Il est sans doute révélateur que, depuis quelques années déjà, de nombreux ouvrages d’économie viennent contester maints leitmotive du paradigme dominant. Si la critique a toujours été à l’ordre du jour du côté des penseurs hétérodoxes, la « nouveauté » réside sans doute dans le fait que ce cinglant désaveu émane désormais des rangs de… l’orthodoxie. Les travaux instructifs sur les inégalités (et la fiscalité) de Thomas Piketty vont dans ce sens (ce qui le conduit à prôner, dans une certaine mesure, le dépassement de la propriété privée…) ; les dernières prises de position de Joseph Stiglitz (prix « Nobel » en 2001) sur le sujet également[1].
Quoique ces enrichissantes incursions théoriques (et étayées empiriquement !) soient indéniablement les bienvenues dans un paysage médiatique toujours saturé par les poncifs néoclassiques et les sophismes néolibéraux, le dialogue critique demeure malgré tout essentiel pour en pointer les limites – ou, du moins, les zones grises – et pour ouvrir de nouvelles perspectives politiques.
Car, promouvant avec conviction un « capitalisme progressiste »[2] contre les dysfonctionnements notoires du néolibéralisme (après quarante ans de destructions sociales et environnementales), Stiglitz semble justement négliger, malgré l’acuité indéniable de son diagnostic, certains paramètres de la situation actuelle – comme en témoignent ses récents échanges polémiques avec Larry Summers[3] (théoricien mainstream pour le moins ambigu…) concernant une possible stagnation séculaire menaçant les économies occidentales (et mondiales). Alors que ce dernier élabore une réflexion (sans pour autant « céder à aucune sorte de fatalisme », selon ses dires[4]) à partir d’un essoufflement de la politique monétaire pour relancer l’économie (et la demande globale) dans un contexte de plus en plus incertain, Stiglitz se focalise essentiellement sur les faiblesses de la relance budgétaire. Si nous pouvons lui donner pleinement raison à propos de l’inadéquation des politiques gouvernementales en la matière – lesquelles ont favorisé une « redistribution massive des richesses vers le haut » (un ruissellement à l’envers, si l’on veut) –, nous restons néanmoins sceptiques devant l’idée suggérant que cette crise endémique renvoie davantage à des explications conjoncturelles qu’à des causes structurelles (sans toutefois, il est vrai, les nier entièrement)[5].
En effet, plus de dix ans après la crise des subprimes, nous peinons à observer une nouvelle dynamique vertueuse – a fortiori en Europe, où l’austérité s’est dogmatiquement imposée par le truchement autoritaire de « réformes structurelles » visant à l’approfondissement de la logique néolibérale. La poursuite de ces mesures incohérentes n’est pas sans conséquence : loin d’assainir les dépenses publiques, elle plombe au contraire la demande solvable, renforçant dans la foulée les risques d’une crise majeure[6]. Sur ce point, soutenir une politique budgétaire plus importante et mieux orientée relève, à n’en point douter, du simple bon sens ; confier en revanche aux forces du marché (tendant naturellement vers l’équilibre…) le soin d’assurer la stabilité macroéconomique démontre assurément l’absurdité – et l’imposture – du discours hégémonique. Sans doute est-ce ici l’un des arguments phares du raisonnement de Stiglitz : les marchés sont avant tout des créations humaines ; leur structuration passe nécessairement par la politique – ce qui, à rebours de ce que proclame la doxa néolibérale (selon laquelle le marché est la plus juste et la plus efficace des institutions), nécessite d’en indiquer les insuffisances manifestes et les dangers potentiels[7].
En d’autres mots, il importe d’endiguer cette tendance à la marchandisation généralisée de toutes les sphères de l’existence humaine – notamment celle de la force de travail. Comme l’avait déjà noté Hyman Minsky il y a une trentaine d’années, « si les mécanismes de marché sont un dispositif assez adéquat pour prendre des décisions sociales sur des sujets sans grande importance […], on ne peut et on ne doit pas s’en remettre à ces mécanismes pour des décisions fondamentales et lourdes de conséquences comme la répartition des revenus, la stabilité économique, le développement des investissements, l’éducation et la formation des jeunes gens »[8]. Dans cette perspective, il est significatif et opportun que Stiglitz soutienne la proposition d’une garantie de l’emploi, défendue par les partisans de la Modern Monetary Theory (MMT), dérivée justement des thèses de Minsky[9]…
Or, bien que l’économiste remette les pendules néolibérales à l’heure de la réalité socioéconomique (en détaillant utilement les funestes conséquences du creusement des inégalités et en dénonçant pertinemment le renforcement du taux d’exploitation), son programme – axé sur la restauration de « l’équilibre entre les marchés, l’État et la société civile »[10] – demeure malgré tout prisonnier de l’idéologie de la croissance, même s’il en dénonce néanmoins le fétichisme, comme l’atteste son attention portée aux dégâts environnementaux et aux dérèglements climatiques[11]. Pourtant, la question écologique exprime parfaitement les limites d’une politique gravitant autour de la croissance : en dépit de ce que proclament les chantres du développement durable, pointe avancée d’un improbable capitalisme vert, la croissance économique est de plus en plus énergivore et entraîne davantage de dégradations (hypothéquant l’avenir des générations futures)[12]. Qui plus est, ce seuil infranchissable à l’accumulation indéfinie a été parfaitement et abondamment documenté par des économistes, tels que Jean-Marie Harribey et Jean Gadrey[13].
En outre, cette croyance au retour (problématique) de la croissance bute sur une autre donnée qui excède la conjoncture actuelle (bien qu’elle en soit vraisemblablement l’expression concrète et reflète cyniquement les apories de la rationalité néolibérale) : le ralentissement irrésistible des gains de productivité, moteur de la croissance et… des profits[14]. Loin d’être la résultante de la crise de 2008, ce fléchissement remonte à la fin des années 60. La rationalité néolibérale, fondée notamment sur la financiarisation et la dérèglementation tous azimuts a été précisément la riposte à l’effritement de la rentabilité du capital (dans l’optique d’un rétablissement brutal du taux de profit).
Au-delà des circonstances, il s’agit bien d’une énigme « structurelle » pour les théoriciens orthodoxes. Comme le reconnaît d’ailleurs Patrick Artus dans la lignée de Robert Solow (célèbre pour la formulation d’un paradoxe qui porte désormais son nom), « on ne comprend pas bien pourquoi, malgré le développement du digital, l’effort de recherche et d’innovation, les gains de productivité diminuent et la croissance devient faible ». D’où ce constat : « il faut donc reconnaître notre incapacité à prévoir la croissance […] à long terme »[15]. En d’autres termes, l’amélioration de la valeur d’usage des biens matériels ne se matérialise pas nécessairement par la progression de leur valeur d’échange. Or, seule cette dernière est prise en compte par la « science économique » (et le calcul du PIB)[16].
Si, selon Stiglitz, l’éventualité de taux de croissance aussi « forts que par le passé » dépend du « rythme des changements technologiques », lesquels découlent des « investissements dans la recherche et le développement, en particulier dans la recherche fondamentale »[17], il n’est peut-être pas inutile de rappeler que les mécanismes de valorisation propres au capitalisme néolibéral sont visiblement enrayés – d’où le risque croissant d’une crise économique majeure, a fortiori si l’on poursuit obstinément la même orientation économique… et politique.
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Nous pouvons assurément nous réjouir que des auteurs issus des milieux académiques et institutionnels officiels, à l’instar de Joseph Stiglitz (nonobstant sa fascination mesurée pour la croissance), reprennent et explorent des intuitions et des points de vue qui étaient jadis l’apanage des écoles hétérodoxes. Ainsi la lecture de cet auteur, comme le souligne à juste titre Romaric Godin, est-elle toujours stimulante, dans la mesure où elle « contribue à lever le voile sur les errements, les erreurs et les dangers du néolibéralisme et à réintégrer l’économie dans la sphère politique »[18]. Par ailleurs, il importe de ne pas occulter les limites (et les impasses) auxquelles est intrinsèquement confronté le capitalisme néolibéral : la question écologique (qui ne se borne pas au seul réchauffement climatique) et l’accroissement des inégalités, corollaire du renforcement du taux d’exploitation résultant du tassement historique des gains de productivité.
Ces deux éléments de la crise actuelle nous rappellent in fine que l’actuel mode de production repose avant tout sur des rapports sociaux asymétriques, qu’il importe plus que jamais de prendre à bras-le-corps…
Sur ce point, Stiglitz a tout à fait raison : les enjeux économiques sont de part en part des défis politiques…
[1] Voir : STIGLITZ, J., « Les inégalités nuisent à la croissance économique », Allnews, 2 juillet 2018.
[2] STIGLITZ, J., « Après le néolibéralisme », Allnews, 3 juin 2019. Voir aussi : Peuple, pouvoir et profits, Paris, Les Liens qui libèrent, 2019.
[3] Voir notamment sur le sujet : SUMMERS, L. « Rendre justice à la stagnation séculaire », Allnews, 7 septembre 2018 ; et : FARMER, E. A. J., « La stagnation séculaire revisitée », Allnews, 10 septembre 2018.
[4] SUMMERS, L., art. cit.
[5] STIGLITZ, J., « Le mythe de la stagnation séculaire », Allnews, 5 septembre 2018. Si l’auteur évoque effectivement des raisons plus profondes au retour circonstanciel de cette notion (tirée des écrits d’Alvin Hansen) dans les débats économiques, suite aux effets de la crise de 2008, il insiste néanmoins sur les faiblesses de la relance budgétaire. En ce sens, si les critiques dirigées contre les thèses de Summers atteignent bien leur cible, certains aspects relatifs à la stagnation séculaire ne sont pas pour autant élucidés.
[6] Pour une analyse plus détaillée, voir : COVA, H., « Crises du capitalisme et stagnation séculaire : quelques observations critiques », Mediapart, 28 octobre 2018.
[7] Voir sur ce point : GODIN, R., « Comment Joseph Stiglitz veut "sauver le capitalisme de lui-même" », Mediapart, 26 septembre 2019.
[8] MINSKY, H., Stabiliser une économie instable, trad. de A. Verkaeren, Paris, Les Petits Matins, 2008, p. 253.
[9] Voir : GODIN, R., art. cit. ; et : COVA, H., « Pour une autre approche du travail : Minsky et le plein-emploi », Mediapart, 30 octobre 2018.
[10] STIGLITZ, J., « Après le néolibéralisme », art. cit.
[11] « Mais peut-être il y a eu de trop de fétichisme lié à la croissance. » (STIGLITZ, J., « Le mythe de la stagnation séculaire », art. cit.)
[12] Voir sur le sujet : BONNEUIL, C., « Tous responsables ? », Le Monde diplomatique, novembre 2015 ; et : COVA, H., « Emploi et écologie : l’impossible pari néolibéral », Mediapart, 30 novembre 2015.
[13] Voir notamment : HARRIBEY, J.-M., La richesse, la valeur et l’inestimable, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013 ; et : GADREY, J., Adieu la croissance, Paris, Les Petits Matins, 2015 (troisième édition). Voir également : COVA, H., « Crises du capitalisme et stagnation séculaire : quelques observations critiques », art. cit.
[14] De 5,5 % environ pour la période couvrant les années 50 et 60, les gains de productivité ont progressivement chuté pour se stabiliser aujourd’hui autour de 1 % (Source : Jean Gadrey).
[15] ARTUS, P., « On ne sait plus analyser la situation à long terme des économies », Natixis (Flash Economie), 7 décembre 2017. Le paradoxe de Solow peut être formulé ainsi : « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité ».
[16] Pour un plus long examen, voir : COVA, H., « Crises du capitalisme et stagnation séculaire : quelques observations critiques », art. cit. Le PIB est de prime abord une mesure quantitative et non qualitative.
[17] STIGLITZ, J., « Le mythe de la stagnation séculaire », art. cit.
[18] GODIN, R., art. cit.