflation par la dette : une approche "pré-systémique" des crises... », Mediapart, 24 janvier 2022.
[8] « La croissance mondiale ralentira jusqu’en 2023, amplifiant le risque d’"atterrissage brutal" dans les économies en développement », La Banque Mondiale (Communiqué de presse), janvier 2022.
[9] Voir sur le sujet : SAEZ, E. et ZUCMAN, G., Le triomphe de l’injustice, traduction de C. Deniard, Paris, Seuil, 2019.
[10] LES ÉCONOMISTES ATTERRÉS, La Dette publique. Précis d’économie citoyenne, Paris, Les Liens qui libèrent, 2020, pp. 39-40.
[11] Ibid., p. 44. (C’est moi qui souligne.)
[12] Voir : COVA, H., « Emploi et précarité : les dangers d’une réforme à sens unique... », Mediapart, 9 juillet 2019.
[13] Voir : STROMBONI, C., « L’hôpital au point de rupture : une crise qui vient de loin », Le Monde, 30 décembre 2021. (C’est moi qui souligne.)
[14] Le Monde, 30 décembre 2021.
[15] Pour une présentation plus exhaustive, voir le dossier d’Alternatives économiques, « Hôpital, enquête sur un naufrage qui aurait pu être évité », Février 2022, pp. 20 à 32.
[16] CARNOT, N. & DEBAUCHE, E., « Dans quelle mesure les administrations publiques contribuent-elles à la production nationale ? », INSEE (Blog), 3 décembre 2021
[17] Voir notamment : HARRIBEY, J.-M., La richesse, la valeur et l’inestimable, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013 ; et : HARRIBEY, J.-M., « L’Insee remet les pendules à l’heure sur le travail des fonctionnaires », Alternatives économiques, 21 décembre 2021. Voir aussi : COVA, H., « Quand les chiffres officiels déconstruisent les discours "officiels"... », Mediapart, 6 janvier 2022.
[18] TCHERNEVA, P., La garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New Deal, traduction de C. Jaquet, Paris, La Découverte, 2021.
[19] MINSKY, H., Stabiliser une économie instable, trad. de A. Verkaeren, Paris, Les Petits Matins, 2008, p. 89.