Dans une récente tribune[1] publiée dans le journal Le Monde, les économistes Pierre Cahuc (co-auteur avec André Zylberberg du désormais célèbre pamphlet Le négationnisme en économie) et Francis Kramarz prétendent réfuter les arguments de certains de leurs pairs défendant une hausse du SMIC. Selon ces deux penseurs orthodoxes, une augmentation du salaire minimum ne serait pas le meilleur outil pour combattre la pauvreté, puisqu’elle ne ciblerait pas adéquatement les plus précaires ; mieux vaudrait privilégier la prime d’activité, laquelle prime aurait le mérite « scientifique » d’accroître les revenus des plus modestes, sans grever la sacro-sainte compétitivité des entreprises, prises dans le maelström irrésistible de la concurrence mondiale. Or, s’il faut de toute évidence lutter contre la pauvreté, il importe a fortiori de lutter contre celle de ces analyses tendancieuses, où les affirmations à l’emporte-pièce côtoient les approximations et les contre-vérités…
Bien que ce court article se contente d’évoquer vaguement « une littérature abondante » (soutenue par « la compétence et le professionnalisme » d’institutions reconnues) invalidant la relation entre élévation du salaire de base et résorption de la pauvreté, aucune étude spécifique n’est pourtant citée. Certes, d’aucuns soutiendront que le format de la tribune, axée sur la présentation générale – forcément succincte – d’une position théorique, ne permet guère une présentation exhaustive du sujet ; néanmoins, lorsque l’on se targue d’être à la fine pointe de la scientificité, la rigueur impose vraisemblablement une argumentation plus solide[2].
Car, adepte de la méthode expérimentale en économie, qui serait devenue depuis au moins trois décennies une science au même titre que la physique ou la biologie, Cahuc prétend uniquement s’appuyer sur des faits mettant « en évidence des liens de cause à effet » : l’économie « ne se contente plus de confronter des points de vue à l’aide de quelques chiffres plus ou moins pertinents » ou de « simulations à l’aide de modèles mathématiques plus ou moins sophistiqués […]. A l’instar de la recherche médicale, [elle] s’attache à bâtir des protocoles expérimentaux permettant de connaître les causes des phénomènes observés »[3]. Vaste programme, en effet…
L’interrogation est alors la suivante : la hausse du SMIC a-t-elle réellement un impact négatif sur l’emploi (et, par ricochet, sur le niveau de pauvreté) ? Toujours selon Cahuc (et Zylberberg), « si l’Etat continue d’accroître le salaire minimum, certains travailleurs finiront par coûter plus qu’ils ne rapportent (sic). Ils seront alors licenciés »[4]. Il n’y a donc aucun doute possible (puisqu’il n’y a point, semble-t-il, d’alternative…) : tout « coup de pouce » au SMIC « détruit des emplois »[5] – comme le proclame d’ailleurs, sur tous les plateaux de télévision, la ministre du Travail.
Cependant, le doute (justement) demeure – un doute méthodique, pourrions-nous ajouter. Et pour cause : la littérature académique est beaucoup moins unanime sur la question que le déclarent les deux auteurs.
Dans une étude de l’OCDE (juillet 2018), des chercheurs s’inquiétaient précisément de la stagnation des salaires, notamment ceux des travailleurs peu qualifiés – ce phénomène s’étant amplifié depuis la crise de 2008. Malgré un recul timide du taux de chômage et le retour (fragile) de la croissance, cette situation n’est guère de bon augure (comme en témoignent d’autres indicateurs « macroéconomiques », à commencer par le niveau d’endettement des ménages, potentiellement crisogène[6]) : « Si les pays ne parviennent pas à rompre avec cette tendance, la confiance du public à l’égard de la reprise économique sera compromise et les inégalités se creuseront sur le marché du travail »[7]. Ce constat, qui plus est, fait écho à un autre rapport de l’Organisation (peu suspectée pour sa radicalité), où est explicitement démontré l’effet négatif des disparités socioéconomiques sur le taux de croissance (ce totem du paradigme néoclassique)[8]. Quoique les solutions envisagées restent somme toute prisonnières du carcan de la théorie dominante, en insistant par exemple sur l’importance de la formation professionnelle, le diagnostic est sans appel : la faiblesse des bas salaires est bel et bien un vecteur du creusement des inégalités et de l’aggravation de la pauvreté.
Qui plus est, comme le souligne Michel Husson, non seulement il n’y a point de réelle « convergence scientifique » sur cette question, mais ce spécieux consensus repose, en France, sur très peu d’études concluantes – et ce, nonobstant la mise en place, en 2008, d’un Groupe d’experts, partageant essentiellement… les mêmes convictions. « Cette absence […] de fondements empiriques au savoir officiel selon laquelle une hausse du SMIC détruit des emplois est troublant »[9]. Pourtant, au-delà de l’Hexagone, plusieurs enquêtes ont été réalisées sur le terrain, et les conclusions sont diamétralement opposées aux thèses défendues par Cahuc et consorts. En Grande-Bretagne, un récent rapport de la Low Pay Commission ne remarque « aucun effet statistiquement significatif du salaire minimum sur l’emploi ». En Allemagne, deux études tirent sensiblement les mêmes enseignements – démontrant dans la foulée les bienfaits de « l’introduction du salaire minimum », qui a conduit au rapprochement régional des salaires (bref, à la réduction des inégalités). Enfin, aux Etats-Unis, le « prix Nobel » Paul Krugman déconstruit parfaitement – et lucidement – ce leitmotiv du dogme néoclassique : « la plupart des économistes, y compris moi-même, partaient du principe que l’augmentation du salaire minimum avait clairement un effet négatif sur l’emploi. Mais ils ont plutôt trouvé un effet positif. Leur résultat a depuis été maintes fois confirmé »[10].
In fine, l’idée qu’il soit possible d’augmenter les revenus des ménages les plus modestes via la prime d’activité et la transmutation des cotisations sociales en net, sans majoration du SMIC, repose (sciemment ?) sur un imbroglio sémantique, lourd de présupposés idéologiques. D’une part, comme le rappelle derechef Husson[11], « la prime d’activité n’est pas un salaire » ; elle ne donne aucun droit supplémentaire à la retraite et contribue à maintenir très bas des « salaires d’appoint » (temps pleins et temps partiels confondus), pénalisant essentiellement les femmes. D’autre part, la baisse des cotisations salariales ne représente point, tant s’en faut, une « augmentation substantielle » du SMIC, puisque, comme le terme le spécifie, il ne s’agit que d’un transfert comptable – avec, à la clef, un affaiblissement du financement de la protection sociale – affaiblissement affectant en premier lieu… les plus vulnérables[12].
La démystification de cette pernicieuse confusion entre revenus et salaires n’est pas sans déjouer formellement les pièges de l’antienne gouvernementale, selon laquelle le travail doit nécessairement payer… A plus forte raison quand l’on fixe obstinément comme ligne de conduite (ou comme cap) l’abaissement irrépressible du « coût du travail »…
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Vivre de son travail présuppose d’emblée (pour ne pas dire conceptuellement) un salaire décent (living wage, selon la terminologie anglosaxonne). Dans un contexte où les inégalités s’approfondissent, cet énoncé (programmatique) est donc tout sauf une lapalissade. Et, contrairement aux pourfendeurs d’une majoration conséquente du SMIC, maintes études (notamment celle de l’agence européenne Eurofound) démontrent que ce niveau salarial convenant lui est systématiquement supérieur. En d’autres mots, une authentique politique de l’emploi ne peut guère se baser sur de simplistes (et fallacieuses) relations de cause à effet, sans bouclage macroéconomique (c’est-à-dire, sans prise en compte de la solvabilité de la demande globale)[13].
Or, d’autres pistes complémentaires méritent sans doute d’être explorées et mises en œuvre : réduction du temps de travail contraint, création d’emplois publics répondant à l’urgence sociale et aux impératifs de la transition écologique, etc.[14]
Autant de mesures qui se détournent délibérément de la rationalité néolibérale, dont on peine aujourd’hui à distinguer la « scientificité »…
[1] CAHUC, P. & KRAMARZ, F., « Une hausse du SMIC n’est pas le bon instrument pour lutter contre la pauvreté », Le Monde, 14 décembre 2018. Les prochaines citations, sauf mentions contraires sont tirées de cet article.
[2] Voir : COVA, H., « Sans complexe… et sans rigueur : à propos du dernier livre de Cahuc et Zylberberg », Mediapart, 21 septembre 2016.
[3] Cité dans : ORLEAN, A., « Quand Messieurs Cahuc et Zylberberg découvrent la science », Alternatives économiques, 12 septembre 2016.
[4] Cité dans : HUSSON, M., « Haro sur le salaire minimum : des arguments contrefaits », Alternatives économiques, 13 décembre 2018.
[5] Cité dans : ibid.
[6] Voir sur le sujet : COVA, H., « Crises du capitalisme et stagnation séculaire : quelques observations critiques », Mediapart, 25 octobre 2018.
[7] OCDE (2018) – « L’embellie constatée sur le front de l’emploi est éclipsée par une stagnation sans précédents des salaires », 4 juillet 2014. (C’est moi qui souligne.)
[8] OCDE (2014) – Focus. Inégalités et croissance. Décembre 2014.
[9] HUSSON, M., art. cit.
[10] Voir : ibid. Les dernières citations, y compris celle de Krugman, sont tirées de cet article.
[11] Ibid.
[12] Voir notamment sur le sujet : JEANNEAU, L., « Protections sociales : les inégalités aplaties », Alternatives économiques, 30 juillet 2018.
[13] Voir : HUSSON, M., art. cit.
[14] Pour une présentation plus détaillée, voir : COVA, H., « Pour une autre approche du travail : réflexions autour de Minsky et du plein-emploi », Mediapart, 30 octobre 2018 ; et : « Et pourtant, il baisse… réflexions sur la réduction du temps de travail », Mediapart, 8 juin 2018.