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Billet de blog 24 février 2020

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Le réchauffement climatique : pierre d’achoppement de la « science économique » ?

Bien que l’urgence climatique ait conquis progressivement un espace médiatique important (à la vue des catastrophes écologiques qui se multiplient), il semble que la « science économique » ne soit guère prolixe en la matière. En effet, comme l’ont largement documenté deux éminents universitaires, les principales revues de la discipline font curieusement l’impasse sur le sujet...

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            Dans un livre paru il y a quelques années – Nouvelles mythologies économiques –, Eloi Laurent[1] évoquait cette étrange tendance de la « science économique » à ne plus discuter (ou à le faire sommairement) les résultats des études qui sont conduites en son nom. Se contentant désormais, la plupart du temps, à compiler des données empiriques, la discipline se limite essentiellement à valider ou à invalider « les modèles théoriques existants, sans interroger leurs fondements ». Bien que, pour certains chercheurs mainstream, ce « déluge continu des nombres » apporte de l’eau au moulin scientiste, en démontrant par A + B que l’économie appartiendrait concrètement, grâce aux vertus de l’expérimentation, à la sphère restreinte des sciences exactes, cet état de fait n’est pourtant pas sans poser question.

           En effet, loin d’établir avec certitude des « vérités indiscutables », soi-disant étayées empiriquement, cette propension heuristique à ne chercher que la confirmation économétrique d’une théorie (aussi dominante soit-elle), sans passer par un débat sur les préceptes et les hypothèses (souvent contestables) qui la structurent et lui donnent une cohérence formelle, trahit au passage une évidente faille épistémologique. Ainsi, en ne se confrontant plus (ou très rarement) à des schèmes interprétatifs alternatifs, sources fécondes de tout cheminement dans la connaissance, la « science économique » se borne-t-elle in fine à empiler des analyses redondantes qui, invariablement, disent la même chose[2] – piège académique connu sous le nom d’endovalidation[3]. Dans la mesure où ces études répétitives et fastidieuses entérinent à l’envi l’orientation néolibérale des contre-réformes, tout en marginalisant des modes de pensée nettement plus stimulants et davantage en phase avec les préoccupations de l’époque, la nécessité d’interroger les chiffres – lesquels, somme toute, demeurent silencieux si l’on ne leur fournit point un cadre intellectuel approprié – apparaît bien comme le gage constructif d’une démarche volontiers pluraliste. 

           Or, comme le rappelle Laurent, cela n’a pas toujours été le cas. Il y a à peine quelques décennies (jusqu’aux années 70), les revues de référence (essentiellement anglo-saxonnes) publiaient encore de nombreux articles où la discussion critique occupait encore une place importante (environ 25 % de l’espace éditorial) et ouvraient couramment leurs colonnes à des auteurs « hétérodoxes ». Aujourd’hui, la proportion de publications consacrées à l’examen des résultats ne dépasse guère 1 %. Aussi n’est-il point surprenant de constater que le paradigme néoclassique néglige ou élude maints enjeux contemporains (les crises, par exemple[4]), faute d’un appareil conceptuel adéquat. Ce qui est visiblement fâcheux pour une théorie dont les velléités hégémoniques – néolibéralisme oblige – consistent à soumettre tous les aspects de l’existence humaine à sa rationalité – et donc au règne implacable (mais rentable) de la marchandise[5]...

           D’où cette interrogation : que vaut une approche économique, en dépit de ses ambitions scientifiques et de ses prétentions à l’exhaustivité, si elle ignore méthodiquement les véritables défis auxquels sont actuellement confrontées les sociétés ? Comme on peut s’y attendre, la réponse à cette question excède le strict périmètre « scolastique » et demande une vision plus globale – autrement dit : une confrontation (résolument) idéologique.

           Et parmi ces défis délibérément occultés, un retient davantage l’attention, tant ses alarmantes conséquences devraient conduire à une mobilisation générale des savoirs (théoriques et pratiques) et déboucher sur la mise en œuvre de politiques nettement plus audacieuses que celles promues par ce consensus délétère : le réchauffement climatique. Dans une tribune écrite en 2019, Andrew Oswald (Université de Warwick) et Nicholas Stern (London School of Economics) n’y vont pas par quatre chemins : « Nous sommes désolés de dire que nous croyons que les économistes sont en train de faire échouer la civilisation humaine »[6]. Derrière cette formule à l’emporte-pièce se cache pourtant une réalité bien prosaïque : la quasi-absence d’articles consacrés à cet enjeu planétaire dans les principaux périodiques d’économie (de langue anglaise).

           Pour certains auteurs faisant de la publication dans ces revues l’alpha et l’oméga de la légitimité scientifique et assimilant les théoriciens non orthodoxes aux climato-sceptiques[7], le constat est pour le moins... ironique...

           Dans un récent article paru dans le mensuel Alternatives économiques, Christian Chavagneux[8] s’étonne à juste titre de ce désintérêt flagrant. Alors que « les scientifiques ont fait leur part de travail », en documentant abondamment les effets des dérèglements climatiques – et en démontrant que nos modes de production et de consommation, propres à un modèle économique à bout de souffle, entraînent des « dégâts environnementaux et humains de grande ampleur susceptibles de remettre en cause l’existence même de la planète et de l’espèce humaine » –, les économistes semblent curieusement se moquer « assez largement du sujet ».

           En ce sens, si ces derniers émettent parfois, voire régulièrement, des opinions sur le réchauffement climatique, en formulant dans la foulée des préconisations évidemment conformes à la doxa néolibérale (comme en témoignent leurs quelques interventions sur les différents plateaux de télévision), celles-ci font hélas rarement l’objet d’une publication savante – du moins, si l’on considère les revues les plus influentes de la discipline[9]. Comme le recensent Oswald et Stern – n’hésitant pas à qualifier sans ambages cette situation inquiétante d’« échec majeur » –, si l’on considère les dix journaux les plus réputés de la profession depuis leur création, on arrive péniblement à « une petite soixantaine d’articles » sur un total de... 77 000, soit environ 0,07 % !

           Pour expliquer cette défaillance chronique et dévoiler les apories de la théorie standard, les deux universitaires avancent deux raisons complémentaires – ces dernières étant à la fois structurelles et institutionnelles, pour ne pas dire idéologiques :

           1) L’abstraction grandissante de la « science économique », enchevêtrée dans des considérations économétriques dérivées principalement des postulats restrictifs de la microéconomie (que l’on songe ici à sa conception anthropologique d’un individu rationnel ne visant qu’à maximiser ses intérêts), empêche d’appréhender le monde dans sa globalité (c’est-à-dire du point de vue de l’économie politique). Or, il importe aujourd’hui de « "prendre en compte sérieusement la dimension éthique et la philosophie morale" du sujet ». Au-delà de la seule raison instrumentale, il y a bien la question de la finalité – laquelle appartient de facto... à la sphère politique. À rebours d’un scientisme controuvé (et tendancieusement prescriptif), nous retrouvons bel et bien l’impératif de la délibération démocratique.

           2) Puisque la carrière académique est en grande partie tributaire de leur capacité à figurer dans ces revues spécialisées, les chercheurs universitaires deviennent littéralement « obsédés par le fait de publier en soi et de faire plaisir au comité de sélection potentiel ». Corollaire : les recherches réellement innovantes – ou celles abordant des thématiques jugées trop confidentielles (sic !) – « ne survivent pas aux épreuves de sélection du mainstream », lequel sera toujours plus enclin à privilégier le ronronnement réconfortant de la science normale (pour reprendre la terminologie de Thomas Kuhn) au détriment de la science nouvelle. « Nous pensons, concluent malicieusement Oswald et Stern, que la raison pour laquelle peu d’économistes écrivent des articles sur le changement climatique tient à ce que les autres économistes n’écrivent pas d’articles sur le changement climatique ! »

            Émanant de professeurs reconnus académiquement par leurs pairs, ces considérations épistémologiques ne sont pas sans apporter un cinglant démenti aux prétentions scientistes de quelques esprits chagrins, peinant à justifier une vision de plus en plus obtuse et improductive, sinon dangereuse...

            Si les sciences naturelles dans leur ensemble ont minutieusement détaillé les causes des bouleversements climatiques et exposé les effets de l’activité humaine (dans un contexte capitaliste), il est fort dommageable que l’économie, en tant que science sociale, s’enferme dans un mutisme aussi... éloquent. Pourtant, comme le relève Chavagneux, « les économistes pourraient être très utiles en proposant des solutions au débat démocratique : quels sont les meilleurs outils pour avancer, comment répartir la charge du financement de la lutte contre le réchauffement climatique entre riches et pauvres, entre les différents pays, etc. »

            Cette dernière assertion dévoile derechef les limites patentes d’un discours devenu, au fil du temps, tautologique, lequel discours s’efforce de justifier abstraitement une configuration socioéconomique, éminemment autodestructrice, en proie à une crise manifeste de légitimité...

[1] LAURENT, E., Nouvelles mythologies économiques, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2016. Les prochains développements ainsi que les prochaines citations, sauf mentions contraires, sont tirés de ce texte.

[2] Voir : COLLECTIF, À quoi servent les économistes s’ils disent tous la même chose ?, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2015.

[3] Voir : COVA, H., « Les fondements contestables d’un consensus : le cas du salaire minimum », Mediapart, 17 janvier 2020. 

[4] Voir sur le sujet : COVA, H., « Quand la science économique ignore ce qu’elle doit expliquer : le cas des crises », Mediapart, 24 janvier 2019.

[5] Pour une démonstration convaincante : voir : CRARY, J., 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil, traduction G. Chamayou, Paris, La découverte, coll. « Zone », 2014.

[6] Cité dans : CHAVAGNEUX, C., « Pourquoi le changement climatique n’intéresse pas les économistes », Alternatives économiques, Janvier 2020.

[7] Voir : HUSSON, M., « Pour un éco-scepticisme », Alternatives économiques, 12 octobre 2017. On reconnaîtra ici les positions défendues par Cahuc et Zylberberg...

[8] CHAVAGNEUX, C., « Pourquoi le changement climatique n’intéresse pas les économistes », art. cit. Les prochains développements s’inspirent de cet article. Les citations qui suivent, y compris celles d’Oswald et de Stern, en sont tirées.

[9] Comme le rappelle Chavagneux, même un auteur aussi reconnu que Joseph Stiglitz, « prix Nobel » en 2001, a été obligé de publier ses travaux sur l’environnement dans des revues « subalternes »...

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