Sans doute est-ce l’un des paradoxes les plus étonnants de notre époque : au moment où le présent paraît devenir le seul horizon temporel en mesure d’aiguiller les actions et les décisions politiques, phénomène vraisemblablement tributaire d’une accélération exacerbée du temps, la durée des crises économiques semble, quant à elle, se dilater, jusqu’à décrire une situation de stagnation séculaire. Or, en adoptant la méthode kantienne, il est tout à fait possible de montrer que cette antinomie, à l’instar de plusieurs autres, n’est au fond qu’une contradiction apparente, une erreur de perspective : la multiplication successive des crises (et de leur « résolution » sans cesse différée) traduit, depuis au moins quatre décennies, un agencement de plus en plus instable, grandement fragilisé par l’offensive néolibérale de ces dernières années[1]. En d’autres termes, à rebours de ce que soutiennent certaines approches propres à la théorie standard, la crise n’est point un événement exogène au (bon) fonctionnement du capitalisme, mais une modalité inhérente à son déploiement effectif.
Et ce caractère systémique est fortement conditionné par le développement historique du capitalisme lui-même... Les travaux de Hyman Minsky (1919-1996), qui rappellent la centralité d’un « quartier appelé Wall Street »[2], en donnent une explication exhaustive – et complémentaire de plusieurs éléments de la théorie marxienne...
La crise de 1857, révélatrice d’un nouveau mode de production...
Si la banqueroute de Lehman Brothers en septembre 2008 est considérée par maints analystes comme le point culminant de la crise des subprimes, les faillites (tout aussi « spectaculaires ») d’entreprises et de banques ne sont évidemment pas que des événements contemporains. Cependant, les défauts de paiement d’institutions bancaires, aussi anciens puissent-ils être, semblent acquérir une dimension systémique à partir de 1857[3], dépeinte rétrospectivement comme l’année où a lieu la toute « première crise capitaliste de dimension mondiale »[4] : elle touche en effet les États-Unis, mais aussi l’Angleterre (en tant que principal pays investisseur) et, dans une moindre mesure, le continent européen. Quoique, comme l’expose Karl Marx (1816-1883), les symptômes apparaissent à la surface épidermique de la sphère financière, les causes doivent néanmoins être recherchées dans le fonctionnement même de l’appareil capitaliste : la quête « du profit maximal par de multiples agents en concurrence », loin de concourir à l’équilibre général ou à une quelconque harmonie préétablie, « a pour conséquence la création de capacités de production excédentaire » – théorisée sous le nom de surproduction.
L’économiste Philippe Légé le résume ici parfaitement – ce qui rappelle, dans la foulée, la chronologie du krach de 2008 –, la crise de 1857 a été précédée « de plusieurs années de développement de crédit et d’une intense spéculation ». Contrairement à ce que peut éventuellement laisser croire une lecture tendancieusement linéaire, cette configuration structurelle ne constitue guère un invariant historique cheminant à travers les siècles ; la nouveauté réside précisément dans son endogénéité.
Certes, les sociétés précapitalistes connaissent des périodes de ralentissement brutal – et, d’une certaine manière, les jeux délétères de la spéculation, comme en témoigne l’exemple souvent évoqué de la Tulipomanie en Hollande (au milieu du XVIIe siècle)[5] –, mais elles sont, pourrait-on dire, d’une autre nature. Ainsi en est-il des crises de subsistance[6], induites généralement par de mauvaises récoltes. En effet, les raisons décisives sont rarement d’ordre purement économique ; elles résultent a contrario de circonstances extrinsèques : guerres, épidémies, perturbations climatiques, etc. « L’économie d’Ancien régime, précise Légé, est d’autant plus sensible aux crises que les moyens de production et d’échange sont assez peu développés ».
L’industrialisation qui s’échelonne tout au long du XIXe siècle va modifier sensiblement et durablement les rapports sociaux et l’architecture économique dans son ensemble : « l’économie devient plus productive, mais sécrète désormais ses propres crises ». Dit autrement : la crise économique n’est plus la conséquence malencontreuse de perturbations externes (et imprévisibles, sinon aléatoires) ; elle exprime de manière paroxystique une instabilité inhérente au système. Aussi assistons-nous à un renversement « métonymique » : l’effondrement de la production et la montée concomitante d’un chômage (de masse) ne doivent plus être vus – et interprétés – comme les causes, mais bien comme les effets d’un dysfonctionnement immanent...
La succession des crises (à partir de la moitié du XIXe siècle), lesquelles interviennent d’ores et déjà « à intervalle plus ou moins régulier », amène plusieurs penseurs de l’époque à élaborer des théories cherchant à thématiser ces fluctuations naissant d’une contraction abrupte de l’activité marchande. Ces théories novatrices ont par ailleurs inspiré Joseph Schumpeter (1883-1950), dont les recherches sur l’évolution économique mettent en exergue la fonction de l’innovation dans la succession des cycles (l’alternance de phases de prospérité et de phases de récession)...
Marx est sans doute l’un de ceux qui ont le mieux anticipé (et formalisé) l’extension du crédit – et son rôle dans le surgissement et la répétition des crises, « vagues successives » qui nous transportent d’un point à un autre –, notamment en décrivant l’emprise croissante du capital fictif, incarnation accomplie de ce fétichisme de l’argent tant commenté depuis[7]. En revenant sur l’ouragan des subprimes (cette tempête suivant un calme apparent), Cédric Durand, professeur à l’Université Paris XIII, en synthétise les principaux traits, lesquels s’appliquent naturellement aux bouleversements de 1857[8] : « il s’agit d’une forme de capital [...] qui circule alors que les revenus de la production auxquels il donne droit ne sont que des "promesses" » (des hypothèses de profit).
Selon Marx, toutefois, « l’essor du capital fictif a des effets ambivalents. D’un côté, il favorise le développement capitaliste, dans la mesure où il permet de lancer des projets qu’il serait impossible de financer avec la seule épargne [...]. D’un autre côté, les anticipations sur les processus de développement économique à venir comportent le risque de voir ce capital finir par devenir une simple fantasmagorie ». L’effondrement des illusions survient infailliblement au moment où l’écart entre les « richesses » escomptées (dans la sphère spéculative) et celles réellement créées (dans la sphère productive) s’avère insurmontable[9]. Bien que la poursuite d’un profit maximal tende à renforcer le mirage d’une finance autonome et créatrice de valeur monétaire (d’où son caractère fictif) – à plus forte raison aujourd’hui, où les gains de productivité subissent une lente érosion depuis au moins le début des années 70 –, cette épreuve de la réalité confirme cette judicieuse intuition : la finance, malgré ses efforts pour invisibiliser les rapports d’exploitation (qui soumettent le travail au capital), ne produit stricto sensu aucune valeur (sui generis)...
Évoquer le développement du crédit, inhérent à l’expansion de la logique capitaliste, c’est aussi insister sur son caractère perturbateur. De ce précieux legs de l’économie politique critique, Hyman Minsky – qui a, par ailleurs, rédigé une partie de son doctorat sous l’œil attentif de Schumpeter... – tirera une analyse fort stimulante (et toujours pertinente) des mécanismes de l’endettement privé...
La vie (économique) n’est pas un long fleuve tranquille...
L’histoire, disions-nous, n’est point avare de contradictions (ces ruses malicieuses si chères à Hegel). Et celle des idées économiques n’échappe point, de toute évidence, à ce diagnostic. Car c’est au moment où les crises se multiplient que se met en place la théorie marginaliste (Walras, Jevons...), l’un des piliers de ce qui deviendra, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la synthèse néoclassique[10]. S’appuyant sur l’optimisme de Jean-Baptiste Say (1767-1832)[11], cette école de pensée de l’ère victorienne, fruit d’un positivisme omniprésent, vise à comprendre le fonctionnement pur de marchés tendant naturellement et spontanément vers l’équilibre[12] – assimilant tacitement les éventuelles défaillances à des phénomènes extérieures.
Cette conception, malgré certains arrangements cosmétiques, demeure l’un des préceptes (plus ou moins définis) du discours mainstream – conception à laquelle les travaux de Minsky apporteront un cinglant démenti[13]. Et tel est l’implacable constat (solidement argumenté) : « Non seulement la théorie économique standard ne permet de déduire aucune explication sur l’instabilité intrinsèque du système, mais, pire encore, elle ne veut même pas admettre que l’instabilité endogène est un problème que toute théorie satisfaisante devrait être en mesure d’expliquer ».[14]
L’apport de l’auteur de Stabiliser une économie instable réside justement dans son élucidation des déficiences organiques du capitalisme. En renouvelant notre compréhension du rôle structural de l’endettement privé, corollaire d’une financiarisation tous azimuts découlant de la rationalité néolibérale, Minsky fournit tout un arsenal conceptuel utile, adossé à une solide armature macroéconomique, permettant d’appréhender l’éclosion des crises.
En encourageant les « comportements moutonniers » des différents agents économiques, motivés par l’appât du gain (la course effrénée au profit) dans un contexte favorable et apparemment stable (conjoncture connue sous le nom de paradoxe de la tranquillité), ces mécanismes de l’endettement conduisent, notamment par un recours excessif à l’effet de levier, à des prises de position de plus en plus risquées et téméraires (à la Ponzi), c’est-à-dire de plus en plus coupées de l’économie réelle. Jusqu’au moment où, faute de liquidités suffisantes, les perspectives de forte rentabilité s’effondrent immanquablement... Nous assistons alors à ce que, rétrospectivement, les économistes ont nommé un « Moment Minsky »...
À l’opposé de ce que professe la mythologie néoclassique, selon laquelle le déploiement des marchés, libérés de « toute entrave institutionnelle », tendrait vertueusement vers un état d’équilibre, les thèses du penseur américain penchent davantage pour une lecture nettement plus complexe : « L’idée même que l’instabilité puisse résulter des processus internes d’une économie capitaliste contraste totalement avec la théorie néoclassique […], pour laquelle l’instabilité est le fruit d’événements extérieurs aux rouages de l’économie »[15]. Les crises ne sont donc pas de simples grains de sable enrayant la mécanique bien huilée de l’économie, dont les causes seraient en dernier ressort extérieures au système ; elles constituent à l’inverse des phénomènes engendrés par la cinétique même du capitalisme...
Alors que les débats autour des retombées macroéconomiques de l’épidémie, semblent inexorablement se focaliser sur le niveau soi-disant stratosphérique des créances publiques (environ 115 % du PIB)[16], les dettes privées ne paraissent guère, c’est le moins que l’on puisse dire, attirer la même attention. Ce qui est, selon Éric Berr[17], une grave erreur. Non seulement une telle focalisation sur les dettes souveraines sert de facto à justifier les désastreuses politiques d’austérité – lesquelles, malgré le déni de leurs promoteurs, affaiblissent à terme l’appareil productif (en compressant l’investissement public et privé), tout en ayant un impact négatif sur la croissance (pourtant totémisée par le paradigme dominant) –, mais elle induit une confusion conceptuelle aux implications concrètes indéniables.
En d’autres mots, à la différence des ménages et des entreprises, « l’État peut faire "rouler" sa dette indéfiniment, c’est-à-dire réemprunter pour rembourser une dette arrivant à échéance ». Derechef, la crise financière de 2008 corrobore factuellement cette mise au point : à l’origine du séisme, nous ne retrouvons pas des États supposément surendettés, mais bien une explosion du crédit hypothécaire (relevant alors du domaine privé), déflagration amplifiée par une titrisation en roue libre...
Ce n’est donc peut-être pas un hasard si la pensée de Minsky a été « redécouverte » à la suite de l’éclatement (prévisible) de la bulle immobilière[18]...
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Quoique les artifices de plus en plus sophistiqués de la finance, souligne Légé, puissent masquer « temporairement les déséquilibres [macroéconomiques] liés à la montée des inégalités », la conclusion est, quant à elle, sans équivoque : « les économies capitalistes sont instables et produisent des crises susceptibles d’affecter l’ensemble des relations économiques et sociales et dégrader la vie matérielle de la très grande majorité de la population »[19].
Aussi, loin de se limiter à la compréhension des phénomènes socioéconomiques dans leur globalité (ce qui est, toutefois, fort nécessaire !), la lecture des théoriciens critiques (ici Marx et Minsky) est-elle en mesure de nous fournir les outils nécessaires pour éviter les méprises du passé – et ce, bien que la folie néolibérale, pour reprendre la formule d’Einstein, semble vouloir préconiser inlassablement les mêmes solutions, espérant (par quel miracle ?) obtenir des résultats différents...
Ce qui, évidemment, implique une bataille idéologique, dont on ne pourra pas faire... l’économie...
[1] Pour une présentation plus complète, voir : HARVEY, D., Brève histoire du néolibéralisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2014.
[2] MINSKY, H., L’hypothèse d’instabilité financière, traduction de F.-X. Priour, Paris, Diaphanes, 2013.
[3] En août 1857, la faillite de la banque Ohio Life Insurance and Trust Company entraîne dans son sillage d’autres entreprises (financières et non financières) provoquant une crise en cascade.
[4] LÉGÉ, P., « La crise économique ? Quelle crise économique ? », dans : Manuel indocile de sciences sociales, Paris, La Découverte, 2019, pp. 73 à 82. Les prochains paragraphes s’inspirent de ce texte. Les citations, sauf mentions contraires, en sont tirées.
[5] Voir notamment : RICHARD, H., « Bourse. Vol au-dessus d’un nid de coucou », Le Monde diplomatique. Manuel d’économie critique, 2016. L’histoire économique revient effectivement souvent sur la chute vertigineuse des prix du bulbe de tulipe, émanant d’une spéculation intensive.
[6] Par crise de subsistance, il faut entendre une « situation dans laquelle un événement extérieur vient diminuer les récoltes », occasionnant une chute de l’offre alimentaire et, dans la plupart des cas, une famine. (LÉGÉ, P., op. cit., p. 79.)
[7] Voir : MARX, K, Le capital financier, Paris, Demopolis, 2012, notamment les pp. 23 à 38.
[8] DURAND, C., « Capital fictif : l’ivresse et le vertige », Le Monde diplomatique. Manuel d’économie critique, 2016.
[9] Ibid.
[10] Par synthèse néoclassique, il faut entendre la tentative théorique, sous l’impulsion de Samuelson et de Hicks, de réconcilier les préceptes néoclassiques et les idées de Keynes.
[11] Notons au passage que la pensée de Jean-Baptiste Say tend à négliger la distinction entre valeur d’échange et valeur d’usage. Ce « rejet épistémologique » aura d’ailleurs une influence sur la formulation de l’utilité marginale – « l’utilité [des] choses [étant] le premier fondement de leur valeur ».
[12] Pour une critique détaillée de la notion d’équilibre, voir : KEEN, S., L’imposture économique, traduction d’A. Goutsmedt, Ivry s/ Seine, Les Éditions de l’Atelier, 2014, notamment les pp. 241 à 306.
[13] Les prochains développements reprennent ceux de deux articles antérieurs : « Crises du capitalisme et stagnation séculaire : quelques observations critiques », Mediapart, 25 octobre 2018 ; et : « Quand la "science économique" ignore ce qu'elle doit expliquer : le cas des crises », Mediapart, 24 janvier 2019.
[14] MINSKY, H., Stabiliser une économie instable, trad. de A. Verkaeren, Paris, Les Petits Matins, 2008, p. 253. (C’est moi qui souligne.)
[15] Ibid., p. 259. (C’est moi qui souligne.)
[16] Pour une analyse plus complète, voir : COVA, H., « Dettes publiques : quand les enjeux excèdent les considérations arithmétiques » (en deux parties), Mediapart, 2 et 4 février 2021.
[17] BERR, É., « La dette privée, voilà le vrai danger », Mediapart, 8 décembre 2021. Nous pourrions ajouter ici que, pour les partisans de la MMT (Modern Monetary Theory), la question du déficit public est une fausse question pour les pays possédant leur souveraineté monétaire. (Voir : KELTON, S., Le mythe du déficit, traduction de P. Chemla, Paris, Les liens qui libèrent, 2021.)
[18] Voir : COVA, H., « Crises du capitalisme et stagnation séculaire : quelques observations critiques », art. cit.
[19] LÉGÉ, P., op. cit., p. 81. (C’est moi qui souligne.)