S’il est un sujet économique qui occupe le devant de la scène médiatique depuis au moins trois ans – sujet difficilement dissociable de la pandémie et des actuelles tensions géopolitiques[1] –, il est fort probable que l’inflation occupe cette position[2]. En effet, ses conséquences réelles, loin de se perdre dans les lointaines sphères des débats académiques, sont a contrario vécues au quotidien. Le renchérissement considérable des denrées alimentaires, combiné à la fluctuation des prix de l’énergie (dont celui du pétrole), n’a cessé de défrayer la chronique – révélant au passage, au-delà d’une approche purement conjoncturelle de la situation, les failles structurelles d’un modèle économique s’étant imposé à l’aube des années 1980. S’appuyant tacitement sur une vision monétariste de l’économie (l’inflation dérivant mécaniquement d’une masse monétaire trop conséquente[3]), l’interprétation coutumière de la montée constante de l’indice des prix à la consommation, observée depuis déjà plusieurs trimestres malgré un récent recul, devrait au demeurant davantage tenir compte d’une appréciation multifactorielle de l’inflation[4].
En ce sens, la hausse des taux d’intérêt, amorcée et pilotée par les différentes banques centrales du globe (FED, BCE, etc.) pour endiguer l’inflation – hausse qui met fin, du moins temporairement, aux politiques accommodantes (dite de Quantitative Easing) visant à injecter des liquidités dans le circuit monétaire[5] –, loin de répondre aux nombreux défis de notre époque (et à leur entrelacement systémique), risque bien de déboucher sur des effets amplificateurs. Dans cette optique, une analyse macroéconomique, s’appuyant sur une mise en perspective historique, apparaît visiblement nécessaire...
Un phénomène structurel
Dans un ouvrage collectif portant sur les banques centrales publié l’année dernière (dont les développements sont toujours d’une brûlante actualité), les économistes Jean-Marie Harribey, Esther Jeffers, Pierre Khalfa, Dominique Plihon et Nicolas Thirion offrent précisément une lecture synthétique de l’actuelle configuration socioéconomique[6]. Rappelant à juste titre que le paradigme néolibéral s’est imposé progressivement à la suite d’une période de stagflation – qui, quoiqu’elle puisse certes être lue comme la résultante des chocs pétroliers, a surtout exposé au grand jour le ralentissement des gains de productivité, moteur des fameuses Trente Glorieuses –, les auteurs abordent les différents aspects de ce retour apparent à l’orthodoxie monétaire.
En rupture avec le « consensus keynésien » propre à l’après-guerre, souvent associé à une vision interventionniste de l’État, la rationalité néolibérale, communément couplée à la mondialisation orchestrée dans les années 80, s’est bien imposée comme la solution idéologique à la baisse du taux de profit, corrélative de cette décélération de la productivité, dont les prémices sont précisément antérieures à la crise pétrolière de 1973 (en guise de repère temporel, nous pouvons rappeler que la fin de la convertibilité du dollar américain en or date de 1971, mettant fin de facto aux accords de Bretton Woods). Reposant sur une conception de plus en plus spéculative de la création de valeur[7], ce nouveau mode d’accumulation, rappellent les théoriciens, « vise à réduire les coûts par tous les moyens possibles » et à rétablir dans la foulée un taux de marge en proie à une contraction chronique. Si le « choc Volcker » (le relèvement spectaculaire des taux d’intérêt à l’orée des années 1980) a certes permis de combattre l’inflation – et d’instaurer les fondements de la Grande Modération –, la mise en œuvre de ce nouveau régime d’accumulation, caractérisé par une limitation du capital immobilisé et une financiarisation tous azimuts de l’appareil productif, s’est surtout traduite, sur le long terme, par une « modération salariale » et la délocalisation de nombreuses entreprises dans les pays émergents[8].
Ce sont ces « aménagements spatiotemporels » propres au néolibéralisme (pour reprendre une locution du géographe David Harvey[9]) qui ont été mis à mal par les récents événements (et leur enchevêtrement). En d’autres termes, ce modèle, « basé sur l’éclatement des chaînes de valeur, le juste à temps, le zéro stock et le flux continu des marchandises, s’est délité ». Ainsi ces phénomènes ne sont-ils donc pas apparus dans un contexte lisse et homogène ; ils ont révélé les défaillances intrinsèques d’un système hautement concurrentiel – et « oligopolistique » –, où les grands groupes (notamment de la grande distribution) ont pu réverbérer l’augmentation de leurs coûts dans les prix[10].
La poussée inflationniste ne doit pas de ce fait être interprétée comme le reflet d’une demande excédentaire par rapport à une offre temporairement en retrait (malgré les difficultés indéniables d’approvisionnement) ; elle renvoie plutôt à une boucle « prix-profits » – et au maintien coûte que coûte d’une rentabilité élevée. Comme l’a souligné Romaric Godin dans un article de 2022 (son diagnostic ayant d’ailleurs été confirmé depuis par le FMI...), il s’agit bien de « ce mouvement [de cette boucle] qui conduit à la transmission [de l’inflation] au reste de l’économie ». La distorsion ascensionnelle des prix exprime in concreto les dysfonctionnements patents d’un mode de production et d’échange de plus en plus contradictoire[11].
Le tableau ne serait pas complet si nous n’évoquions pas, qui plus est, la crise écologique, laquelle a été perceptible, c’est le moins que l’on puisse dire, dans l’envolée pérenne des prix des produits alimentaires. Or, cette crise, conséquence directe du réchauffement climatique, de l’appauvrissement de la biodiversité et de la raréfaction préoccupante des ressources naturelles (bref : de l’intensification d’un productivisme de plus en plus aporétique à l’aune des difficultés qui s’accumulent), risque fortement de s’aggraver au cours des prochaines années – comme le prouvent les pléthoriques catastrophes naturelles, des incendies gigantesques aux sécheresses persistantes, en passant par les canicules à répétition et les ouragans dévastateurs[12].
Comme le conclut pertinemment Jean-Marie Harribey, la crise actuelle a bel et bien « deux racines jumelées : sociale et écologique ». Il est donc impossible aujourd’hui d’esquiver, au nom d’un retour improbable à une croissance soutenue (du PIB), le rétrécissement global « de la base matérielle de l’accumulation du capital » si nous espérons comprendre les défis de notre époque et leur fournir des solutions adaptées[13]...
En somme, l’inflation, bien que nous puissions inventorier ses causes plurielles (conjoncturelles et structurelles), sa maîtrise paraît de plus en plus aléatoire – les recettes de jadis apparaissant de moins en moins adaptées. Effectivement, « de nombreuses incertitudes planent sur l’inflation dans le futur »[14]. Ce qui n’est pas sans rappeler le syllogisme de Patrick Artus, formulé quelques années avant l’épidémie : malgré les avancées technologiques, nous n’arrivons pas bien à comprendre leur faible impact sur les gains de productivité et, par ricochet, sur la croissance ; or, le lien entre croissance et offre de monnaie ayant été démenti tout au long de la décennie 2010, nous ne savons plus « ce qui détermine l’inflation à long terme » ; il faut dès lors « reconnaître notre incapacité à prévoir la croissance et l’inflation à long terme »[15].
Formulé dans un environnement conjecturel pourtant différent, ce raisonnement, qui traduit en termes logiques le célèbre paradoxe de Solow[16], conserve une étonnante contemporanéité...
Les risques de la hausse des taux d’intérêt
C’est dans ce contexte systémique qu’intervient la majoration des taux d’intérêt. Comme nous l’avons entr’aperçu, la vision monétariste (imputant mécaniquement à une excroissance de la masse monétaire la flambée des prix), qui sous-tend tacitement cette politique, s’appuie sur un raisonnement théorique, dont les postulats semblent difficilement résister à une analyse empirique. Comme le résument les auteurs précédemment cités, l’argumentaire se détaille ainsi : « la hausse du taux » a pour effet (recherché) de freiner la « consommation des ménages » tout en restreignant les investissements des entreprises. Cette double incidence (complémentaire), qui repose et parie sur un prompt ralentissement de l’économie dérivant d’une réduction de la demande de crédit, doit ainsi réduire l’activité (et donc la demande globale), ce qui, à terme, permet d’endiguer à la source une éventuelle revalorisation salariale et d’enrayer le déploiement concomitant d’une spirale inflationniste potentiellement incontrôlable.
Or, l’apparente rationalité de cette vision des choses, fondée sur une conception essentiellement quantitative de la monnaie, bute aujourd’hui sur des contradictions réelles que nous ne pouvons plus ignorer, sous peine, disions-nous, de les exacerber.
1) D’abord, nous l’avons évoqué, l’envolée de l’inflation ne trouve pas son origine dans une quelconque demande excédentaire, fruit d’une monnaie trop abondante, mais bien dans une désorganisation et une désynchronisation de l’appareil productif (dans une désarticulation des chaînes de valeur) – situation exacerbée par les conflits géopolitiques, lesquels ont entraîné une hausse erratique (et généralisée) des prix de l’énergie. Jumelées aux politiques tarifaires de certaines firmes, ces causes ont, dans leur sillage, engendré « un effet d’entraînement sur l’ensemble de l’économie ».
2) Par ailleurs, dans la mesure où ce renchérissement du coût du crédit, du moins au sein de l’Union Européenne, s’inscrit dans un horizon austéritaire (compression des dépenses publiques) au nom d’une lutte contre les déficits (malgré l’éternel refrain de ne pas répéter les erreurs du passé)[17], il est fort probable que la croissance à long terme – pourtant totémisée par le discours dominant – en soit affectée, laissant entrevoir un affaiblissement dans la durée du PIB, dont l’une des parts essentielles est précisément composée de la consommation des ménages (devenue d’ailleurs l’une des variables d’ajustement les plus médiatisées). Corollaire : en dépit des discours incantatoires sur le retour prochain de la croissance, il faut bien reconnaître que les prévisions sont fort éloignées des standards de la décennie précédente, et ce, nonobstant un taux moyen déjà relativement faible en comparaison de la tendance des décades précédentes[18].
3) Enfin, cette dernière assertion nous ramène de facto à la question du fléchissement des gains de productivité. S’il s’agit bien d’une tendance structurelle abondamment documentée, laquelle tendance met en lumière les limites historiques d’un mode de production à bout de souffle, ce phénomène n’en renvoie pas moins à des phénomènes proprement conjoncturels. Ainsi est-ce bien « l’absurdité d’une trajectoire », où l’affaiblissement de l’investissement résultant d’une contraction volontaire du crédit ne peut qu’« affaiblir davantage les gains de productivité »[19], qui est ici mise en perspective. En effet, cette politique monétaire restrictive ne sera pas sans impacter en définitive la mise en œuvre d’une transition écologique effective, laquelle nécessite une mobilisation accrue de capitaux. En outre, comme le constate Joseph Stiglitz, « prix Nobel d’économie », des « taux d’intérêt plus élevés » n’amélioreront pas « l’offre de puces pour les voitures ou l’offre de pétrole [...] ; au contraire, des taux d’intérêt plus élevés rendent encore plus difficile la mobilisation des investissements » nécessaires au bon fonctionnement dans la durée de l’économie[20].
Il est donc tout à fait légitime de s’interroger sur l’éminence d’une nouvelle récession majeure. D’une certaine manière, nous rappellent les théoriciens critiques, nous avons la réponse sous les yeux : « nous allons de crise en crise au sens où ce système ne sait sortir d’une crise qu’en créant les conditions de la prochaine ». Aussi faut-il insister sur les multiples facettes de la crise économique – ses composantes étant à la fois financières, sociales et écologiques. En d’autres mots, celle-ci n’est donc pas le produit d’un choc extérieur (d’un black swan) ; elle est de part en part intégrée au système et à son fonctionnement toujours plus instable et chaotique (Minsky[21]). Il importe donc de l’aborder « dans sa globalité, dans son caractère multidimensionnel, en lien avec les autres problèmes dans la société liés à la production, à la répartition des richesses, à la transition écologique »[22].
Bref, il s’agit bien d’une bifurcation fondamentale – d’un virage à 180° – dont, de toute urgence, il est question...
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Le supposé retour à l’orthodoxie monétaire, précisent Harribey, Jeffers, Khalfa, Plihon et Thirion, ne doit donc pas obombrer les enjeux multiformes de la situation actuelle. Dans cette perspective, afin de répondre aux nombreux défis soulevés par la dilatation spatiotemporelle d’une crise systémique et protéiforme, « des transformations profondes et radicales de la politique monétaire apparaissent donc nécessaires, qui passent par une réforme de son cadre opérationnel [...] et institutionnel »[23].
C’est d’ailleurs l’un des éléments clefs d’une sortie par le haut : repenser le rôle de la monnaie (en tant que bien commun) au sein d’une économie réellement existante, dont la légitimité repose, en dernier ressort, sur la satisfaction des besoins sociaux – ce qui implique, parallèlement, de revoir impérativement les objectifs de la politique budgétaire[24], au-delà d’une vision austéritaire de plus en plus délétère et contre-productive...
[1] Pour une présentation plus exhaustive, voir entre autres analyses : HARRIBEY, J.-M., En finir avec le capitalovirus, Paris, Dunod, 2021.
[2] Le récent dossier de Mediapart (3 février 2024) sur le sujet en offre un aperçu détaillé.
[3] Pour une critique de la théorie monétariste, voir KEEN, S., Pouvons-nous éviter une autre crise financière ?, traduction de É. Roy, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.
[4] Sur le sujet, voir notamment : KELTON, S., Le mythe du déficit, traduction de P. Chemla, Paris, Les Liens qui libèrent, 2021 ; et : TCHERNEVA, P., La garantie d’emploi. L’arme sociale du Green New Deal, traduction de C. Jaquet, Paris, La Découverte, 2021.
[5] Par Quantitative easing, il faut entendre une politique non conventionnelle, adoptée par les banques centrales à la suite de la crise des subprimes, consistant à racheter sur les marchés financiers des titres afin d’injecter des liquidités essentielles à la fluidification de l’économie. Or, dans un contexte de raréfaction des gains de productivité, cette politique a davantage alimenté et favorisé la captation de ces liquidités par la sphère financière que l’investissement productif (tributaire d’une vision de long terme).
[6] Harribey, J.-M., Jeffers, E., Khalfa, P., Plihon, D. et Thirion, N., Les Banques centrales. Apprentis sorciers à la manœuvre, Paris, Éditions du Croquant, 2023. Les prochains paragraphes reprennent et prolongent les réflexions de ces auteurs. Les citations proviennent, pour la plupart, du chapitre « Retour à l’orthodoxie ».
[7] Pour une analyse diachronique de la création de valeur, voir : MAZZUCATO, M., La valeur des choses. Qui produit et qui profite dans l’économie mondialisée, traduction de C. Beslon, Paris, Fayard, 2023, notamment les pp. 226 à 233.
[8] Harribey, J.-M., Jeffers, E., Khalfa, P., Plihon, D. et Thirion, N., op. cit.. pp. 44-45.
[9] HARVEY, D., Brève histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014.
[10] Ibid., pp. 46, 47 et 53.
[11] GODIN, R., « L’inflation qui change tout », Mediapart, 18 mai 2022. Voir aussi son récent article : « Les consommateurs et les salariés englués dans l’enfer de l’inflation », Mediapart, 3 février 2024.
[12] Harribey, J.-M., Jeffers, E., Khalfa, P., Plihon, D. et Thirion, N., op. cit.., notamment les pp. 41, 46 et 48.
[13] HARRIBEY, J.-M., Le trou noir du capitalisme, Lormont, Le Bord de l’eau, 2020, p. 42.
[14] Harribey, J.-M., Jeffers, E., Khalfa, P., Plihon, D. et Thirion, N., op. cit.. pp. 48 et 50.
[15] ARTUS, P., « On ne sait plus analyser la situation à long terme des économies », Natixis (Flash économie), 7 décembre 2017. (C’est moi qui souligne.)
[16] Du nom de l’économiste Robert Solow : « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité ».
[17] Voir sur le sujet : ORANGE, M., « Pacte de stabilité européen : le grand retour de l’austérité », Mediapart, 17 janvier, 2024.
[18] Source : INSEE, « Évolution du produit intérieur brut et de ses composantes. Données annuelles de 1950 à 2022 ». Voir aussi : Harribey, J.-M., Jeffers, E., Khalfa, P., Plihon, D. et Thirion, N., op. cit.. p. 55.
[19] Voir : HARRIBEY, J.-M., op. cit., p. 65.
[20] Cité dans : Harribey, J.-M., Jeffers, E., Khalfa, P., Plihon, D. et Thirion, N., op. cit.. p. 53.
[21] MINSKY, H., Stabiliser une économie instable, trad. de A. Verkaeren, Paris, Les Petits Matins, 2015.
[22] Voir : Harribey, J.-M., Jeffers, E., Khalfa, P., Plihon, D. et Thirion, N., op. cit.. pp. 64-65.
[23] Ibid., pp. 69-70.
[24] Voir : KELTON, S., op. cit.