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Billet de blog 9 mai 2019

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Au-delà des idées reçues: la question du temps de travail à l'aune des statistiques

Selon une idée rebattue, la France serait un pays où la population active ne travaillerait pas suffisamment. Outre que cette vision fallacieuse bascule rapidement dans le moralisme, les approches néoclassiques cherchant à la prouver factuellement ne résistent guère aux analyses approfondies. Ainsi l’enjeu de la réduction du temps de travail (contraint) apparaît-il de part en part politique…

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            Selon un discours hélas fort répandu, la France serait l’un des pays où l’on travaillerait le moins. Bien que l’on s’évertue, dans les cercles orthodoxes, à prouver « scientifiquement » cette assertion à l’emporte-pièce – d’où les incessantes dénonciations de la réduction du temps de travail (RTT) en général et des 35 heures en particulier –, il apparaît clairement que la position défendue, faute de démonstrations probantes, bascule irrésistiblement dans la posture morale, sinon idéologique.

            Aussi le fait d’aborder la question du temps de travail, à rebours de son aspect économétrique, relève-t-il de facto de la sphère politique. En ce sens, l’implacable logique des chiffres ne saurait masquer perpétuellement la contingence des décisions en la matière, laquelle contingence, loin d’exprimer ici le côté aléatoire d’une situation soi-disant dramatique, renvoie a contrario aux rapports de forces qui lézardent le champ social. Car les chiffres, en l’occurrence, démentent justement la théorie néoclassique sur le sujet, où les modélisations abstraites, peinant à trouver un fondement empirique solide à leurs savantes équations, butent sur la dure réalité des phénomènes (diachroniques). Comme le rappelle l’économiste Thomas Coutrot[1], les « lois économiques » ne sont pas naturelles ; elles sont « conditionnelles à des structures sociales et des conjonctures historiques très particulières ».

            Dans un article publié en 2016[2] (mais dont la pertinence demeure toujours contemporaine, tant les débats actuels s’inscrivent dans les mêmes perspectives et resservent les mêmes plats doctrinaux), Jean Gadrey établit parfaitement, en se basant sur les données fournies par l’INSEE et l’OCDE, la « nécessité de la RTT ». Cette nécessité ne tombe évidemment pas du ciel (des idées spéculatives) ; elle s’appuie à la fois sur des considérations historiques (1) et sur des éléments comparatifs (synchroniques) entre pays (2).

            Une brève histoire du temps de travail

            Les statistiques l’attestant sans ambages, nous travaillons nettement moins aujourd’hui qu’au début des années 60. Globalement, les Français ont travaillé autant en 2017 qu’en 1960 (soit approximativement 42 milliards d’heures au total) – quoique la population active ait fortement progressé depuis[3]. Ainsi, entre le milieu du siècle dernier et le début du nouveau millénaire, « la durée annuelle moyenne des salariés » est-elle « passée de 1900 heures à 1400 heures environ, pour ensuite stagner pendant 13 ans »[4]. Et il est fort à parier que cet « état stationnaire » est davantage la conséquence concrète des différentes « réformes » visant à détricoter les 35 heures, selon l’expression désormais consacrée, que celle d'un coût du travail soi-disant prohibitif – sinon d'une curieuse épidémie de paresse…

             Sans cette répartition inéluctable des gains de productivité – car il s’agit bien de cet aspect macroéconomique dont il est question ici –, « nous aurions peut-être 5 à 6 millions de chômeurs en plus »… et sans doute « un million de moins » aujourd’hui « si le mouvement s’était poursuivi après 2002 »[5]… Ce qui n’est pas sans faire écho au million d’emplois que le CICE devait immanquablement nous amener sur un plateau d’argentpublic…  

             Dans un article fort bien documenté[6], Michel Husson avait déjà débusqué le paralogisme sur lequel les contempteurs de la RTT (Cahuc, Tirolle, Kramarz, etc.) s’appuyaient pour en contester les bienfaits. En effet, durant la période étudiée (1960-2017), la quantité d’emplois a augmenté de 38 %, tandis que la durée de travail a, quant à elle, décru de 29 %. En d’autres termes, « le volume de travail varie peu, et seul le partage du temps de travail a permis de créer des emplois sur longue période ». Ce malentendu heuristique, trahissant au passage un parti pris idéologique manifeste (en dépit d’un maquillage économétrique), consiste à soutenir que le nombre d’emplois serait, à un moment précis, « en quantité fixe » alors qu’il s’agit, au contraire, du nombre d’heures de travail. En épousant les préceptes d’une vision dynamique des choses, c’est bel et bien la durée du travail qui, in fine, sert « de variable d’ajustement entre ces deux grandeurs dont aucune n’est fixe ». 

             Dans une situation de chômage de masse, cette démystification méthodologique n’est pas sans balayer, en même temps, cette croyance, chevillée au corps de la théorie néoclassique, selon laquelle « le marché [serait] toujours plus efficient que la politique » [7] pour résoudre les difficultés économiques… A fortiori à une époque où l’on prétend, au nom de l’efficacité (sic !), créer des emplois en supprimant simultanément – et massivement – des postes dans la fonction publique – lesquels postes contribuent pourtant à la richesse nationale[8]

             En outre, l’habituel refrain de la baisse des « charges sociales » (re-sic !) pour dénier à la RTT (et aux 35 heures) toute fonction positive dans la création et/ou le maintien d’emplois ne résiste guère, comme nous l’avons explicité dans un précédent billet[9], à un examen minutieux. D’abord, lors du passage aux 35 heures (1997-2002), le « coût salarial » est resté pratiquement le même (Coutrot évoque une légère augmentation de l’ordre de 1 %, ce qui est fort peu si l’on rappelle que le CICE a abaissé ce coût d’au moins 5%, sans impact concluant sur l’emploi[10]) ; ensuite, cette conception, qui isole abstraitement le marché du travail – comme s’il fonctionnait parfaitement en vase clos –, néglige ce que Husson qualifie de bouclage macroéconomique : la baisse du « coût du travail » ne peut conduire, sur le long terme, qu’à une contraction de la demande solvable (et des débouchés potentiels), contribuant dans la foulée à l’accroissement de l’endettement privé, dont on connaît, grâce aux travaux novateurs de Minsky, le rôle systémique dans le déclenchement des crises[11]…   

            Par-delà des frontières… et des apparences

            Une interrogation, cependant, persiste : travaille-t-on plus dans les pays voisins, comme l’on ne cesse de le proclamer sur les plateaux de télévision ? Or, malgré ce que professent maints théoriciens mainstream, la semaine de travail est plus longue en France que dans la plupart des pays européens (à niveau de vie comparable). Et il est tout à fait possible d’identifier l’origine de cette méprise véhiculée à longueur d’antenne : la confusion entre durée légale et durée effective. Une fois cet amalgame exposé au grand jour, le paysage socioéconomique est quelque peu différent de celui dépeint par la pensée hégémonique…

            En se fiant aux chiffres de l’OCDE (pour l’année 2014), nous pouvons d’ailleurs constater que les Français travaillent hebdomadairement, en moyenne, deux heures de plus que les Allemands (régulièrement vantés par les éditocrates pour leur inlassable assiduité au boulot), quatre heures de plus que les Danois et… sept heures de plus que les Néerlandais[12]. Qui plus est, de ces données économétriques, une corrélation émerge subrepticement : les pays ayant une semaine de travail plus courte sont également les contrées où le taux de chômage est le plus faible. Bien que le partage du travail soit évidemment loin d’y être parfait (formule litotique !) – que l’on songe aux mini-jobs en Allemagne, aux contrats à zéro heure en Angleterre ou à la progression du temps partiel imposé (touchant essentiellement les femmes) –, il devient néanmoins difficile de soutenir « scientifiquement » que la RTT conduit à une aggravation irrésistible du chômage et à une insupportable perte de compétitivité.

            Dans cette optique, la remise en cause de la réduction du temps de travail illustre parfaitement l’ambition sous-jacente : renforcer le taux d’exploitation sous toutes ses formes (compression des salaires, flexibilité, recul de l’âge de la retraite, affaiblissement des droits sociaux liés à une activité rémunérée, etc.), afin de favoriser toujours davantage les détenteurs de capitaux[13]

*

            Au-delà des considérations économétriques (et du ventriloquisme mathématique propre à la théorie standard), ces dernières remarques rejoignent sans réserve le constat de Jean-Marie Harribey : « l’enjeu des transformations radicales à opérer [est] d’ordre civilisationnel ». Aussi est-il essentiel d’en finir avec l’idée funeste selon laquelle « un projet politique démocratiquement adopté pourrait légalement et légitimement […] interférer avec le monopole patronal de décision sur l’organisation du travail »[14].

            Car, comme le confirme, jour après jour, le déploiement (de plus en plus) féroce de la rationalité néolibérale, a fortiori à une époque en butte aux défis écologiques et au ralentissement inexorable des gains de productivité[15], l’intérêt général ne coïncide guère, c’est le moins que l’on puisse dire, avec celui des classes possédantes… Contrairement aux vœux pieux de l’orthodoxie, le marché n’est pas l’institution la plus efficace (ni la plus humaine !) pour répartir le volume de travail – ni, d’ailleurs, pour guider toutes « les décisions fondamentales et lourdes de conséquences » auxquelles sont confrontées les sociétés contemporaines (Minsky)…    

            En tant que question sociale (et sociétale), le partage du travail ne peut donc être résolu que démocratiquement, en prenant acte des rapports de forces réellement existants et de leur interférence dans la perpétuation d’une idéologie s’échinant de manière laborieuse à se justifier scientifiquement…

[1] COUTROT, T., « Le partage du travail et les frères Bogdanov », Mediapart, 28 septembre 2016.

[2] GADREY, J., « Quatre graphiques commentés sur la nécessité de la RTT », Alternatives économiques, 15 octobre 2016.

[3] Voir : COVA, H., « Et pourtant, il baisse… Réflexions sur la réduction du temps de travail », Mediapart, 8 juin 2018 ; et : HUSSON, M., « Quand la mauvaise réduction du temps de travail chasse la bonne », Alternatives économiques, 27 mars 2018. 

[4] GADREY, J., art. cit.

[5] Ibid.

[6] HUSSON, M., art. cit. Les prochains développements et citations sont tirés de ce texte.

[7] COUTROT, T., art. cit.

[8] Voir : HARRIBEY, J.-M., La richesse, la valeur et l’inestimable, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013 ; et : COVA, H., « Dépenses publiques : quand l’"exactitude" des chiffres déforme la réalité », Mediapart, 25 avril 2019.

[9] COVA, H., « Les enjeux politiques de la réduction du temps de travail : retour sur les 35 heures », Mediapart, 28 mars 2019.

[10] COUTROT, T., art. cit.

[11] Voir : COVA, H., « Crises du capitalisme et stagnation séculaire : quelques observations critiques », Mediapart, 25 octobre 2018.

[12] Ces statistiques sont tirées de l’article de Jean Gadrey.

[13] Voir aussi : COVA. H., « Et pourtant, il baisse… Réflexions sur la réduction du temps de travail », art. cit.

[14] COUTROT, T., art. cit.

[15] Pour une présentation plus complète, voir : COVA, H., « Crises du capitalisme et stagnation séculaire : quelques observations critiques », art. cit.

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