Le dernier pamphlet de deux économistes mainstream – Le négationnisme en économie[1] – s’ajoute à la liste déjà étoffée de propos outranciers de cette fameuse droite décomplexée. Après l’assimilation (hélas récurrente) de syndicats à des groupes terroristes (sic), de militants antiracistes à des collaborationnistes (re-sic) ou de partisans de Jeremy Corbyn à des « stormtroopers nazis » (re-re-sic), il semble que la volonté de briser des tabous, selon la locution désormais consacrée médiatiquement, ait tristement atteint un point culminant… jusqu’à la prochaine surenchère. Il y a peu, la publication d’un tel brûlot, aussi injurieux qu’indigent, aurait certainement et légitimement attiré les foudres de la communauté scientifique sur ses deux auteurs, Pierre Cahuc et André Zylberberg. Or, malgré, il est vrai, quelques critiques venant de leur propre camp (la tendance néoclassique), on les retrouve aujourd’hui sur tous les fronts médiatiques, invités à répandre la bonne nouvelle scientiste.
Ainsi la politique n’a-t-elle plus qu’à se plier aux vérités irréfutables et univoques – et à les appliquer sans tergiversation (et sans débat !) – d’une discipline ayant enfin rejoint, au panthéon du noble savoir, la physique et la chimie. Or, on pourrait rappeler à ces « courageux » pourfendeurs du négationnisme que l’histoire du XXe siècle a tragiquement démontré que les systèmes politiques cherchant à asseoir leur légitimité sur des dogmes « scientifiques » soi-disant péremptoires – « friedmanniens » – n’ont pas nécessairement conduit (doux euphémisme) au bonheur du plus grand nombre[2], ni conjuré définitivement cette société de défiance, qui, paraît-il, se nourrit des rigidités corporatistes (sauf celles du MEDEF, cela va de soi). Le marché n’est pas un havre idyllique où la concurrence s’exerce paisiblement et où les offreurs et les demandeurs de travail scellent contractuellement et individuellement leur égalité formelle… Mais l’histoire, semble-t-il, intéresse fort peu Cahuc et Zylberberg…. Sans doute parce que la dimension intrinsèquement temporelle (et forcément diachronique) des phénomènes sociaux contrarie la stabilité formelle de leurs modèles stati(sti)ques, tendant nécessairement – et naturellement – vers l’équilibre…
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Dans mes deux précédents billets[3], en m’appuyant sur les travaux de Michel Husson et de la Fondation Copernic, j’avais relevé les évidentes limites des travaux de Cahuc, notamment les chiffres fantaisistes par lesquels il « justifiait » la corrélation entre baisse du « coût du travail » (les fameuses « charges ») et création et/ou sauvegarde de l’emploi, au nom de la productivité marginale comme étalon privilégié des salaires. Bref : si les « gueux » ne sont pas assez productifs, baissons donc leur salaire[4]. CQFD. Cette pirouette méthodologique lui permettait, en outre, de rejeter la baisse du temps de travail (et les effets des 35 heures) comme vecteur d’une création pérenne d’emplois. Ce qu’un document de l’IGAS, censuré au début de l’été, confirme pourtant sans ambages[5].
J’avais, qui plus est, suggéré que l’expression « création et/ou sauvegarde » était, d’un point de vue épistémologique, quelque peu problématique : si la création d’emplois peut être « facilement » quantifiable, leur maintien, en revanche, l’est beaucoup moins – ce qui trahit dès lors un biais méthodologique et… idéologique. Un biais qui trouve vraisemblablement l’une de ses sources dans cette « parfaite malléabilité des facteurs de production » – l’un des postulats de la théorie dominante –, laquelle implique la possibilité de « modifier à tout moment [en temps réel] la combinaison capital-travail »[6]. En d’autres termes, la baisse du « coût du travail » devrait conduire les entreprises (ces arbitres désincarnés), non seulement à privilégier l’embauche de bas salaires, mais à revenir également sur les automatisations précédentes. Ce qui est visiblement une aberration, tant l’histoire du capitalisme (l’histoire, encore une fois…) établit factuellement que l’automatisation est un facteur essentiel renforçant la compétitivité.
En privilégiant cette voie obscure, les décideurs politiques, à l’écoute des sirènes néoclassiques (et des chants désespérés de Cahuc et Zylberberg…), ne font que renforcer la précarité et la « création » d’emplois mal payés, favorisant l’accroissement des inégalités – accroissement qui, fait marquant pour être souligné, commence à inquiéter sérieusement les économistes de l’OCDE… La Loi-Travail – adoptée à coups de 49-3, malgré l’hostilité persistante de la population – confirme cette orientation sans issue (sauf pour les 1%), laquelle « oublie » curieusement que la baisse généralisée des salaires contribue à plomber la demande (solvable) – et donc la croissance, qui, décidément, n’est toujours pas au rendez-vous. Dit autrement (et pour reprendre les mots de Michel Husson), la politique de l’offre qui sous-tend la réduction du « coût du travail » néglige le « bouclage macroéconomique »[7] : sans demande, cette politique n’est plus qu’un vœu pieux. Car « encore faut-il que les carnets de commande se remplissent », disait lucidement un certain Jean-François Roubaud, président de la CGPME…
Avec le recul, nous pouvons mesurer les effets réels (et non pas théoriques) des différentes mesures gouvernementales – dont la cohérence n’a d’égal que l’aveuglement. En 2016, le CICE et le Pacte de responsabilité coûteront 33 milliards à l’Etat, soit plus ou moins 1,5 % du PIB[8], pour un impact, selon l’INSEE, d’environ 160 000 emplois (de 2013 à 2016)[9]. Nous sommes très loin des 1 000 000 promis par Pierre Gattaz. Et les raisons, que l’on pouvait anticiper ex ante, sont nombreuses : le rétablissement du taux de marge des entreprises a davantage été orienté vers les dividendes que vers l’investissement (faute de perspectives économiques optimistes) ; le ciblage des bas salaires, tout en appauvrissant une partie de la population, a conduit à privilégier des secteurs non soumis (ou faiblement soumis) à la concurrence internationale (grande distribution et La Poste, par exemple) ; la contraction des investissements publics, liée aux politiques d’austérité, a limité une amélioration des infrastructures ; la primauté accordée au court terme a court-circuité toute réorientation écologique de l’appareil productif, laquelle s’inscrit dans une temporalité longue (la libéralisation du transport par autocars participe de cette logique…), etc.
En deçà de ces considérations macroéconomiques (éloignées des préoccupations quotidiennes), nous pouvons concrètement voir comment ces différents dispositifs se sont matérialisés dans un secteur précis : la grande distribution. Selon la théorie, cette baisse du « coût du travail » aurait dû permettre l’embauche massif de caissiers/caissières. Or – et il est très facile de le constater en allant dans la plupart des supermarchés –, l’automatisation des caisses n’a point été ralentie ou arrêtée ; elle s’est poursuivie, voire accélérée[10].
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Certes, il serait possible de poursuivre l’inventaire des nombreuses failles des travaux de ces affidés prosélytes du néolibéralisme, dont l’ultime argument avancé réside, in fine, non dans la qualité intrinsèque de leurs travaux, mais dans le fait qu’ils soient publiés dans les revues… consacrant (quasi exclusivement) leur courant de pensée. Toutefois, une brève histoire des sciences illustrerait aisément que cet apparent phénomène d’accumulation des connaissances inhérent à la « science normale », selon les termes de Thomas Kuhn, n’est pas nécessairement gage de progrès scientifique ; ce dernier survient souvent à la marge, cheminant parallèlement mais fréquemment… en concurrence avec le paradigme dominant ! Autrement dit, le débat d’idées est consubstantiel à la recherche de la « vérité »…
Et beaucoup d’auteurs le rappellent (ou l’ont rappelé) : Thomas Kuhn (donc), mais aussi Steve Keen et David Harvie (en économie), sans parler de l’anthropologue David Graeber, lequel souligne malicieusement, dans son dernier livre publié en français, Bureaucratie, que la sphère académique est de plus en plus monopolisée par des chercheurs mainstream, éconduisant subrepticement les « esprits excentriques, brillants », mais « manquant de sens pratique »[11].
L’idée, en outre, n’est donc pas, à notre tour, de sombrer dans la stigmatisation. Car, sans le vouloir (!), Cahuc et Zylberberg nous fournissent une précieuse clef pour comprendre les rouages de la politique économique : celle-ci ne dérive point, tant s’en faut, de la science, mais bien de la confrontation idéologique. En d’autres termes, la nécessité de la contre-expertise doit aussi trouver ses formes politiques propres à renverser un paradigme ostensiblement à bout de souffle – mais malheureusement pas à court d’insultes…
[1] CAHUC, P. & ZYLBERBERG, A., Le négationnisme en économie. Et comment s’en débarrasser, Paris, Flammarion, 2016.
[2] Voir : KLEIN, N., La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, traduction de L. St-Martin et de P. Gagné, Montréal, Leméac, coll. « Babel », 2010.
[3] « Emploi et écologie : l’impossible pari néolibéral », Mediapart, 30 novembre 2015, et : « La (contre-)réforme du code du travail », Mediapart, 5 avril 2016.
[4] Voir : CORDONNIER, L., Pas de pitié pour les gueux. Sur les théories économiques du chômage, Paris, Raisons d’agir, 2000.
[5] Voir : COQ-CHODORGE, C., « L’IGAS censure un rapport sur les 35 heures », Mediapart, 1er juillet 2016.
[6] HUSSON, M., Créer des emplois en baissant les salaires ?, Paris, Editions du Croquant, 2016, p. 108.
[7] Voir : ibid., pp. 109 à 112.
[8] FONDATION COPERNIC, Le plein-emploi, c’est possible !, Paris, Syllepse, 2016, p. 52.
[9] ORANGE, M., « CICE : un coût exorbitant sans création d’emploi », Mediapart, 19 juillet 2016. Ces chiffres contredisent sans détour les analyses de Cahuc et Zylberberg.
[10] Voir : HUSSON, M., op. cit., pp. 105-106.
[11] Voir : KEEN, S., L'imposture économique, trad. de A. Goutsmedt, Ivry s/ Seine, Les Éditions de l'Atelier, 2014. GRAEBER, D., Bureaucratie, traduction de F. et P. Chemla, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2016, notamment les pp. 159 à 163.