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Billet de blog 5 avril 2016

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La (contre-)réforme du Code du Travail : la persistance d'un mythe

Bien que la théorie économique dominante se targue d'une rigueur scientifique implacable, ses dogmes les plus répandus relèvent le plus souvent du mythe. L'actuelle (contre-)réforme du Code du Travail, qui prétend et vise à fluidifier le "marché du travail", en est l'insigne expression. D'où la nécessité d'imposer de nouvelles représentations sociales dans le champ politique...

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Lorsque les économistes mainstream et les différents chroniqueurs invités sur les plateaux célèbrent à l'unisson la philosophie de la Loi El-Khomri, il est difficile de ne pas y voir – honnêteté oblige ! – une cohérence intellectuelle tout à fait en harmonie avec le credo qui la soutient. En effet, derrière les poncifs et autres banalités macroniennes – puisant leur « essence » dans le jargon soporifique d'une modernité soi-disant inéluctable –, il s'agit bien d'une pensée logique qui se manifeste ostensiblement en arrière-plan. Et qui scintille obstinément, malgré les quelques aménagements cosmétiques (les « reculs » mimés par le pouvoir exécutif), lesquels, malgré les cris d'orfraie d'un patronat plus vorace que jamais, ne trompent d'ailleurs que... ceux qui adhèrent à cette philosophie, curieusement (!) vantée pour sa « rigueur scientifique »...

En d'autres termes, l'esprit de la Loi Travail semble entièrement contenu dans les rouages idéologiques qui animent la machine médiatique (et, malheureusement pour elle, les grains de sable s'accumulent...). Or, en dépit d'un pragmatisme en toc qui nous est servi à longueur d'éditoriaux – pragmatisme qui se détourne justement de ses effets socioéconomiques concrets –, cette apparente scientificité n'apparaît plus que comme l'expression formalisée d'un mythe.

Expression formalisée, car il faut bien admettre que, sur un marché du travail idéal (et donc parfaitement concurrentiel), sans friction institutionnelle ni perturbation exogène, le croisement quasi miraculeux de l'offre et de la demande au point d'équilibre (du marché) suggère un degré d'abstraction... qu'aucune analyse empirique ne corrobore. Ce qui n'est guère surprenant, tant les conditions (de possibilité) pour qu'un tel marché existe relèvent d'un parfait alignement des astres1.

Un mythe, car, arrivée à un tel niveau de détachement par rapport à la matérialité du monde social, cette construction théorique produit néanmoins ses propres effets discursifs. D'où sa dimension idéologique : loin d'être un simple voile mensonger jeté sur le réel, le mythe ainsi perçu s'inscrit bel et bien dans les rapports sociaux de production2.

Comme l'a souligné l'économiste Laurent Cordonnier (comme beaucoup d'autres d'ailleurs) dans un ouvrage publié à l'aube des années 2000 – Pas de pitié pour les gueux3 –, ce serait une funeste erreur de ranger sagement cette vision mythologique parmi les idées impuissantes. Spinoza, déjà, nous avait prévenus : il n'y a pas de force intrinsèque à l'idée vraie... Ainsi la puissance de persuasion d'une telle idée réside-t-elle moins, semble-t-il, dans une quelconque adéquation avec la réalité que dans les diverses représentations qu'elle engendre. En ce sens, le mythe est bel et bien une idée pratique (au sens de Mauss) : « une représentation normative de l'être ensemble, qui dit comment la communauté doit s'y prendre, concrètement, pour se conformer à l'image qu'elle se donne d'elle-même »4.

Et la (contre-)réforme du Code du Travail illustre parfaitement cette volonté du mythe à persister dans son être (pour reprendre une formulation d'inspiration lordonienne). Si nous pouvons y déceler plusieurs facettes (plusieurs petites histoires théoriques tissant habilement l'étoffe de cette affabulation néoclassique), deux retiennent toutefois l'attention : 1) la nécessité d'un accroissement de la flexibilité au nom d'une adaptation inéluctable à la globalisation marchande, et 2) l'idée que le travail doit in fine servir, en dernier recours (voire en premier !), d'ultime variable d'ajustement dans l'optique d'une maximisation des profits et des dividendes (car, cela est bien connu, les profits d'aujourd'hui sont les investissements de demain et les emplois d'après-demain !).

1) Dans un précédent billet5, j'avais insisté, en m'appuyant notamment sur les travaux de la Fondation Copernic et de Michel Husson, sur l'absence de corrélation forte (selon les propres termes d'un économiste orthodoxe reconnu) entre rigidités (sic !) du marché et taux de chômage. En revanche, suivant les aveux quasi schizophréniques de l'OCDE – alors que cette organisation a depuis toujours soutenu et encouragé les différentes déréglementations du marché du travail –, si nous pouvons débusquer une telle corrélation forte, c'est davantage du côté de l'accroissement des inégalités qu'il faut chercher : l'affaiblissement des protections sociales liées au travail, adossé à la financiarisation néolibérale de l'économie, est l'un des principaux vecteurs de l'explosion des écarts entre les classes dominantes (les fameux 1 %) et l'ensemble des travailleurs – ce que confirme a fortiori le net recul, observé depuis les années 80, de la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises. L'objectif est on ne peut plus clair : « ramener la force de travail à son pur statut de marchandise »6 .

L'un des articles du texte qui synthétisent le mieux cette ambition idéologique est sans doute le fort controversé article 11, où il est question précisément du licenciement économique (entendre ici : sa facilitation). Et, puisque le Projet de Loi entend avant tout sécuriser les profits des principales multinationales (il importe que le Code du Travail s'adapte, dit-on, aux besoins des entreprises, en leur accordant de « nouvelles libertés »), il fallait bien, en appliquant scrupuleusement les règles grammaticales de la novlangue néolibérale (Alain Bihr), nommer cette procédure, visant à instaurer cette flexibilité accrue, « préservation et/ou développement de l'emploi »... Un(e) salarié(e) refusant dès lors un accord régressif pourrait désormais être congédié(e) pour motif personnel (et non plus économique)...

2) Fluidifier le marché du travail, au nom d'une efficacité pourtant introuvable, revient forcément à interroger les conditions de son bon fonctionnement. Pour le paradigme néoclassique, si l'on ne l'entrave point par une aberrante série de « mesures parasites » (protections sociales, SMIC, durée légale, etc.), cette merveilleuse mécanique conduirait automatiquement au plein-emploi – c'est-à-dire tous ceux désirant travailler seraient en mesure de trouver une activité rémunérée (à sa juste valeur évidemment, laquelle coïnciderait bien sûr avec sa productivité marginale) –, voire, avec une pointe de lyrisme, au bonheur du plus grand nombre. La Société de défiance de Pierre Cahuc ne serait plus qu'un mauvais et lointain souvenir : car, dans cet univers lisse et homogène, les demandeurs d'emploi et les offreurs se rencontreraient enfin, sans intermédiaires inutiles, la contractualité de leurs rapports scellant idylliquement leur égalité formelle.

Passons de nouveau sur le degré d'abstraction nécessaire à l'échafaudage d'une telle approche. Ce qui ressort de cette conception formelle, c'est que son mauvais fonctionnement ne peut être imputé qu'aux salariés, dont la rationalité, présupposée par la théorie, n'est pas exempte d'aveuglement ! « Puisqu'on ne saurait blâmer le marché, il ne reste plus qu'à accabler les travailleurs, et à s'incliner devant cette fatalité […]. Et la faute en revient à cette marchandise elle-même »7, fût-elle d'une nature particulière. Corollaires : a) le chômage est inévitable (dixit derechef Cahuc !) dans une économie de marché ; b) le seul moyen de combattre (à la marge) le chômage est de réduire coûte que coûte... le « coût du travail ».

Certes, il suffirait de démontrer ici que cette obsession maladive pour la productivité marginale comme étalon privilégié du salaire, dans un contexte macroéconomique où les capacités de production excèdent structurellement la demande solvable globale (faute de revenus suffisants !), ne représente guère une solution efficiente – et encore moins juste socialement – servant de tremplin ésotérique à une improbable croissance. Nous nous contenterons d'en souligner toute la violence symbolique : la (contre-)réforme du Code du Travail est non seulement inefficace économiquement, elle est aussi le reflet d'un incroyable mépris pour celles et ceux qui créent la richesse (la valeur économique)8. Dans ce monde inversé, c'est le travailleur qui devient oisif (et « poltron » et « roublard » et « primesautier »9...) et le rentier, vaillant et productif...

La colère qui anime le mouvement social trouve vraisemblablement son inspiration dans cette arrogance (maladroitement) drapée d'une scientificité plus que contestable. Reste à transformer cette colère hautement légitime en espoir, comme le soutient pertinemment Frédéric Lordon, en inventant de nouvelles formes politiques (Nuit Debout...), c'est-à-dire en imaginant de nouvelles représentations, aptes à renverser les idoles et autres fétiches de la mythologie néolibérale...

1Voir notamment : KEEN, S., L'imposture économique, trad. de A. Goutsmedt, Les Éditions de l'Atelier, Ivry s/ Seine, 2014, pp. 79 à 95. Sans entrer dans les détails, nous pouvons ici mentionner deux a priori de la pensée néoclassique servant conjointement de matrice à l'élaboration de ces conditions hypothétiques : l'individualisme méthodologique et la centralité de la concurrence libre et (surtout) non faussée.

2Voir : GARO, I., L'idéologie ou la pensée embarquée, Paris, La Fabrique, 2009.

3CORDONNIER, L., Pas de pitié pour les gueux. Sur les théories économiques du chômage, Paris, Raisons d'agir, 2000.

4Ibid., p. 106.

5« Le Chêne (social) et le roseau (néolibéral) : la fable de la flexibilité », Mediapart, 8 septembre 2015.

6Voir : ATTAC / FONDATION COPERNIC, En finir avec la compétitivité, Paris, Syllepse, 2012, pp. 59 à 65.

7Voir : CORDONNIER, L., op. cit., p. 82. (C'est moi qui souligne.)

8La campagne « On vaut mieux que ça » en est l'insigne démonstration.

9Voir : CORDONNIER, L., op. cit., pp. 81 à 104.

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