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Billet de blog 10 novembre 2017

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Le pragmatisme détourné : le cas du Crédit d'Impôt pour la Compétitivité et l'Emploi

Quoique la vulgate économique prétende s’appuyer sur la science, le soutien de ses théoriciens aux contre-réformes masque un parti pris idéologique. Aussi le « pragmatisme » dont ils se réclament apparaît-il pour ce qui est réellement : un contresens philosophique. Ce qui est peu surprenant, tant les effets de ces contre-réformes contredisent sans cesse ceux annoncés. L'exemple du CICE le prouve.

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            S’il existe un thème, souvent brandi pour justifier péremptoirement une position de domination au sein de la discipline économique, nul doute que le pragmatisme s’imposerait d’emblée. Si d’aucuns parmi les clercs de la pensée « hégémonique » ne cessent de proclamer, contre toute éventuelle alternative (nécessairement idéologique), l’indubitable scientificité de leurs théories, ce recours au pragmatisme révélerait en même temps un attachement empirique à la réalité, laquelle, cela va de soi, ne saurait guère être multiple. Seul est ce qui est, martèlent-ils, en scandant volontiers le slogan thatchérien There is no alternative.

            Car, cela est bien connu, le paradigme néoclassique « n’affiche ni dogme, ni doctrine »[1] ; il s’appuie à l’inverse sur des études sérieuses, mathématiquement étayées, qui ont l’insigne mérite… de confirmer sempiternellement ses thèses. Le pragmatisme revendiqué, s’il s’érige bien en « philosophie », ne se confond d’aucune façon avec une idéologie ; il épouse au contraire les contours d’une méthode qui tranche dans le vif des débats, en s’attachant « aux faits, à la réalité concrète, [scrutant] la valeur de toute une série de choses qui fonctionnent au sein de l’expérience »[2].

            Or, cette conception quasi idyllique – du moins fortement biaisée – du pragmatisme repose vraisemblablement sur un malentendu. Et les prouesses médiatiques pour l’imposer semblent curieusement oblitérer l’adversaire désigné par le fondateur de ce courant de pensée, William James (1842-1910) : non pas l’idéologie, mais bien le rationalisme, posture intellectuelle consistant à promouvoir dévotement une vérité abstraite, « dont le seul nom doit nous inspirer le respect »[3]. En ce sens, les différentes modélisations économétriques développées pour justifier l’actuel ordre des choses – et le flux des contre-réformes visant à le raffermir – paraissent davantage appartenir à l’orbite rationaliste, tant leur sophistication alambiquée s’éloigne (de plus en plus) du réel, dont pourtant elles se réclament. Ainsi l’économiste orthodoxe s’apparente-t-il davantage à cet « amoureux de l’abstraction » tremblant dès qu’il se confronte au concret (au monde vécu) qu’à un chercheur rigoureux poursuivant inlassablement une quelconque vérité « matérielle » : « toutes choses égales par ailleurs, il préfère de loin ce qui évoque la pâleur du spectre. Entre deux univers, il choisirait toujours immanquablement l’esquisse chétive plutôt que le fouillis luxuriant de la réalité. La première est tellement plus pure, plus limpide et plus noble »[4].

            Cet éclaircissement sémantique étant posé, il importe ici de l’insérer dans le champ politique – où la question de la vérité est rarement formulée, c’est le moins que l’on puisse dire, indépendamment des rapports de pouvoir réellement existants. En d’autres mots, si nous devions évaluer pragmatiquement la « vérité » d’une mesure économique, encore faudrait-il l’expertiser en fonction des effets que cette mesure engendre concrètement dans la sphère sociale – et non en fonction de son adéquation formelle à un modèle théorique, fût-il conforme aux intérêts des classes dominantes…

            Et si de nombreux exemples confirment ce détournement idéologique du pragmatisme, le cas du CICE (Crédit d'Impôt pour la Compétitivité et l'Emploi) le démontre de manière insigne. Alors que sa transformation en exonérations pérennes des cotisations sociales est envisagée par l’exécutif pour l’année 2019 (une promesse du candidat Macron), y revenir est loin donc d’être superfétatoire, a fortiori dans un contexte où la Sécurité sociale souffre cruellement d’un sous-financement, lié notamment aux nombreux dispositifs d’allègements mis en place par les gouvernements successifs.[6]

            Comme le soutenaient (et le soutiennent toujours) ses zélés laudateurs, le CICE, comme son intitulé l’indique, devait permettre à la France de renforcer sa compétitivité tout en favorisant la création d’emplois par une baisse d’un « coût du travail » soi-disant prohibitif. Or, comme le rappelle le journaliste Sébastien Crépel dans un article publié[7] dans L’Humanité, malgré ce que défendent les économistes mainstream, il apparaît clairement que ces objectifs n’ont pas été atteints (euphémisme !). Non seulement son application contribue-t-elle à créer des « trappes à bas salaires » (les exonérations ne touchent que les rémunérations ne dépassant pas 2,5 du Smic), et, de facto, à plomber la demande interne (négligeant au passage le « bouclage macroéconomique »), mais son coût annuel est en « constante augmentation ». Ainsi, pour la seule année 2018, le manque à gagner pour les finances publiques devrait-il s’élever à 21 milliards d’euros – 27 milliards, si nous y ajoutons le Crédit pour la recherche (CIR), dont l’efficacité semble tout aussi litigieuse. De 2013 à 2019 (année de sa substitution par la suppression définitive d’une part des cotisations patronales), le montant total franchira le seuil des 70 milliards.

            Mais qu’en est-il de la création d’emplois annoncée par le gouvernement précédent ? Si nous nous fions aux conclusions du comité de suivi du CICE, placé sous l’égide de France Stratégie, l’échec est plus que cuisant. Son dernier rapport le corrobore sans ambages : pour la période 2013-2015, l’effet serait « de l’ordre de 100 000 emplois sauvegardés[8] ou créés », « mais dans une fourchette si large, "allant de 10 000 à 200 000 emplois", que la mesure n’a guère de sens ». Rapporté aux 45 milliards octroyés par le CICE (de 2013 à 2015, donc), chaque emploi (sur les 100 000 projetés) aurait coûté… 450 000 euros.

            Bref : si le dispositif aura permis aux entreprises (dont certaines, à l’instar de La Poste, sont faiblement soumises à la concurrence internationale) de rétablir leur taux de marge et de satisfaire la voracité des actionnaires, ses effets socioéconomiques peuvent d’ores et déjà être jugés désastreux. Ce qui, d’ailleurs, n’est point surprenant, puisque l’utilisation du Crédit, comme le notifie le Ministère de l’Économie, ne sera pas contrôlée et son attribution « ne fera donc l’objet d’aucune remise en cause » (sic). Ainsi une entreprise peut-elle procéder à des licenciements collectifs tout en percevant des millions d’euros au titre du CICE… Et s’il était possible, jusqu’ici, de mesurer sommairement ses conséquences, sa permutation en allègements définitifs rendra toute traçabilité fort problématique, pour ne pas dire carrément impossible… 

*

            Bien que le CICE puisse prendre aujourd’hui les traits d’un fiasco économique, ce dernier était pourtant prévisible – tant les faiblesses épistémologiques étaient patentes. Il suffisait pour cela de se détourner des modèles abstraits et rationalistes que promeuvent ad nauseam les économistes orthodoxes – ou des faux exemples érigés en icônes (l’Allemagne ou le Royaume-Uni) – et de s’engouffrer empiriquement dans la complexité du réel, d’apprendre des expériences passées. Comme le disait, avec une ironie mordante, Albert Einstein, la « folie est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent ».

            En somme, la poursuite du même (mais en pire) est donc tout sauf une vision pragmatique. Un juste rappel qui nous oblige, au-delà de la seule critique, à imaginer concrètement – et pragmatiquement – des politiques alternatives efficientes…

[1] JAMES, W., « Deuxième leçon », dans Le pragmatisme, Paris, Le Monde/Flammarion, 2010, pp. 106-107.

[2] Ibid., p. 117. (C’est moi qui souligne.)

[3] Ibidem.

[4] Ibid., p. 118.

[5] Comme le relève Romaric Godin, « il convient de rappeler – ce qui n’est jamais fait par l’exécutif – qu’une des raisons des problèmes de financement de la Sécurité sociale est le manque à gagner provoqué par les exonérations patronales. En 2017, selon la commission des comptes de la Sécurité sociale, les pertes de recettes […] liées aux allègements et aux exonérations de cotisations s’élevaient à 29,5 milliards d’euros ». (Voir : GODIN, R., « Sécurité sociales : les économies encore et toujours à l’ordre du jour », Mediapart, 24 octobre 2017.)

[6] CREPEL, S., « Budget. Le Cice, un cadeau fiscal toujours plus coûteux et opaque », L’Humanité, 31 octobre 2017. Les prochaines citations, sauf mention contraire, sont tirées de cet article.

[7] De plus, comme je l’avais souligné dans un précédent billet, la formule « sauvegarde et/ou création » est, d’un point de vue épistémologique, fort problématique. Si, en effet, la création d’emplois peut être éventuellement quantifiable, leur sauvegarde l’est beaucoup moins, ce qui trahit un biais méthodologique et idéologique évident : quoiqu’il arrive, la « baisse des charges » aura un impact positif (le maintien), conforme à la théorie néoclassique. (Voir : « Emploi et écologie : l’impossible pari néolibéral », Mediapart, 30 novembre 2015.)

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