Il est des orientations politiques qui, du fait des concepts mobilisés et des intentions affichées, trahissent d’emblée leur allégeance idéologique. Bien que leurs promoteurs s’en défendent avec obstination, en se référant à des études dont la prétention à la scientificité peine à masquer (c’est le moins que l’on puisse dire) l’ascendance néolibérale sous-jacente, les « réformes » qui inscrivent ces orientations dans la durée traduisent parfaitement une conception fort biaisée de la réalité sociale.
Ainsi en est-il de la réforme de l’assurance chômage, où l’ambition affichée – réduire coûte que coûte le nombre de demandeurs d’emploi – correspond parfaitement à la doctrine néoclassique d’un sujet rationnel (homo oeconomicus), maître de sa destinée et responsable de son sort[1]. Cette étrange vision des choses, qui ignore délibérément toute analyse macrosociale (c’est bien connu : la société n’existe pas…), bute néanmoins sur des faits décidément toujours aussi têtus : la persistance d’un chômage de masse renvoie davantage à des évolutions structurelles qu’à des considérations morales, alignées sur une anthropologie pour le moins réductrice. Dans cette optique, les nouvelles règles du jeu, si peu compatibles avec la notion élastique de flexisécurité[2], risquent bel et bien d’accroître la fragilité des travailleurs les plus vulnérables, lesquelles règles, renforçant dans la foulée la tendance lourde à une « polarisation du marché du travail », s’inscrivent explicitement dans la lignée des contre-réformes mises en œuvre depuis déjà quatre décennies… avec la réussite que l’on connaît…
L’objectif est ici on ne peut plus clair : « rendre l’accès aux allocations plus difficile pour les plus précaires, afin d’économiser [à terme] 3,4 milliards d’euros »[3]. Difficile, pourtant, de ce point de vue, de percevoir quelque velléité moderniste dans un tel projet, où les « mesures punitives » s’enchaînent, sans pour autant être des gages de succès (sic !), fût-il différé dans le temps, en fonction des aléas historiques…
Parmi les dispositifs imposés, notons[4] :
1) Le changement des modalités de calcul des indemnisations (qui devrait être validé dans un prochain décret). Si, aujourd’hui, le salaire de référence est déterminé sur un mode journalier, il est envisagé « de passer sur un mode mensuel ». Cette subtilité arithmétique, principale source d’économies pour le système, aura pour effet de pénaliser considérablement les allocataires enchaînant les contrats courts (dont on connaît la mécanique infernale une fois enclenchée…).
2) L’allongement de la durée… du travail. Afin de percevoir ses droits, un éventuel chômeur « devra avoir travaillé pendant six mois au lieu de quatre », et sur une période de vingt-quatre mois – contre vingt-huit actuellement. Selon les estimations de l’Unédic, la première partie de l’équation toucherait au moins 236 000 personnes. Ces contraintes supplémentaires désavantageant invariablement les plus fragiles, nous pouvons en toute vraisemblance nous attendre à une recrudescence des demandes de RSA – confirmant de facto un transfert de la protection sociale liée au travail vers la Caisse d’allocations familiales (CAF)… Cette stratégie n’est certes pas inédite, mais elle intensifie incontestablement ce mouvement (irrésistible ?) qui transfère les risques économiques des (grosses) entreprises (encore une fois épargnées…) vers les individus, selon les préceptes si chers à l’ordolibéralisme[5]…
3) Le non-rechargement « automatique » des droits. Sans entrer dans les détails, le régime en vigueur permet « à un chômeur indemnisé qui retrouve un emploi, même de courte durée, de ne pas perdre le bénéfice de ses anciens droits ». En jouant derechef sur les délais (180 jours), le nouveau système obligera un nombre croissant de prestaires à se réinscrire à Pôle Emploi… après avoir perdu l’intégralité de leurs versements. Si le danger évident est la prolifération de « petits jobs » (conforme à l’ubérisation du monde du travail) – et une sortie des statistiques, par la petite porte, d’une partie de la population –, un autre effet pervers émerge : dans la mesure où il sera nettement plus ardu de réactiver ses droits, une personne étant au chômage – pour six mois par exemple –, et désirant pourtant travailler, n’aura plus intérêt à accepter certains contrats de courte durée. Une énième absurdité, a fortiori pour un pouvoir prétendant remettre les Français au boulot…
Mais que nous disent précisément les récentes recherches sur le sujet (y compris celles de l’OCDE !), au-delà des prescriptions normatives véhiculées par le discours mainstream, si prompt à dénoncer fermement l’« assistanat » (la trop grande générosité du système de protection sociale) et à revendiquer rigoureusement à la fois la « baisse du coût du travail » et la contention d’un SMIC au niveau de sa soi-disant « productivité marginale » (évidemment, au nom d’une lutte contre la pauvreté !)[6] ? A peu près (sinon entièrement !) le contraire de ce qui est prôné…
Dans une note publiée en octobre 2016[7], le diagnostic est sans appel. Depuis 30 ans, nous assistons en France (ce phénomène étant cependant international) à une « double tendance haussière : hausse à la fois du chômage, et du sous-emploi » – l’une et l’autre se renforçant mutuellement. Si le taux de chômage varie effectivement selon la conjoncture (en se rapportant à la période comprise entre le début des années 90 et le milieu des années 2010), le sous-emploi (au sens du BIT[8]), en revanche, progresse incontestablement, passant de 900 000 à plus de 1,6 million, et ce, peu importe les fluctuations macroéconomiques. Et il serait un tantinet hasardeux de ne pas reconnaître ici une corrélation (forte) entre cette montée structurelle du précariat (selon le terme désormais consacré) et les multiples contre-réformes du marché du travail, ambitionnant, selon leurs thuriféraires, d’en finir avec le chômage de masse...
Aussi, contrairement à une idée répandue et diffusée en boucle, cette configuration relève-t-elle davantage des exigences des grandes entreprises – dans la perspective d’une préservation de leur taux de marge, peu importe la conjoncture – que des « mutations économiques » les affectant. Moins qu’une fatalité, corollaire coutumier d’une mondialisation présentée comme incontournable (et incessamment évoquée par les éditocrates pour justifier toutes les régressions sociales), il s’agit bien ici de décisions politiques visant à favoriser, sans états d’âme, les détenteurs de capitaux au détriment de la majorité de la population – décisions matérialisées par un creusement alarmant des inégalités socioéconomiques[9].
D’où cette synthèse :
« Au final, il apparaît que le chômage enregistre, pour les deux tiers une organisation structurelle de l’économie, dans une préférence donnée aux contrats courts ou partiels, et pour un tiers seulement les mutations inévitables de l’économie. Le problème est que ce mécanisme, [tout en accroissant les disparités socioéconomiques et en consolidant un ordre social de plus en plus injuste], aboutit à un subventionnement, par l’économie stable, de l’économie de la précarité » – cette dernière tendant progressivement et systémiquement à se pérenniser.
Si l’analyse ici exposée développe des hypothèses intéressantes, il est toutefois possible d’émettre au moins deux remarques critiques. Premièrement, son auteure ne semble pas suffisamment insister sur le lien entre cette « nouvelle organisation structurelle de l’économie », qui ne tombe manifestement pas du ciel, et les nombreuses attaques contre le Code du travail qui ont jalonné la période étudiée (a fortiori depuis les années 2000) ; ainsi cette préférence pour les contrats courts ou à temps partiel exprime-t-elle factuellement un rapport de forces toujours plus défavorable aux travailleurs. Deuxièmement, s’il est mentionné, à juste titre, que le début du XXe siècle constitue une exception dans ce paysage économétrique, « avec une forte création d’emplois au niveau national », il est quand même curieux que ne soit pas évoquée la question des 35 heures ; or, comme nous l’avons explicité dans plusieurs billets[10], ce dispositif de réduction du temps de travail y a assurément joué un rôle majeur. En d'autres termes, quoique l'avènement d'un chômage de masse ait conduit à l'essor du précariat, nous voyons bien que cet état de fait n'est point inéluctable, et que d'autres options demeurent des alternatives crédibles, à rebours de ce que proclament certains théoriciens orthodoxes...
Ces conclusions (les montées concomitantes de la précarité et des inégalités), qui plus est, rejoignent également celles de l’Observatoire des inégalités.[11] Dans son plus récent rapport sur la question, ce dernier insiste sur trois points, intimement liés : 1) une augmentation inquiétante de la précarité de l’emploi (CDD, intérim, apprentissage, etc.) ; 2) une aggravation du chômage des jeunes actifs (20-24 ans) ; 3) une dégradation tangible des conditions de travail, mettant en danger la santé des salariés (et les décrets de l’automne 2017 ne vont guère infléchir cette trajectoire inquiétante).
Si, selon l’Observatoire, la situation pourrait en théorie s’améliorer en fonction de l’évolution de l’activité économique, un tel scénario demeure néanmoins peu probable, tant la perpétuation des mesures austéritaires et des compressions budgétaires neutralise toute relance potentielle à l’échelle européenne. « En même temps, la dérégulation du droit du travail continue et affaiblit les salariés. Les CDD sont de plus en plus courts. Le travail indépendant à la pièce prend des formes nouvelles. La rationalisation des services réduit l’autonomie des salariés. De biens mauvais signaux d’avenir pour la France qui travaille ».
*
Si les mesures proposées par la réforme de l’assurance chômage ne sont point surprenantes en elles-mêmes, elles confirment in concreto qu’il n’y a pas de compromis possible au sein de la rationalité néolibérale.
Or, il existe bien des solutions pour faire reculer la précarité… A la condition de se détourner définitivement du paradigme dominant, dont la force semble davantage provenir de son inertie idéologique que de sa pertinence scientifique.
Parmi ces alternatives, nous retrouvons : la réduction et le partage du temps de travail, lesquels permettraient de mieux répartir les gains de productivité et d’assurer un salaire décent à chacun[12] ; la création d’emplois publics (enseignants, personnels hospitaliers, etc.) répondant utilement à la demande sociale (ce qui recoupe les travaux de la Modern Monetary Theory, inspirée des écrits de Minsky)[13] ; le développement « transversal » d’une sphère d’activité consacrée à la transition écologique, où le retour d’une croissance aussi peu probable que souhaitable ne constituerait plus l’alpha et l’oméga d’un dogme économique ayant clairement prouvé son inaptitude à saisir les défis écologiques – et humains – auxquels nous sommes globalement confrontés[14]…
[1] Pour une analyse plus détaillée, voir : DARDOT, P. et LAVAL, C., « L’homme entrepreneurial », dans : La nouvelle raison du monde, Paris, La Découverte, 2009, pp. 219 à 241.
[2] Voir : COVA, H., « Le Chêne (productif) et le roseau (néolibéral) » : la fable de la flexibilité », Mediapart, 8 septembre 2015.
[3] DUVAL, G., « Le retour de l’étatisme », Alternatives économiques, Juillet 2019.
[4] Les prochains développements sont tirés de : FOULON, S., « Les chômeurs vont payer la note », Alternatives économiques, Juillet 2019. Les citations, sauf mentions contraires, proviennent de cet article.
[5] Voir : DARDOT, P. et LAVAL, C., op. cit.
[6] Pour une synthèse de cette vue affligeante de l’esprit, peu étayée empiriquement, voir notamment : CAHUC, P., MALHERBET, F. & PRAT, J., « The detrimental effect of job protection on employment : Evidence from France », VOX, Juin 2019.
[7] MARTIN, F., « Les deux tiers de la demande d’emploi résultent de la montée structurelle du précariat », Groupe Alpha. Défricheurs du social, octobre 2016. Les prochaines citations et statistiques sont tirées de cet article.
[8] Selon le BIT (Bureau International du Travail), « le sous-emploi recouvre les personnes qui ont un emploi à temps partiel, qui souhaiteraient travailler davantage et qui sont disponibles pour le faire, qu’elles recherchent ou non un emploi. Sont également incluses dans le sous-emploi les personnes ayant involontairement travaillé moins que d’habitude, en raison du chômage technique ou partiel par exemple ». (Voir : « Chômage au sens du BIT et indicateurs sur le marché du travail », INSEE, février 2018.)
[9] Voir : COVA, H., « La (contre-)réforme du Code du Travail : la persistance d’un mythe », Mediapart, 5 avril 2016.
[10] Voir notamment : COVA, H., « Les enjeux politiques de la réduction du temps de travail: retour sur les 35 heures », Mediapart, 28 mars 2019. Nous pourrions dans la foulée ajouter que l'étude délaisse malheureusement certains éléments d'explication, à commencer par l'évolution démographique (l'accroissement de la population active), laquelle intervient nécessairement dans une vision globale du marché du travail. Le taux de chômage étant calculé à partir de la population potentiellement en activité, il importe également d'évaluer la création d'emplois sur une période donnée. (Voir : COVA, H., « Au-delà des idées reçues : la question du travail à l’aune des statistiques », Mediapart, 9 mai 2019.)
[11] « Rapport 2019 : l’essentiel sur les inégalités au travail », Observatoire des inégalités, 4 juin 2019. Les prochaines citations sont tirées de ce texte. Voir aussi : « La précarité de l’emploi augmente à nouveau », Observatoire des inégalités, 20 juin 2019.
[12] Voir : COVA, H., « Au-delà des idées reçues : la question du travail à l’aune des statistiques », art. cit.
[13] Voir : COVA, H., « Pour une autre approche du travail : réflexions autour Minsky et le plein-emploi », Mediapart, 30 octobre 2018.
[14] Voir sur le sujet : GADREY, J., Adieu la croissance (nouvelle édition), Paris, Les Petits Matins, 2015.