Lorsque l’on se penche sur certaines théories économiques[1], dont le degré d’abstraction atteint fréquemment des sommets de sophistication, il n’est pas rare que l’on soit pris de vertige devant l’évidence de leurs conclusions, a fortiori si ces dernières sont solidement chevalées par une complexe armature économétrique. Puisque les chiffres ne mentent pas, la rencontre logique d’une ingénieuse équation et d’un graphique bien dessiné devient le gage d’une vérité incontestable, devant laquelle le champ politique n’a plus qu’à s’incliner dévotement, en mettant pieusement en œuvre les « réformes structurelles nécessaires ». Et l’on serait sans doute mal intentionné d’y voir la manifestation d’un quelconque prosélytisme, puisque la rationalité revendiquée, dans toute sa splendeur et sa pureté, esquive habilement les pièges de l’idéologie, dont la simple évocation neutralise tout raisonnement antinomique – nécessairement aux antipodes des préceptes et des axiomes qui font de l’économie une science désormais indiscutable…
Or, il est néanmoins possible de s’interroger sur cette étrange capacité de la « science économique » (sa version néoclassique), en s’appuyant sur ses postulats, de « s’élever plus haut » dans la connaissance, « vers des conditions plus éloignées ». Et, « s’apercevant que, de cette manière, son œuvre doit toujours rester inachevée » – les « réformes » ne vont jamais assez loin… –, « elle se voit contrainte de se réfugier dans des principes qui dépassent tout usage possible d’expérience, et qui pourtant paraissent si peu suspects que la raison humaine commune se trouve en accord avec eux ». Allant « au-delà des limites de toute expérience, [ces principes] ne connaissent plus désormais de pierre de touche prise à l’expérience ». Confrontée alors à la prolifération de contradictions de plus en plus manifestes (sociales, écologiques, etc.), cette « science » se voit de facto poussée dans ses derniers retranchements, où le recours à l’évidence syllogistique bute sur ses propres frontières formelles. Le « champ de bataille de ces combats [internes] sans fin », voilà ce que le philosophe Emmanuel Kant nommait jadis la métaphysique[2].
Certes, d’aucuns objecteront que ce parallèle (volontiers provocateur) entre la métaphysique et la « science économique » est quelque peu hasardeux, dans la mesure où, quoiqu’elles impliquent forcément un niveau d’abstraction, les théorisations économétriques se fondent malgré tout sur la collecte de données et possèdent indéniablement, de ce fait, un socle expérentiel. Toutefois, ce constat n’invalide pas le fait que de nombreuses démonstrations, syllogistiquement adéquates, tournent délibérément le dos aux études empiriques les mettant en difficulté.
Exemplaire, la justification principielle des inégalités par un économiste reconnu, Philippe Aghion (professeur au Collège de France), l’est assurément – car elle illustre de manière éloquente cette propension heuristique de la pensée dominante à se réfugier dans la sphère de la spéculation – où les constructions théoriques tendent justement vers des conditions plus éloignées.
Dans son entretien donné à la revue Alternatives économiques (cet entretien reprenant la plupart des leitmotive de sa réflexion), ce chercheur y explique que l’innovation, moteur de la croissance, nécessite un certain degré d’inégalité[3]. Mais cette dernière n’est « tolérable » que si, conjointement, elle est amortie par un « solide système de protection sociale ». Ainsi, selon Aghion – en s’autorisant des travaux d’Angus Deaton (« Prix Nobel » en 2015) –, existe-t-il « un dilemme en matière de croissance économique : si ceux qui innovent n’en tirent pas profit, l’innovation risque d’être bloquée ou fortement ralentie. Il est donc inévitable que l’innovation crée de l’inégalité. Mais d’un autre côté, il faut s’assurer que ces innovateurs ne vont pas utiliser les rentes qu’ils tirent de leurs inventions pour mettre des barrières à l’entrée des futurs innovateurs et pour acheter le pouvoir politique ».
Formellement cohérente – et fidèle à l’idée que se fait Aghion de la « destruction créatrice », selon le concept formulé par Schumpeter –, cette argumentation paraît pourtant peu convaincante, tant elle résiste malaisément à une analyse plus approfondie. En tout cas, elle semble escamoter bien des aspects du fonctionnement concret du capitalisme néolibéral et occulter intentionnellement ses conséquences sociales.
D’abord, comme nous l’avons étudié dans un précédent billet[4], il apparaît de plus en plus imprudent (d’un point de vue « scientifique ») d’établir un lien de causalité entre inégalités (de revenus) et taux de croissance. Les recherches de plusieurs économistes du FMI[5] et de l’OCDE[6] (organisations peu réputées pour leurs postures révolutionnaires…) ont a contrario démontré une corrélation entre l’augmentation des disparités socioéconomiques et l’affaiblissement de la croissance. Ce qui n’est guère surprenant : les exigences démesurées de rentabilité du capital, au moment où les gains de productivité ralentissent, exige un accroissement du taux d’exploitation – ce dernier étant matérialisé par la part grandissante des bénéfices des entreprises échouant aux actionnaires[7]. Loin d’avoir stimulé l’esprit d’innovation – et de créer, par le jeu de la concurrence, les conditions propices à l’investissement –, sinon dans la seule optique de capter ces quelques gains de productivité, la financiarisation néolibérale de l’économie a surtout donné naissance à un système prédateur, où la rente est devenue le mode d’extraction par excellence de la valeur économique (comme le confirme la sacralisation de la propriété lucrative sous toutes ses formes, y compris le brevetage du vivant).
Dans ce rapport de forces nettement moins favorable aux travailleuses et aux travailleurs, la part salariale dans la valeur ajoutée des entreprises recule irrésistiblement au profit des détenteurs de capitaux. D’où cette double répercussion macroéconomique : régression de la demande solvable et accroissement de l’endettement des ménages – phénomènes intimement liés à la récente crise économique (dite des subprimes).
Ensuite, la question de la protection sociale (à la scandinave, selon les références coutumières d’Aghion) paraît difficilement compatible avec l’obsession des réformes structurelles, lesquelles devraient à tous prix fluidifier (et flexibiliser à outrance) un marché du travail toujours empêtré dans ses rigidités archaïques. Derechef, cette antienne du dogme néoclassique s’effondre dès qu’elle est confrontée aux données empiriques (ce que reconnaissent aujourd’hui, d’ailleurs, quelques théoriciens orthodoxes) : non seulement il est impossible, de manière indubitable, de trouver une relation entre flexibilité de la main d’œuvre et efficience du marché de l’emploi, mais il est aujourd’hui reconnu qu’une telle mobilité forcée contribue à exacerber les disparités, en ramenant la force de travail à son pur statut de marchandise[8].
Enfin, ce vœu (pieux) de neutraliser les effets de la rente, afin que ses détenteurs ne s’en servent point pour empêcher de nouvelles innovations et pour « acheter le pouvoir politique » (sic), laisse songeur, tant il témoigne d’une méconnaissance (consciente ou inconsciente) de la dimension oligarchique du capitalisme tardif, directement corrélée avec l’accroissement des inégalités à tous les échelons. Les travaux fort bien documentés (et statistiquement étayés) de maints sociologues et économistes[9], réalisés sur le terrain, en offrent un panorama plus qu’exhaustif. Le recul de la concertation démocratique face à l’intensification du lobbying – et à son influence croissante sur la rédaction des différentes législations[10] –, lequel lobbying dévoile de facto les confusions entre sphère privée (régie par des intérêts particuliers) et sphère publique (formellement garante de l’intérêt général), illustre précisément cet état de fait. Plaidable sur le papier, cette idée devient clairement inopérante dès qu’elle met le pied dans le monde sensible, où la matérialité des rapports sociaux (de production et d’échange) suggère une approche nettement moins idyllique…
*
Bien qu’elles soient conformes aux principes fondamentaux du paradigme néoclassique, les intuitions formelles de Philippe Aghion (ces principes qui dépassent tout usage possible d’expérience…) succombent fatalement à un examen rigoureux. Pis encore, une admirable enquête de Bruno Amable et Ivan Ledezma – Libéralisation, innovation et croissance : faut-il vraiment les associer ? (2015) – les rétorquent sans ambages : « La réglementation, loin d’être un facteur diminuant l’innovation, se révèle positive pour cette dernière, et ce d’autant plus que l’on se rapproche de la "frontière technologique" »[11]. La promesse d’une libéralisation (de tous les marchés) stimulant, par la concurrence, l’innovation et dynamisant la croissance apparaît davantage comme une hypothèse sans réelles assises matérielles que comme la consolidation d’une relation irrécusable (en dépit d’un « sens commun » fort biaisé). Et pour cause : il subsiste bel et bien, rappellent ces auteurs, « un hiatus entre les explications théoriques et les tests couramment effectués » [12].
In fine, il y a sans doute quelque chose d’indécent à vouloir entériner la fonctionnalité des inégalités dans un paysage social où les disparités économiques explosent et où de nombreuses personnes sombrent progressivement dans la précarité – phénomènes directement imputables à cette logique basée sur la concurrence (libre et non faussée) propre à la rationalité néolibérale.
La tâche « heuristique », en ce sens, n’est pas qu’épistémologique ; elle est fondamentalement politique. Car – en s’inspirant de nouveau de Kant – il importe plus que jamais de nous sortir de cet état mortifère, dont le néolibéralisme est lui-même responsable…
[1] Cet article prolonge les réflexions d’un précédent billet publié sur Mediapart (16 juillet 2018) : « Quand le réel rattrape le discours économique. La distance peu critique de ses adeptes ». Certaines thématiques sont donc amenées à se recroiser.
[2] KANT, E., Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, « Folio (Essais) », 1995, pp. 31-32.
[3] AGHION, P., « Un an de Macron : "le compte n’y est pas" », Alternatives économiques, 9 juin 2018. Les prochaines citations, sauf mentions contraires, sont tirées de cet article.
[4] Voir : COVA, H., « La science économique au prisme de l’idéologie », Mediapart, 18 octobre 2017.
[5] LOUNGANI, P. et OSTRY, J. D., « Les travaux du FMI sur les inégalités : un lien entre la recherche et la réalité », FMI, 22 février 2017.
[6] OCDE (2014), « Focus. Inégalités et croissance », décembre 2014.
[7] CREPEL, S., « Profits. Les actionnaires du CAC 40 réalisent le casse du siècle », L’Humanité, 14 mai 2018. S’appuyant sur une étude d’OXFAM France, cet article explique que la part des bénéfices revenant aux actionnaires est passée, en seulement quinze années, « de 30 % à plus de 67 % », ce qui fait de l’Hexagone le pays le plus « généreux » en la matière.
[8] Voir : ATTAC (collectif), Par ici la sortie, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017.
[9] Voir notamment les travaux de plusieurs économistes fiscalistes qui analysent les effets politiques des différentes réformes fiscales mises en application depuis le début des années 80.
[10] Pour illustrer cet énoncé, nous pouvons nous référer à un article publié dans le magazine Alternatives économiques, où sont détaillées les actions des différentes plateformes de location courte (comme Airbnb) visant à influencer les décisions à Bruxelles. (Voir : ALET, C., « Comment Airbnb fait du lobbying à Bruxelles », Alternatives économiques, juin 2018.)
[11] Cité dans : HUSSON, M., « Les inégalités, effet collatéral de l’innovation ? », AlterEcoPlus, 12 novembre 2015.
[12] AMABLE, B. et LEDEZMA, I., Libéralisation, innovation et croissance : faut-il vraiment les associer ?, Paris, Editions rue d’Ulm, coll. « CEPREMAP », 2015, pp. 10 et 95.