Comme nous avons pu l’apercevoir et l’expliciter, les diverses tentatives pour sauver les phénomènes – et résoudre dans la foulée le mystérieux déclin des gains de productivité depuis au moins le début des années 70 –, butent sur des obstacles d’ordre structurel qui ne sont pas sans contrarier une vision plus ou moins linéaire d’une histoire économique suivant le fil d’un progrès irrésistible – cette vision n’étant guère dissociable du socle théorique sur lequel s’appuient la conception néoclassique et ses différentes variantes.
Et, au cœur de cette théorie, nous retrouvons la fonction de production, censée rendre compte de la répartition entre le capital (au sens matériel du terme) et le travail (la main d’œuvre) – ces deux composantes étant les variables clefs de cette relation arithmétique. Défendue entre autres auteurs par Paul Samuelson et Robert Solow, cette dernière se verra contredite (sinon réfutée) par l’économiste Joan Robinson[1]. Or, comme nous le verrons, non seulement cette confrontation théorique excède le cadre strictement académique, mais elle apporte quelques éclaircissements plus que salvateurs sur cette érosion des gains de productivité, nonobstant le « dynamisme de l’innovation technologique » (Coutrot), en dénouant certaines confusions sémantiques (au prisme d’un parti pris tendancieusement idéologique).
Dit autrement, une approche critique de la fonction de production n’est pas sans mettre à mal l’idée coutumière que le capital, dans son acception matérielle (et non comme rapport social), est « productif par lui-même ».
La fonction de production : la critique incisive de Joan Robinson
Formulée initialement par le marginaliste Paul H. Wicksteed (1844-1927), la fonction de production trouve sa « forme canonique » à la fin des années 1920, sous la plume de deux chercheurs reconnus : Richard Cobb ((1875-1949), un mathématicien, et Paul Douglas (1892-1976), un économiste. Renommée fonction Cobb-Douglas, cette équation agrégée vise à déterminer l’apport – et à le quantifier – de chaque facteur dans la production globale. Selon sa formulation simplifiée, elle peut ainsi s’énoncer ainsi :
Y = f(L, K) où
Y = production
L = facteur « travail »
K = facteur « capital »
C’est d’ailleurs à partir de sa dérivée que Solow modélisera dans les années 1950 le concours de chacun des deux facteurs à la croissance. Remarquant cependant que « la contribution des quantités de travail et de capital [n’exprime] qu’environ la moitié du taux de croissance économique », le théoricien conclut que cet écart (ce résidu), que les économistes ont par la suite nommé productivité globale des facteurs, constituerait précisément le progrès technologique[2].
Toutefois, la discussion porte bien sur « l’idée même d’agrégation du capital » – c’est-à-dire sur le passage de l’étage microéconomique au niveau macroéconomique (et donc agrégé). Si, en effet, selon la terminologie marxienne, il est possible de définir une unité homogène pour calculer la quantité de travail (le temps moyen nécessaire à la production d’une marchandise), il est beaucoup plus complexe (voire impossible) d’arriver à une mesure analogue pour le capital. D’où ces deux difficultés insolubles relevées par Robinson :
Premièrement, les biens d’équipement d’un secteur à l’autre sont, par essence, hétérogènes. Dans cette optique, « passer du niveau microéconomique au niveau macroéconomique » revient dès lors à regrouper – et à comptabiliser – des outils de production « très différents les uns des autres ». Méthodologiquement, ce saut statistique est forcément périlleux.
Deuxièmement, et encore plus problématique, le calcul de « la valeur du stock de capital » implique de connaître préalablement son prix – « pour obtenir une valeur monétaire ». Or, « ce prix dépend de la détermination du taux de profit », qui est, quant à lui, justement établi à partir du « stock de capital ». « L’argument est [ici] parfaitement circulaire »[3]. Ce que reconnaîtra au final Paul Samuelson lui-même[4]…
Dans la continuité, nous pouvons également appréhender le rôle marginal de la productivité globale des facteurs pour exprimer la contribution du progrès technique au taux de croissance (au niveau macroéconomique). Ne pouvant être calculé que par soustraction (a posteriori), « le résidu s’estompe et disparaît » dès que, statistiquement, l’on « intègre au travail des éléments qualitatifs » (formation, acquisition de compétences, etc.) « et de même aux équipements productifs » (les machines)[5]…
A la source de la confusion, l’origine de la valeur…
Dans un court article publié en mars 2024, Jean-Marie Harribey et Gilles Rotillon (hélas disparu récemment) – Seule la productivité du travail a un sens[6] –, reviennent sur les différentes méprises conceptuelles qui, en inversant la réalité (selon les mots de la philosophe Isabelle Garo), tend à masquer la valeur des choses[7] – et à obombrer comment elle est « créée ».
En d’autres termes, il importe de revenir à l’essentiel – et, par ricochet, aux fondements même de l’économie politique – pour saisir les apories d’une conception où l’augmentation de la productivité pourrait découler du seul rendement du capital. Comme le soulignent opportunément les deux auteurs, derrière les définitions coutumières mobilisées, lesquelles subsument indifféremment, sous la catégorie de facteurs de production, « le travail, le capital, les ressources, la terre, etc. », il existe bel et bien « un refus de considérer que seul le travail produit de la valeur ajoutée ». Certes, nier l’importance des outils (et de leur perfectionnement technologique) dans le processus productif n’a évidemment guère de sens ; en revanche, cette « lapalissade » s’appuie sur le double sens que revêt précisément le concept de capital en économie : à la fois ensemble des biens matériels (les équipements) et rapport social.
Or, confondre sous une même domination « un moyen de production concret (les machines) et la place de ce moyen dans l’organisation sociale, relèvent les deux théoriciens, c’est s’interdire de comprendre la dynamique [réelle] de l’accumulation capitaliste ». A rebours des discours apocalyptiques sur la fin du travail (discours s’appuyant eux-mêmes sur une confusion : celle entre tâches et emplois), il importe donc de dénouer les éventuelles mécompréhensions, lesquelles tendent à assimiler implicitement « un phénomène et les différentes causes de son évolution ». A ce titre, les éléments matériels ne sont pas stricto sensu des « facteurs » ; ils correspondent a contrario, dans leur irréductible diversité et leur fonction respective, à des conditions techniques, jouant naturellement un rôle essentiel dans la production. Rappeler ainsi que seul le travail « ajoute de la valeur » aux choses, c’est donc redéfinir les « équipements productifs » (matériels ou immatériels), non plus comme une variable interchangeable (d’après la thèse de la parfaite permutabilité du travail et du capital)[8], mais comme des moyens concrets pour rehausser justement la productivité du travail. Pour dire les choses autrement, sans travailleurs, la machine productive demeure bel et bien au point mort – ce que, de manière probante, a illustré la pandémie de coronavirus[9]…
En démystifiant les rouages propres à la création de la richesse économique à partir de la « théorie de la valeur-travail », Harribey et Rotillon réaffirment sans ambages, à rebours de ce que véhiculent partialement certaines modélisations économétriques alambiquées, que les enjeux économiques sont de part en part politiques. Ce qui rejoint, dans cet ordre d’idées, le constat de Mariana Mazzucato : « la redéfinition de la valeur doit commencer par un questionnement plus complet des concepts qui fondent une grande partie de la politique actuelle » et, dans cette lignée, son orientation globale[10].
*
Si la critique de Joan Robinson de la fonction de production (re)trouve toute sa contemporanéité, c’est sans doute parce qu’elle remet « indirectement » au centre de l’échiquier économique, la question du travail comme « source ultime » de la création de valeur, tout en ouvrant par extension un raisonnement fécond et complémentaire sur la décélération des gains de productivité.
Par ailleurs, si nous rajoutons à ces considérations sociologiques, dérivant spécifiquement des rapports sociaux de production, la dimension écologique – qui ne saurait, en enrichissant et en complexifiant justement la réflexion, se cantonner à de simples externalités négatives pouvant être aisément « compensées » par des mécanismes au diapason des règles propres au fonctionnement d’un marché garant de l’allocation optimale des ressources sous toutes leurs formes –, nous retrouvons d’ores et déjà les apories, formulées précédemment, de notre organisation économique.
Comme le résume à nouveau Harribey, « si, dans le même temps, se profile une configuration historique inédite qui voit également les ressources [...] naturelles se raréfier ou se détériorer, alors ce n’est plus seulement la variable de répartition qui voit s’épuiser sa capacité d’augmentation du taux de profit, c’est aussi le cas de la variable de l’efficacité du capital ». L’enlisement de la productivité ne trouve donc pas sa cause principale dans une quelconque matérialisation tardive des progrès technologiques, ni dans une inadéquation des instruments statistiques à les calculer avec exactitude ; il paraît a contrario s’inscrire dans une crise multiforme, laquelle possède bel et bien « deux racines jumelées : sociale et écologique ».
En rappelant, en outre, l’impact écologique colossal des technologies du numérique[11], ce sont bien ces enjeux auxquels nous devons, au-delà des équations et des fonctions algébriques[12], nous mesurer…
[1] Ce débat autour de la fonction de production a été qualifié de Querelle des deux Cambridge. En effet, Robinson enseignait l’économie à l’Université de Cambridge en Angleterre, tandis que Samuelson et Solow étaient également professeurs à Cambridge, mais de l’autre côté de l’Atlantique.
[2] Voir sur le sujet : HARRIBEY, J.-M. et ROTILLON, G., « Seule la productivité du travail a un sens », Alternatives économiques, 25 mars 2024. La citation est tirée de cet article.
[3] Sur ces derniers développements, voir : ROCHON, L.-P., « Joan Robinson à l’assaut de la citadelle orthodoxe », dans : L’économie post-keynésienne, Paris, Seuil, 2018, pp. 51 à 67. Les dernières citations sont tirées des pp. 56-57.
[4] Nous pourrons ici faire le lien avec la « fonction de progrès technique », telle que l’a formulée Nicholas Kaldor, (1908-1986) pour « lier la mécanisation aux gains de productivité » (Voir : LORENTZ, L., « Nicolas Kaldor. Le défenseur d’une économie dynamique ancrée dans l’histoire », dans : L’économie post-keynésienne, p.73.
[5] HARRIBEY, J.-M. et ROTILLON, G., « Seule la productivité du travail a un sens », art. cit.
[6] Ibid. (Les prochaines citations, sauf mentions contraires, sont tirées de cet article.)
[7] Voir sur ce thème : MAZZUCATO, M., La valeur des choses. Qui produit et qui profite dans l’économie mondialisée, traduction de C. Beslon, Paris, Fayard, 2023.
[8] Voir aussi : HUSSON, M., « Le Grand bluff de la robotique », A l’encontre, 10 juin 2016.
[9] Voir sur le sujet : HARRIBEY, J.-M., En finir avec le capitalovirus, Paris, Dunod, 2021.
[10] MAZZUCATO, M., op. cit., pp. 361 et 365.
[11] Voir notamment sur le sujet : DURAND, C., Faut-il se passer du numérique pour sauver la planète ?, Paris, Editions Amsterdam, 2025.
[12] Voir aussi : HUSSON, M., Mesurer