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Billet de blog 19 avril 2024

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L’apport du secteur public dans le PIB : les raisons d’une sous-estimation

Alors que l’austérité revient obscurcir le ciel macroéconomique et justifier les restrictions budgétaires au nom de la lutte contre les déficits, les travaux de Mariana Mazzucato apportent un regard nettement plus subtil sur le rôle essentiel de la dépense publique. Or, non seulement celle-ci ne serait-elle pas trop élevée, mais son impact paraît être au contraire statistiquement sous-évalué...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

            Dans un précédent billet[1], où il était question d’un apparent retour à une orthodoxie monétaire visant à juguler la poussée inflationniste post-Covid, nous avons pu analyser les apories d’une conception négligeant ses conséquences réelles. Dans la mesure où elle s’inscrit dans un horizon austéritaire européen[2], laquelle se réverbère concrètement dans la compression des dépenses publiques – et, par ricochet, dans la contraction, sinon l’ajournement, des investissements productifs –, cette stratégie (de hausse des taux d’intérêt) mise en œuvre par les différentes banques centrales (dont la BCE) ne peut conduire, à terme, qu’au fléchissement de la croissance potentielle. En d’autres mots, loin de mener mécaniquement et unilatéralement à l’assainissement d’une situation potentiellement menaçante ou de jeter les bases novatrices d’une prospérité pérenne, cette fuite en avant néolibérale, où l’endettement public soi-disant stratosphérique sert de nouveau d’épouvantail idéologique[3], risque bel et bien de produire les effets inverses de ceux recherchés, à savoir l’affaiblissement structurel (et tendanciel) de la progression du PIB.

            Si maints théoriciens (Jean Gadrey, Fred Hirsch, Dominique Méda, pour ne citer que quelques auteurs et autrices ayant travaillé sur le sujet[4]) ont déjà démontré les limites économiques, écologiques et sociales de cet indicateur phare de l’économie contemporaine, son ralentissement prévisible constitue pourtant une contradiction majeure du discours dominant, lequel table inlassablement sur la promesse d’un retour (a priori sans cesse différé) de la croissance pour justifier les habituelles coupes budgétaires, présentées comme nécessaires (mais, faut-il croire, jamais suffisantes). Bien que nous puissions toujours souligner que cette vision orientée des choses néglige une partie de l’équation – la diminution relative des recettes, tributaire des politiques fiscales visant notamment à soutenir un taux de profit fragilisé par le ralentissement des gains de productivité observé depuis un demi-siècle –, une approche alternative et complémentaire permet de fournir un précieux éclairage sur l’un des angles morts de la pensée mainstream : l’apport du secteur public dans la création de valeur économique.

            Aussi est-il essentiel de rappeler que le PIB ne se résume pas qu’à « la somme, exprimée monétairement, des valeurs ajoutées produites en un an dans la sphère marchande » ; il inclut également le « coût des services non marchands » (éducation, santé, administrations publiques, etc.)[5]. D’où ce corolaire réfutant l’habituel poncif d’une sphère publique venant ponctionner la richesse créée par le seul domaine privé (c’est-à-dire les entreprises) ; elle contribue a contrario à la « richesse nationale ». « Contrairement à l’idéologie libérale et à une tradition insuffisamment critique, précise Jean-Marie Harribey, les travailleurs employés dans la fonction publique sont productifs », notamment de « services utiles » – relevant de la valeur d’usage –, mais aussi de « valeur économique, comptabilisée dans le PIB, à hauteur des salaires versés »[6].

            La question est donc moins de savoir si les activités non marchandes contribuent à la richesse des nations, mais dans quelle mesure – et sur quel fondement théorique – elles le font. Or, comme le constate l’économiste étatsunienne Mariana Mazzucato[7], s’il ne fait aucun doute que « l’État apporte bien de la valeur à l’économie », contrairement à ce que véhiculent les idées reçues (peu étayées empiriquement), il semble que cette contribution soit possiblement sous-évaluée.

            Pour comprendre cette assertion à contre-courant de ce que proclame la doctrine néolibérale, il importe donc de faire un succinct détour par les comptes nationaux (et leur composition)[8].

Des conventions méthodologiques...

            Comme le réitère Mazzucato dans son ouvrage La valeur des choses[9], non seulement l’Etat est « créateur de valeur », mais « les conventions de la comptabilité nationale », élaborées et affinées progressivement depuis l’après-guerre, « ont permis de retracer aisément sa contribution ». S’il importe néanmoins de distinguer valeur ajoutée (consignée dans le PIB) et dépenses publiques (incluant les différents transferts vers les entreprises et les ménages), ce n’est guère pour promouvoir la première et stigmatiser les secondes (selon un discours idéologique martelé ad nauseam) ; il s’agit bien d’un exercice de différenciation méthodologique. Il suffit de réaffirmer l’importance de la dépense publique dans le soutien à la demande solvable et à l’investissement, à rebours des conséquences matérielles des politiques austéritaires, pour s’en convaincre : contraction ou tassement de l’activité économique, aggravation des inégalités socioéconomiques, hausse du taux de pauvreté, etc.

            Toutefois, la comptabilité nationale, dans son effort d’intégrer la contribution du secteur non marchand, bute sur une difficulté d’ordre pratique. En effet, puisque son rôle est de proposer des services publics à la population (souvent gratuits)[10], une grande part de ces derniers « ne sont pas vendus aux prix du marché, c’est-à-dire à des prix couvrant tous les coûts de production ». De ce fait, puisque ces prix sont globalement inférieurs à ceux des marchandises (sous toutes leurs formes) échangées sur le marché, il n’est pas « possible d’appliquer aux activités de l’État le même mode de calcul de la valeur ajoutée qu’on utilise pour une entreprise [privée] », laquelle, outre « l’addition des salaires dans la force de travail », comprend également un « surplus opérationnel », équivalant grosso modo à l’excédent brut d’exploitation (selon la terminologie en vigueur). Dit autrement : « l’évaluation de la valeur ajoutée par le secteur public, contrairement à celle des entreprises, ne reconnaît aucun “profit”, ni excédent opérationnel cumulé avec les salaires » – ces derniers représentant au final l’essentiel de la valeur ajoutée attribuée statistiquement à la sphère non marchande.

            À ce réductionnisme méthodologique, commente Mazzucato, s’ajoute la perception « néoclassique » d’un État assimilé au simple rôle de facilitateur (sinon d’intervenant en dernier ressort, pour reprendre une formulation d’inspiration minskyienne[11]). Pourtant, ce dernier est bien « producteur d’intrants intermédiaires pour les entreprises » – via, entre autres actions, le financement des infrastructures –, tout en achetant des biens et services au prix du marché que ces dernières produisent et commercialisent. En outre, son action stimule de facto l’activité économique marchande – bien que l’État ne soit in fine considéré que comme le « consommateur final » d’une chaîne productive à laquelle, par ses institutions et ses investissements, il a contribué lucrativement.

            Le constat de la théoricienne américaine prend dès lors le contrepied d’une fiction narrative relayant le mythe (néo)libéral d’une structure étatique dépensant ce qu’il prélève (taxes et impôts) sur les entreprises et les ménages – et au-delà, si l’on se fie aux contempteurs des déficits publics[12]. En d’autres termes, la comptabilité nationale ne surévalue pas l’impact du secteur public dans le PIB ; elle tend au contraire, en s’appuyant sur des procédés limitatifs, à le mésestimer...

... aux sous-estimations statistiques

            Cette perception erronée – et asymétrique – d’un État par nature dépensier ne procède donc pas de la non-reconnaissance de son « rôle actif [et chiffré] dans la comptabilité nationale », mais plutôt de sa dévalorisation comme acteur productif (au sens littéral du terme). Selon Mazzucato, cette défaillance arithmétique, qui tend par conséquent à négliger « la totalité de [la] valeur ajoutée publique », repose en fait sur « quatre grands postulats » interdépendants, lesquels expriment in fine des biais méthodologiques (et idéologiques) aux implications socioéconomiques notoires[13].    

            1) D’abord, comme nous l’avons entr’aperçu, « la majeure partie de la valeur ajoutée publique » est appréhendée et conçue intrinsèquement comme un coût (et donc comme un déboursement), globalement composé des diverses rémunérations versées aux travailleurs œuvrant dans la sphère publique. La conséquence est que les activités qui découlent et résultent des missions accomplies par les administrations ne peuvent dès lors pas incorporer un « résultat d’exploitation qui pourrait permettre d’augmenter [leur] valeur ajoutée ».

            2) Ensuite, la comptabilité nationale présume que le « retour sur l’investissement public égale à zéro ». En suivant rigoureusement cette logique restrictive, il n’y a donc aucune possibilité pour qu’il dégage, au terme du processus économique, un quelconque surplus. Or, cet état de fait, note l’autrice, n’est guère l’expression d’une vérité scientifique incontestable ; il relève bel bien d’un « choix politique » qui outrepasse le consensus statistique. 

            3) Par ailleurs, si « la valeur de la production publique » n’excède pas « celle des ressources apportées pour la produire » – les deux termes de l’équation s’équivalent, conformément aux conventions comptables prévalentes –, alors « les activités du secteur public ne peuvent augmenter la productivité de l’économie de quelque façon que ce soit ». Effectivement, la progression de la productivité présuppose concrètement que l’accroissement de la production « transcende » mathématiquement et matériellement les ressources mobilisées au départ (outputs > inputs). Ainsi, dans cette perspective, l’habituel refrain médiatiquement relayé portant sur le niveau prétendument alarmant des dépenses publiques délaisse-t-il une pièce centrale du puzzle macroéconomique : le rapport entre les éventuels gains de productivité et l’amélioration des services rendus – laquelle amélioration réclame somme toute des indicateurs d’ordre qualitatif et quantitatif.  

            4) Enfin, par un étonnant « artifice comptable », les firmes étatiques qui vendent, au prix du marché, leur production « sont considérées comme des entreprises privées entrant dans le calcul de la valeur ajoutée du secteur [industriel] considéré ». Il en résulte que les éventuels profits réalisés par une structure publique ne figurent pas dans les bilans du « gouvernement », mais dans ceux de la filière économique où elle opère (transport, énergie, etc.). Corolaire : seules les « entités publiques » qui ne commercialisent pas leurs biens et services au niveau de leur « réelle » valeur d’échange sont intégrées dans le champ étatique[14]...

            « Tout cela signifie, conclut opportunément Mazzucato, que l’État ne peut augmenter sa valeur ajoutée qu’avec sa production non marchande, ce qui aboutit à masquer la véritable importance du secteur public dans l’économie : la valeur que les entreprises publiques créent effectivement n’apparaît pas dans les statistiques officielles, pas plus que la valeur produite par les systèmes d’éducation et de santé ».  

            Dans un contexte où la compression irrésistible des dépenses s’érige comme l’alpha et l’oméga de toute politique budgétaire « responsable »[15], cette mise au point théorique est plus que salvatrice...

*

            Si les thèses de Mazzucato, dont l’ambition est de relégitimer l’action bénéfique et profitable des pouvoirs publics (et le rôle moteur de ces derniers dans l’innovation technologique au cours des dernières décennies[16]), s’inscrivent dans une conjoncture particulière (nord-américaine), où les interventions étatiques – hormis, peut-être, lorsqu’elles interviennent en dernier ressort –, sont communément regardées avec suspicion[17], leur portée dépasse largement les frontières géographiques. En d’autres mots, bien qu’ils façonnent des aménagements spatiotemporels spécifiques selon les contrées (pour reprendre le concept forgé par David Harvey), les divers modes d’application de la rationalité néolibérale possèdent néanmoins des traits communs.

            Quoique les travaux de l’autrice semblent peut-être ne pas tenir suffisamment compte du ralentissement structurel des gains de productivité recensé depuis le début des années 70 – promouvant a contrario la (re)dynamisation des investissements productifs pour relancer la croissance –, ils invalident sans ambages cette vision aporétique d’une sphère publique jugée incapable d’intervenir efficacement dans l’ordre des choses et de « peser sur le cours de l’économie » – cette vision étayant idéologiquement « la théorie de l’austérité »[18].

            Au moment où les défis pluridimensionnels – notamment ceux liés la transition énergétique et écologique – s’accumulent et nécessitent des investissements publics massifs[19], la riche pensée de la théoricienne américaine peut sans contredit servir de point d’appui à une authentique politique alternative, répondant concrètement aux nombreux enjeux de notre époque... 

[1] COVA, H., « Inflation et politique monétaire : quelques réflexions prospectives », Mediapart, 6 février 2024.

[2] Voir : MARTIN, A., « Le retour des coupes budgétaires en Europe », Alternatives économiques », avril 2024.

[3] Voir : GODIN, R., « Le récit de la peur de la dette sert la destruction de l’État social », Mediapart, 27 mars 2024.

[4] Voir notamment : GADREY, J., Adieu à la croissance. Bien vivre dans un monde solidaire, Paris, Éditions Les Petits Matins, 2014 (Troisième édition) ; HIRSCH, F., Les limites sociales de la croissance, traduction de B. Mylondo, Paris, Éditions Les Petits Matins, 2016 ; MÉDA, D., Par-delà le PIB. Pour une autre mesure de la richesse, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2008.

[5] Sur cette définition synthétique du PIB, voir : GADREY, J., « Le PIB nous mène dans l’impasse », Revue Projet, 18 janvier 2018. (C’est moi qui souligne).

[6] HARRIBEY, J.-M., « La foire aux cancres économistes », Alternatives économiques, 26 janvier 2019. Pour une approche plus exhaustive, voir également : HARRIBEY, J.- M., La richesse, la valeur et l’inestimable, Paris, Les Liens qui libèrent, 2013.

[7] MAZZUCATO, M., La valeur des choses. Qui produit et qui profite dans l’économie mondialisée, traduction de C. Beslon, Paris, Fayard, 2023, p. 126.

[8] Pour une présentation plus complète de l’histoire du PIB, voir : MÉDA, D., La mystique de la croissance, Paris, Flammarion, 2013.

[9] Sur les prochains paragraphes, voir : MAZZUCATO, M., op. cit., pp. 125 à 131. Les citations, sauf mentions contraires, sont tirées de ce passage. (C’est moi qui souligne.)

[10] Parmi ces services, nous pouvons nommer l’éducation, le système de santé, les parcs et espaces publics, les infrastructures, les transports en commun, etc.

[11] MINSKY, H., Stabiliser une économie instable, trad. de A. Verkaeren, Paris, Les Petits Matins, 2015.

[12] Pour une critique détaillée de ce mythe, voir : KELTON, S., Le mythe du déficit, traduction de P. Chemla, Paris, Les Liens qui libèrent, 2021.

[13] Voir, sur ces « biais méthodologiques » : MAZZUCATO, M., op. cit., pp. 324 à 327. Les citations de cette section sont tirées de ce passage. (C’est moi qui souligne.)

[14] D’où, sans doute, le « sens caché » de la notion de PIB non marchand...  

[15] Voir notamment sur le sujet : GODIN, R., « Le retour de l’austérité, signe de l’instabilité économique globale », Mediapart, 1er avril, 2024.

[16] Voir notamment : MAZZUCATO, M., L’État entrepreneur, traduction de C. Beslon, Paris, Fayard, 2020 ; et : Mission économie, traduction de C. Beslon, Paris, Fayard, 2022.

[17] Sur ce regard globalement négatif porté sur l’action publique, voire : ORESKES, N. et CONWAY, E. M., Le Grand Mythe. Comment les industriels nous ont appris à détester l’État et à vénérer le libre marché, traduction de É. Roy, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2024.

[18] MAZZUCATO, M., La valeur des choses. Qui produit et qui profite dans l’économie mondialisée, p. 327.

[19] Sur cette question, voir : HARRIBEY, J.-M., « Sur le rapport Pisani-Ferry », Mediapart, 15 juin 2023.

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