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Billet de blog 6 janvier 2022

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Quand les chiffres officiels déconstruisent les discours « officiels »...

Bien que la théorie standard soutienne que seul le secteur privé est source de valeur économique, la récente publication de deux statisticiens de l’INSEE n’est pas sans ébranler les dogmes erronés qui soutiennent cette vision des choses. Non seulement les dépenses publiques n’entravent pas le bon fonctionnement des marchés, mais elles jouent un rôle primordial dans la création de valeur...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

            Dans son ouvrage publié en français en 2020, Dette, rente et prédation néolibérale[1], l’économiste américain Michael Hudson ironisait sur la (sur)utilisation des chiffres (et leur formalisation économétrique) par le discours mainstream. Bien que ces chiffres puissent éventuellement s’avérer exacts et décrire dans la foulée des corrélations censément convaincantes – et curieusement conformes aux intérêts des détenteurs de capitaux –, leur analyse minutieuse n’est pourtant pas sans divulguer un biais idéologique, lequel rappelle étrangement les jeux de la sophistique. Ainsi, loin de se limiter au seul langage et aux artifices de la rhétorique, cette spécieuse sagesse fondée sur les apparences (selon les mots d’Aristote) s’applique-t-elle également aux statistiques. Et Hudson d’enfoncer le clou : ceci est « particulièrement le cas lorsque [ces dernières] donnent l’illusion de la réalité objective, à condition de ne pas remettre en question les concepts sous-jacents à leurs catégorisations »[2].

            Dans la mesure où le néolibéralisme semble de plus en plus obliger la discipline économique (du moins, sa variante néoclassique) à recourir à des arguments ad hoc pour justifier péremptoirement les mesures à mettre en œuvre (les réformes structurelles nécessaires, d’après la novlangue actuelle) au nom d’un fatalisme élimé par l’usure du temps, ce rappel épistémologique apparaît plus que nécessaire... A fortiori dans un contexte aussi chaotique que le nôtre, où les certitudes chancelantes d’antan (sur l’inflation, le travail, les dépenses publiques, etc.) peinent à anticiper sur les incertitudes du moment...

            Toutefois, il arrive que des mises au point salvatrices écornent les mythes fallacieux du discours dominant. Et celles-ci sont d’autant plus les bienvenues dans le paysage intellectuel qu’elles émanent, d’une part, d’une institution reconnue (l’INSEE), et qu’elles dévoilent, d’autre part, les apories socioéconomiques de certaines (mais ô combien coutumières) propositions qui occupent le terrain médiatique en cette période pré-électorale. Le récent article de deux économistes, Nicolas Carnot et Etienne Debauche[3], concernant la contribution des administrations publiques à la production nationale, fait précisément partie de ces précieuses contributions. A l’heure où maint(e)s candidat(e)s s’enlisent cyniquement dans la surenchère – à savoir le plus grand nombre de postes de fonctionnaires à supprimer (sans expliquer concrètement, bien sûr, les conséquences socioéconomiques d’une telle politique) –, la lecture de leurs travaux, empiriquement étayés, démontrent sans détours la mystification dont cette vision des choses est porteuse. Le titre du billet des statisticiens est d’ailleurs ici plus qu’éloquent : il ne s’agit pas seulement de savoir si les administrations publiques (APU) participent au PIB, mais dans quelle mesure elles le font – reconnaissant d’emblée leur indéniable apport comptable[4]...

            Comme le synthétise Jean-Marie Harribey[5], dont les stimulants travaux sur le sujet rejoignent à bien des égards la thèse défendue par ces deux auteurs (d’où l’intérêt porté), ce renversement de perspective n’est pas sans mettre à mal trois paralogismes véhiculés par la doctrine (néo)libérale.

            1) D’abord, les dépenses publiques et le PIB renvoient à des modes de calcul différents, de telle sorte que le ratio qui en résulte est, d’un point de vue scientifique, plus que contestable, pour ne pas dire infondé (malgré son usuelle instrumentalisation médiatique). Comme l’ont souligné avec justesse plusieurs théoriciens, les dépenses publiques incluent des éléments qui ne figurent pas dans le Produit Intérieur Brut (lequel ne s’intéresse qu’à la valeur ajoutée finale), à commencer par les « consommations intermédiaires ». En d’autres mots, les deux termes de l’équation sont incommensurables. L’hétérogénéité de ces deux grandeurs devrait par conséquent nous conduire « à abandonner la formule "part des dépenses publiques dans le PIB, puisqu’elle n’a aucun sens" »[6].

            Lorsque les économistes orthodoxes martèlent que les dépenses publiques représentent environ 55 % de la production nationale, ils commettent (sciemment ?) deux erreurs d’interprétation, sinon d’exposition, à la fois complémentaires et contradictoires : primo, cette présentation arithmétique laisse entendre que la sphère publique serait plus grande que le secteur privé ; secundo, elle sous-entend que les dépenses publiques se résumeraient in fine à une ponction (malencontreuse) de la richesse produite par le domaine marchand, considéré comme le seul véritable créateur de valeur économique. Or, comme l’a démontré Christophe Ramaux, si l’on calculait les dépenses privées de la même manière que les dépenses publiques, elles dépasseraient largement la barre des 4000 milliards d’euros, soit 200 % du PIB[7]... 

            2) Ensuite, si les administrations publiques ne sont pas assimilables à un fardeau pesant sur l’activité économique, c’est qu’elles produisent de la valeur « par elles-mêmes ». Tel est le « cœur de l’affaire » (selon l’expression de J.-M. Harribey), cette assertion nous ramenant précisément aux deux composantes du PIB : l’activité marchande, certes, mais aussi l’activité non marchande. Cette dernière ne se résume point à une banale soustraction ; elle correspond a contrario à une addition. En d’autres termes, elle est de part en part productive : « l’examen des comptes de la nation » montre que, en 2019, la production de valeur réalisée par les APU (services régaliens, hôpitaux, écoles, etc.) s’élevait à 390 milliards d’euros (sur 2160 milliards), soit un peu plus de 18 % du PIB[8].

            Ces dernières données, qui plus est, confirment l’une des tendances en matière d’emplois, comme l’avait documenté Michel Husson : « la contribution du secteur privé à la création d’emplois depuis 1950 n’a été que de 37 % » – création essentiellement générée lors du passage aux 35 heures (1997-2002)[9]

            3) Enfin – et c’est un « oubli » assez étonnant, tant ce dernier point apparaît comme une lapalissade –, les APU achètent aux entreprises privées, ce qui, rétroactivement, stimule l’économie. Et « la chose est facile à comprendre : non seulement les soignants produisent du soin à l’hôpital, mais l’hôpital achète matériel et médicaments aux entreprises privées et la Sécurité sociale paie la médecine de ville libérale »[10]. Ce raisonnement vaut également pour les établissements scolaires, qui s’approvisionnent en équipements informatiques et en fournitures de bureau.

            De plus, le concours de l’État se révèle incontournable, lorsque nous tenons compte des investissements publics sous toutes ses formes (subventions, recherche, infrastructures, prestations sociales, etc.), malgré la glorification individualiste de l’esprit d’entreprise (du self-made-man) ou la crainte fantasmée d’un effet d’éviction[11] (et d’une contraction corrélative de l’investissement privé). Les écrits de Mariana Mazzucato nous rappellent pertinemment que « le dénigrement de l’action étatique et les politiques d’austérité » qui se sont succédées depuis au moins la crise des subprimes ont occulté une lecture plus complexe de la réalité historique et du fonctionnement de nos économies : seuls les fonds publics, en vertu de leur importance macroéconomique, sont en mesure d’apporter une stratégie à long terme, propre à assurer une prospérité pérenne[12]. Keynes l’avait parfaitement décrit en son temps (même si les conditions ont évolué depuis) : « lorsque le gouvernement décide d’augmenter ses dépenses, les revenus perçus [...] vont augmenter, car les dépenses d’un acteur [...] sont les revenus d’autres acteurs ». Ce mécanisme est connu sous le nom de multiplicateur budgétaire[13]

            Ces derniers développements nous ramènent ainsi au cœur de l’affaire, à l’idée centrale défendue par Harribey – laquelle idée prolonge, au niveau conceptuel, les analyses de Carnot et Debauche. Car si « la comptabilité nationale ouvre la possibilité d’aller plus loin », c’est qu’elle permet toute une série de réflexions sur « ce qu’est un travail productif de valeur ajoutée », autrement dit, sur « la validation sociale du travail ». Car, « dans toutes les sociétés modernes dominées par le capitalisme », il existe bel et bien « un secteur soustrait à la logique de profit, où sont produits des services monétaires non marchands sous l’égide de l’État, des collectivités territoriales », etc.

            D’où cette conclusion : les travailleurs de la sphère publique (les fonctionnaires) « produisent des valeurs d’usage, ce dont tout le monde convient, mais aussi [...] de la valeur au sens économique », qui s’ajoute à celle produite via le marché. Il n’y a donc pas un, mais « deux espaces de validation sociale du travail : le secteur marchand et la décision politique »[14].

            Cette notion de validation sociale du travail n’est point qu’un artifice comptable ou une simple ruse arithmétique. Elle constitue le pivot de la théorie marxienne de la valeur – « ce saut périlleux que doivent accomplir les marchandises » dans l’optique d’une consécration monétaire du profit. Elle est tout aussi essentielle dans la théorie de Keynes, qui stipule que la vente des marchandises entérine « positivement les anticipations de débouchés des entreprises »[15]

*

            Les précisions méthodologiques de Carnot et Debauche, complétées par les thèses de Harribey, démontrent une fois de plus que les questions économiques ne sont pas exemptes de considérations politiques. Les prétentions scientistes de certains théoriciens néoclassiques, en ce sens, peinent à masquer leurs velléités idéologiques, nonobstant le fait que celles-ci se rapportent de moins en moins à la matérialité du monde empirique, dont la mise en forme économétrique, tout en étant occasionnellement ou formellement « vraie », en traduit néanmoins une vision fort déformée, voire trompeuse – une réalité inversée, dirait Marx.

            Aussi prétendre réduire les dépenses publiques (et la taille de l’État) au nom d’une improbable reconquête d’une compétitivité perdue – cette incantation à la libération des énergies – trahit-elle sans ambages un « débat économique à côté des enjeux »[16], où la promotion d’une austérité qui ne dit pas son nom ne peut que plonger nos sociétés dans un marasme persistant (une stagnation séculaire ?), privant délibérément les pouvoirs publics de tout levier macroéconomique efficient. 

            Comprendre les ressorts de la validation sociale du travail (dans le secteur non marchand) transcende in fine l’aspect épistémologique du problème ; cela ouvre des perspectives politiques, à rebours des habituelles rodomontades ressassées par les partisans de la compression budgétaire...

[1] HUDSON, M., Dette, Rente et prédation néolibérale, traduction de T. Mirbel et de C. Petit, Lormont, Le Bord de l’eau, 2020.

[2] Ibid., p. 137.

[3] CARNOT, N. & DEBAUCHE, E., « Dans quelle mesure les administrations publiques contribuent-elles à la production nationale ? », INSEE (Blog), 3 décembre 2021.

[4] Voir aussi sur le sujet : COVA, H., « Dépenses publiques : quand l’exactitude des chiffres déforme la réalité », Mediapart, 25 avril 2019.

[5] HARRIBEY, J.-M., « L’Insee remet les pendules à l’heure sur le travail des fonctionnaires », Alternatives économiques, 21 décembre 2021.

[6] Ibid.

[7] RAMAUX, C., « Calculée comme la dépense publique, la dépense privée dépasserait 200 % du PIB », Rue 89, 7 mai 2014.

[8] CARNOT, N. & DEBAUCHE, E., art. cit.

[9] HUSSON, M., « L’obscur mystère des 35 heures expliqué », Alternatives économiques, 12 mars 2019.

[10] HARRIBEY, J.-M., art. cit.

[11] Pour une critique incisive de cette notion, voir : KELTON, S., Le mythe du déficit, traduction de P. Chemla, Paris, Les liens qui libèrent, 2021, pp. 125 à 154.

[12] Voir : MAZZUCATO, M., L’État entrepreneur, traduction de C. Beslon, Paris, Fayard, 2020.

[13] LES ÉCONOMISTES ATTERRÉS, La Dette publique. Précis d’économie citoyenne, Paris, Les Liens qui libèrent, 2020, pp. 39-40.

[14] Sur ces derniers développements, voir : HARRIBEY, J.-M., art. cit. (C’est l’auteur qui souligne.)

[15] Voir : ibid.

[16] GODIN, R., « Présidentielle : un débat économique à côté des enjeux », Mediapart, 19 septembre 2021.

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