S’il est des termes qui sont souvent mobilisés (implicitement ou explicitement) pour justifier un dogme économique, nul doute que celui de consensus figurerait en bonne position. Aussi, dans le cadre d’une démonstration soi-disant imparable, l’évocation tendancieusement péremptoire d’une telle convergence des points de vue peut-elle servir paradoxalement à masquer l’absence d’une réelle base empirique venant l’étayer concrètement. En dépit d’un vague recours aux canons séduisants de la méthode expérimentale, il arrive que la théorie préconisée ne résiste guère, en effet, à un examen un tant soit peu rigoureux. En deçà de la formule récurrente : toutes les études confirment que, il devient de ce fait hautement difficile de ne pas y voir une motivation fortement idéologique, dont les ressorts relèvent davantage d’une conception normative de la réalité socioéconomique que d’une approche authentiquement scientifique et attentive aux multiples dimensions qui lui donnent corps. Car ces études sont, la plupart du temps, vraisemblablement moins nombreuses que veulent bien le croire leurs fervents promoteurs – en tout cas, beaucoup moins unanimes (si l’on fait abstraction de cette prédisposition académique à l’endovalidation[1]).
D’où la nécessité de les confronter à des analyses plus récentes – et moins simplistes –, a fortiori si l’on tient compte d’éléments irréductibles à ce discours économique manifestement réducteur...
Ainsi en est-il de la question du salaire minimum – dont les dernières recherches[2] mettent à mal, c’est le moins que l’on puisse dire, la conception dominante, véhiculée par le paradigme néoclassique. Si la plupart des économistes mainstream – quoique certains, pourtant, se disent préoccupés par la montée de la pauvreté et l’accroissement des inégalités (sic !) – ne cessent de proclamer qu’une hausse du salaire minimum serait forcément préjudiciable à l’emploi (car, cela est bien connu, des rémunérations supérieures à la productivité marginale des moins qualifiés les feraient basculer hors du monde du travail...)[3], d’autres théoriciens, dont le lauréat du « prix Nobel » Paul Krugman[4], ont démontré, sinon soutenu, qu’une telle vue de l’esprit (qui remonte, d’ailleurs, aux premiers balbutiements de la discipline économique[5]) bute sur des données nettement moins fatalistes.
Comme le récapitule avec sagacité Gilles Raveaud[6] dans un article publié sur le site d’Alternatives économiques, lequel article énumère précisément les travaux les plus avancés en la matière[7], non seulement les salaires minimaux n’entraînent aucunement une détérioration de la situation des travailleurs les plus précaires (et une accroissement corrélatif du taux de chômage les affectant), mais ils contribuent a contrario à une amélioration substantielle de leurs conditions de vie, notamment en leur permettant « d’échapper au stress permanent de la pauvreté ». Excédant le périmètre restreint du champ économique (et des modélisations économétriques qui le définiraient de manière fort restrictive), cette dernière assertion confirme sans ambages les intuitions sociologiques (étayées empiriquement) de Matthew Desmond[8] (professeur à l’Université de Princeton). En promouvant indirectement la prise de décisions favorables au bien-être en général, des salaires suffisants auraient à l’inverse une incidence positive sur la santé morale et physique des individus, de telles sorte que des enquêtes contemporaines mettent désormais en avant « la réduction de la mortalité permise par la hausse du salaire minimum ».
Toujours selon Desmond, les bienfaits d’une rémunération décente (living wage) sont « gravement sous-estimés ». Si, d’un point de vue purement macroéconomique, une meilleure répartition des revenus (et donc, dans la foulée, une revalorisation du SMIC) se matérialise factuellement par un accroissement salvateur de la demande solvable[9] (tout en réduisant en même temps les risques systémiques du surendettement[10]), elle jouerait également un rôle primordial – et fort positif ! – dans la sphère sociale : en limitant les facteurs morbides liés au stress, tributaire d’une situation (de l’emploi) précaire, un salaire décent se présenterait ainsi sous les traits (métaphoriques) d’un antidépresseur, offrant à ses bénéficiaires des conditions de vie nettement plus saines et épanouissantes – allant d’une meilleure alimentation à une attention accrue (et bienveillante) portée à son entourage, en passant par une réduction salutaire du temps de travail. En d’autres termes, grâce cette amélioration notable des conditions matérielles d’existence, l’augmentation significative du salaire minimum permettrait tout simplement... de sauver des vies...
En outre, le rehaussement du niveau de vie, dérivé de cette valeureuse politique salariale, influerait sur le comportement des « personnes les moins bien payées », en impactant avantageusement leur dignité et leur capacité d’agir au quotidien, y compris au niveau professionnel. Et c’est ici que la théorie hégémonique est derechef prise en défaut : l’atténuation de l’anxiété associée à une situation marquée par la peur du lendemain aurait un effet bénéfique sur... la productivité au travail...
A rebours des galéjades néolibérales sur les vertus de la concurrence interindividuelle, laquelle stimulerait mécaniquement l’esprit d’innovation et d’entreprise, ces remarques rejoignent par ricochet les positions inspirantes de l’épidémiologiste Richard Wilkinson[11] : « ce n’est pas la richesse [surtout si elle est mal répartie] qui fait le bonheur des sociétés, mais l’égalité des conditions ».
Dans la mesure où la majoration du SMIC concourt assurément à l’atténuation des disparités socioéconomiques (ces dernières étant chaque jour pointées du doigt pour leur flagrante nocivité, y compris par des chercheurs issus des rangs de l’orthodoxie...), comme le confirme un nombre croissant de publications, il devient clair qu’une politique conséquente de l’emploi devra impérativement se détourner des éternels poncifs propagés par la théorie néoclassique et des solutions fallacieuses qui en découlent...
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Maintes recherches l’attestent depuis quelques années : la relation entre salaire minimum élevé et taux de chômage (des « moins qualifiés ») résiste péniblement à la réalité des phénomènes sociaux, dont l’irréductible complexité paraît échapper à un discours autocentré s’égarant progressivement dans des considérations économétriques, tout en devenant littéralement aveugle aux conséquences réelles de ses laborieuses (et néfastes) préconisations. En ce sens, le consensus qui entoure cette spécieuse corrélation ne semble plus tenir qu’à un fil...
Certes, comme le soutient judicieusement le philosophe Jacques Rancière, le consensus désigne moins cet accord pacifié d’opinions s’appuyant sur une vérité indiscutable que l’affirmation tautologique (et prescriptive) d’un sens en adéquation avec lui-même : seul est ce qui est ; il n’y a donc aucune alternative (there is no alternative) en dehors de l’ordre actuel des choses[12]... Néanmoins, la réfutation par les faits d’un dogme aussi ancré dans la vision néoclassique entame sans détours sa vaine prétention à la scientificité. Elle conforte, qui plus est, l’idée que la discipline économique, loin d’avoir franchi ce seuil épistémologique qui l’aurait fait basculer dans l’orbite rassurante des sciences dites exactes (à l’instar de la biologie et de la physique), demeure toujours une science sociale soumise aux incertitudes et aux enjeux politiques du moment (en fonction des rapports de forces) et bénéficie toujours (heureusement) des apports essentiels des autres disciplines (sociologie, histoire... et épidémiologie).
En matière d’emplois, il y a toujours, in fine, d’autres options qu’une compression salariale adossée à une politique de l’offre (gravitant autour d’un abaissement du « coût du travail »), dont on constate jour après jour les impasses économiques et sociales. Aussi une politique à la hauteur des défis contemporains (notamment écologiques) devrait-elle précisément déboucher sur une approche diamétralement opposée à l’actuelle orientation (néolibérale) : répartition globale des revenus (impliquant une résorption des inégalités à tous les échelons), réduction du temps de travail contraint (concrétisant le partage des gains de productivité tout en limitant la pression, devenue insoutenable, sur les écosystèmes)[13], création d’emplois utiles socialement (s’inscrivant dans la perspective de l’État employeur en dernier ressort)[14]...
[1] Par endovalidation, il faut entendre ici un procédé par lequel un « consensus scientifique » se forme progressivement suite à la publication de nombreux travaux venant, par un jeu de renvois mutuels, confirmer une théorie, présentée dès lors comme un « acquis de la science économique ». Ainsi, bien que les premières études puissent s’appuyer, il est vrai, sur une collecte préalable de données, leur prolifération subséquente finit par ne devenir que des « variations sur un même thème », n’apportant rien de plus à la connaissance – voire négligeant la complexité macroéconomique. (Voir : HUSSON, M., Créer des emplois en baissant les salaires, Paris, Editions du Croquant, 2015, p. 26.)
[2] Ces recherches provenant essentiellement des pays anglo-saxons.
[3] Pour une analyse complémentaire, voir : COVA, H., « Salaire minimum et taux de chômage : les sophismes de la pensée dominante », Mediapart, 10 janvier 2019.
[4] « La plupart des économistes, y compris moi-même [Krugman], partaient du principe que l’augmentation du salaire minimum avait clairement un effet négatif sur l’emploi. Mais ils ont plutôt trouvé un effet positif. Leur résultat a depuis été maintes fois confirmé ». (Cité dans : HUSSON, M., « Haro sur le salaire minimum : des arguments contrefaits », Alternatives économiques, 13 décembre 2018.)
[5] Voir sur le sujet : HUSSON, M., « Aux origines du salaire minimum », A l’encontre, 30 décembre 2019.
[6] RAVEAUD, G., « Quand le SMIC sauve des vies », Alternatives économiques, 5 avril 2019. Les prochains développements s’inspirent de ce texte ; les citations, sauf mentions contraires, en sont tirées.
[7] Parmi ces publications, notons celles du professeur à la London School of Economics, Alan Manning.
[8] Desmond est notamment l’auteur d’une enquête sur « l’exploitation urbaine de la pauvreté » (Avis d’expulsion, Editions Lux, 2019) qui lui a valu le prix Pulitzer en 2017.
[9] C’est d’ailleurs ce « bouclage macroéconomique », selon la locution de Michel Husson, qui est en permanence négligé par la théorie standard, dont la méthodologie est essentiellement calquée sur des préceptes microéconomiques, lesquels excluent d’office toute considération « extraéconomique ».
[10] Voir notamment sur le sujet : COVA, H., « Pour une autre approche du travail : Minsky et le plein-emploi », Mediapart, 30 octobre 2018.
[11] WILKINSON, R. et PICKETT, K., Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Paris, Les Petits Matins, 2013.
[12] Voir sur le sujet : COVA, H., « Les enjeux politiques de la réduction du temps de travail », Mediapart, 28 mars 2019.
[13] Voir : COVA, H., « Crise du capitalisme et stagnation séculaire : quelques observations critiques », Mediapart, 25 octobre 2018.
[14] Pour une présentation plus exhaustive, voir : COVA, H., « Pour une autre approche du travail : Minsky et le plein-emploi », art. cit.