Dans un article publié il y a quelques mois[1] – mais dont la pertinence transcende le moment de sa publication –, les économistes Steve Keen et Dany Lang s’inquiétaient d’une éventuelle crise économique. Analysant la « situation actuelle », ces derniers pointaient plusieurs indicateurs qui laissaient « craindre un krach au cours des douze à trente-six mois à venir ». Alors que l’actuel gouvernement s’efforce obstinément de réduire les dépenses sociales au nom d’une saine gestion des deniers publics, selon la rhétorique dominante – cette politique d’austérité plombant pourtant la sacro-sainte croissance, tout en contractant de facto la demande solvable –, un retour sur ces facteurs macroéconomiques s’impose, tant l’orientation idéologique qui la sous-tend contribue davantage à accentuer les risques qu’à les désamorcer. Cette dernière remarque nous exhorte, qui plus est, à réfléchir, non seulement aux causes endogènes des fluctuations d’un mode de production visiblement chaotique, mais aussi, voire surtout, à ses limites intrinsèques, contre lesquelles il bute inexorablement…
Ainsi, s’il est possible, sinon nécessaire, de souligner un contexte mondial de plus en plus incertain (guerres économiques larvées, hausse significative du prix du pétrole, inquiétantes turbulences géopolitiques, etc.), ces indicateurs possèdent-ils indéniablement un caractère structurel, révélant au passage l’instabilité inhérente au fonctionnement du capitalisme, a fortiori dans sa phase dite néolibérale, laquelle se définit par le poids grandissant d’une sphère financière de plus en plus dérégulée. En d’autres mots, à rebours de ce que soutient le paradigme néoclassique (arc-bouté sur la notion d’équilibre), ce système économique est naturellement sujet « aux cycles et aux crises ». Telle était la leçon de l’économiste Hyman Minsky (1919-1996), dont les travaux, portant notamment sur l’hypothèse de l’instabilité financière[2], ont grandement inspiré les recherches de Keen lui-même, l’un de ceux ayant lucidement prédit la crise de 2008 (crise dite des subprimes).
Bien que les théoriciens mainstream semblent obsédés par le niveau stratosphérique (sic !) de l’endettement public – d’où leurs justifications compulsives d’une politique se lovant dans la rigueur budgétaire –, il importe au contraire de se tourner vers ce qui constitue le réel « carburant » des crises : l’endettement privé. Loin d’être une simple excroissance grevant le bon déroulement de l’économie ou une composante extérieure aux rouages du capitalisme, la finance est bien le moteur essentiel qui nous permet de comprendre « les caractéristiques cycliques fondamentales », lesquelles correspondent à son déploiement concret : « Nulle théorie du comportement d’une économie capitaliste n’a le moindre mérite si elle se contente d’expliquer l’instabilité soit par des errements politiques exogènes, soit par des carences institutionnelles faciles à corriger ». Il faut donc sortir des schèmes standards, « microéconomiques », où les modélisations se résument à présenter platement les choses comme si elles se déroulaient sur un marché trônant au centre d’un village fantaisiste, sans intégrer un « nouveau quartier appelé Wall Street »[3]. Recommandation plus que salutaire (et prophétique) à une époque où la sphère financière « fournit surtout à la finance les moyens de… faire de la finance »[4].
Selon Minsky, « la force majeure du système capitaliste est aussi sa principale faiblesse : il encourage [une] prise de risque » qui ouvre des perspectives de croissance, tout en concourant à amplifier l’« incertitude fondamentale ». Les agents économiques (dont les entreprises) ne pouvant que « supposer que les tendances actuelles se poursuivront », ces derniers, forts de leurs croyances rationnelles (ou, du moins, rationalisées), ont ainsi tendance à adopter, via le recours à l’endettement, des « comportements moutonniers », dont la conséquence est l’intensification de la spéculation, matérialisée par la formation de bulles condamnées, tôt ou tard, à l’éclatement. Cette intrication des relations temporelles (le passé s’évanouissant dans un présent amnésique, fragile garant des anticipations futures[5]), où le crédit sert de clef de voûte au financement de l’économie (à l’achat d’actifs), a conduit Minsky a formulé le « paradoxe de la tranquillité »[6] : c’est au moment où la situation paraît calme et stable que les investisseurs, mus par les perspectives de profits pharamineux, « deviennent optimistes et investissent trop ». Profitant de l’effet de levier pour accroître leurs potentialités d’investissement, leurs agissements participent dès lors à « l’accumulation de dettes privées ». Jusqu’au jour où les promesses de forte rentabilité s’étiolent, victimes du principe de réalité, déclenchant dans la foulée un « effondrement du marché » – effondrement caractérisé par l’incapacité de certains agents à rembourser leurs dettes, faute de liquidités suffisantes. La faillite de Lehman Brothers en est un exemple éloquent…
Quoique le taux de profit puisse toujours se rétablir suite à un cycle récessif (et à la chute de l’investissement), il vient un moment où les créances financières excèdent les dépenses : le crédit, qui jouait jusqu’ici un rôle positif et « stimulait la croissance » – la demande globale étant « la somme de la masse monétaire en circulation et du crédit »[7] –, « devient alors négatif » ; une crise violente apparaît inéluctable. Evénement que les économistes contemporains ont qualifié de « Moment Minsky ».
En d’autres termes, une telle récession survient lorsque le niveau d’endettement privé d’une économie dépasse un certain seuil par rapport au PIB (au-delà des 150 %) et croît plus vite que ce dernier. Le crédit, pour reprendre les termes de Keen, fonctionne comme un zombificateur : il transforme toute économie se trouvant dans ce cas de figure en mort-vivant de la dette – comme en témoigne la dépendance accrue à la versatilité des taux d’intérêt. Et, ce qui inquiète fortement le théoricien australien, c’est que beaucoup de pays industrialisés[8] se retrouvent désormais au seuil de cette situation : l’Australie, la Belgique, le Canada, la Chine, la Norvège, la Suède[9]…
Malgré les apparences, la crise de 2008 est loin d’avoir été résolue[10]. Et les réponses proposées, insidieux bricolages de politique de l’offre (qui fait la part belle à l’investissement privé au détriment des salaires) et de mesures d’austérité (qui compriment la demande solvable), ne sont guère, c’est le moins que l’on puisse dire, à la hauteur (vertigineuse) des enjeux…
Or, telle est peut-être la limite de l’approche (certes enthousiasmante) de Keen. Bien que ces recherches, dans le sillage ouvert par Minsky, aient admirablement permis d’anticiper et de comprendre les récentes crises, en les intégrant à la marche effective du capitalisme, et brillamment démontré la vacuité de maints postulats de la pensée néoclassique, ils paraissent curieusement se détourner des options politiques radicales (au sens étymologique du terme : allant à la racine des choses). Aussi reconnaît-il la difficulté de mettre en œuvre certaines mesures salvatrices, tant le poids idéologique du néolibéralisme phagocyte d’entrée de jeu toute alternative à l’intérieur de son périmètre. Parmi ces mesures, il faut compter la « réduction directe de la dette » et « l’augmentation de la masse monétaire » afin d’en alléger le fardeau[11]. « Bien sûr, c’est plus facile à dire qu’à faire »[12], admet-il…
Globalement, ses analyses semblent négliger l’un des aspects majeurs de la crise actuelle : le ralentissement irrésistible des gains de productivité depuis au moins quatre décennies (d’environ 5,5 % pour la période 1950-1969, ils atteignent péniblement 1 % aujourd’hui), véritable énigme pour moult économistes[13]. Pourtant, c’est bien à partir de ce constat partagé que l’hypothèse de stagnation séculaire puise sa formulation la plus convaincante – et la plus problématique. Pour Keen, en prenant pour cible l’économiste Larry Summers[14], professeur à l’Université de Harvard, cette stagnation se présente sous les traits d’une erreur d’interprétation et d’appréciation. « En réalité, le recul du progrès technique dans ses applications concrètes a la même cause fondamentale que le ralentissement de la croissance économique : l’évaporation de la demande de crédit et avec elle la raréfaction d’une source majeure de financement de l’innovation pour le secteur privé »[15].
Toutefois, comme le rappelle Thomas Coutrot, cette vision tend à présenter les choses de manière inversée, trahissant au passage une ambiguïté sémantique entre valeur d’usage et valeur d’échange : s’il n’y a « nulle raison de douter du dynamisme de l’innovation technologique » – la valeur d’usage des nouveaux biens matériels (à l’instar des logiciels informatiques) s’étant de toute évidence améliorée –, la valeur d’échange, « productivité sectorielle oblige », n’a que très légèrement évolué. « C’est d’ailleurs pourquoi, contrairement au discours convenu, l’investissement dans les technologies numériques n’a cessé de ralentir (en valeur monétaire) depuis vingt-cinq ans »[16].
En outre, la critique de Keen, dont le fil conducteur est la proposition de « réformes » (assurément ambitieuses à la vue des rapports de forces existants) qui permettraient à une économie capitaliste de gagner « en stabilité sans rien perdre de son dynamisme »[17], évacue quasi intégralement la question écologique (réchauffement climatique, dégradation des écosystèmes, etc.), peu compatible avec le fétichisme de la croissance auquel elle souscrit implicitement.
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Ces dernières considérations soulignent une fois de plus les impasses du capitalisme néolibéral dans sa volonté de surpasser ses propres contradictions, tant formelles que matérielles. Bien que le déploiement de sa rationalité, dont les conséquences socioéconomiques ont été le creusement continuel des inégalités et la rétractation de la part des salaires dans la valeur ajoutée des entreprises (deux phénomènes pouvant expliquer l’explosion de l’endettement privé[18], corollaire de cette course exacerbée aux profits et à la captation grandissante des gains de productivité, en dépit de leur ralentissement historique, par les classes dominantes) au tournant des années 80, ait obscurci toute alternative, selon les vœux psalmodiés par Thatcher et ses épigones, force est de reconnaître que le système est entré, depuis un certain temps déjà, dans une phase éminemment régressive.
Au-delà de de l’aspect « théorique », les solutions relèvent in concreto de la politique (et donc des rapports de forces qui lézardent son champ) : imposer un modèle économique prenant à bras-le-corps les crises écologique et sociale. Et l’une des solutions envisagées pourrait bien revêtir, dans l’immédiat, la forme d’une création d’emplois publics répondant aux défis climatiques et aux besoins sociaux de la population (l’État employeur en dernier ressort, selon la terminologie de Minsky)[19]. Ce qui suppose in fine une réflexion active sur les mécanismes pervers de la dette au sein de nos sociétés…
[1] KEEN, S. et LANG, D., « Les morts-vivants de la dette et le méga krach à venir », Libération, 20 mai 2018. Les auteurs sont respectivement professeur d’économie à l’Université de Kingston et enseignement-chercheur à Paris-XIII. Les prochaines citations sont tirées de cet article.
[2] MINSKY, H., L’hypothèse d’instabilité financière, traduction de F.-X. Priour, Paris, Diaphanes, 2013.
[3] Ibid., pp. 29-30 et 38.
[4] Voir : GODIN, R., « La finance, rêve somnambulique de la majorité », Mediapart, 23 octobre 2018.
[5] Voir : MINSKY, H., op. cit., pp. 33 à 37.
[6] Pour une présentation plus détaillée, voir : KEEN, S., « Le calme et la tempête », dans Pouvons-nous éviter une autre crise financière ?, traduction de E. Roy, Paris, Les Liens qui libèrent, 2017, pp. 83 à 110.
[7] Ibid., p. 120. Telle est d’ailleurs l’une des (nombreuses) failles de l’approche néoclassique, selon Keen : l’absence d’une théorie conséquente de la monnaie, considérée comme un simple « voile posé sur la réalité des échanges ». Or, pour comprendre le fonctionnement réel des marchés, il est essentiel de raisonner en termes de « prix monétaires », et non « en termes de prix relatifs ». (Voir : ibid., pp. 111 à 113.)
[8] Pays auxquels l’on doit ajouter les économies déjà zombifiées : Danemark, États-Unis, Irlande, Japon, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni…
[9] Voir sur ces derniers développements (qui incluent la présentation des grandes lignes de la pensée de Minsky) : KEEN, S. et LANG, D., art. cit. Les dernières citations, sauf mentions contraires, sont tirées de cet article.
[10] Voir : KEEN, S., « Le crédit pris la main dans le sac », op. cit., pp. 111 à 145.
[11] Ibid., p. 163.
[12] Ibid., p. 165.
[13] Voir : COVA, H., « Stagnation séculaire et horizons d’attente : les impasses du capitalisme tardif », Mediapart, 19 avril 2018. Les statistiques proviennent des travaux de Jean Gadrey.
[14] Selon Summers, la stagnation séculaire provient en grande partie d’un déséquilibre chronique entre la surabondance de l’épargne et la contraction de l’investissement – cet écart, lié au creusement des inégalités et au « vieillissement démographique », traduisant une demande globale en berne. (Voir : ANOTA, M., « La stagnation séculaire n’est-elle qu’un mythe ? », Alternatives économiques, 9 septembre 2018.)
[15] Voir : KEEN, S., op. cit., pp. 126-127.
[16] COUTROT, T., Libérer le travail, Paris Seuil, 2018, pp. 81-82. (C’est moi qui souligne.)
[17] KEEN, S., op. cit., p. 170.
[18] Pour illustrer cette correspondance, il suffit de jeter un œil à l’impressionnante progression de l’endettement privé au Royaume-Uni à partir du début des années 80 (au moment de l’accession au pouvoir de Thatcher), passant d’environ 60 % du PIB à plus de 195 % en 2009. (Voir : ibid., p. 133.)
[19] Pour une présentation plus exhaustive, voir : COVA, H., « Et pourtant, il baisse… Réflexions sur la réduction du temps de travail », Mediapart, 8 juin 2018.