Depuis quelques temps, dans l’espace médiatique, fleurissent des pamphlets qui, sur le ton assumé de la polémique, prétendent instituer la scientificité de leur discipline. Ainsi avons-nous eu droit, en 2016, au brûlot de Cahuc et Zylberberg, dont le titre évocateur (sic !) – Le négationnisme en économie – laissait de toute évidence peu de place au débat et à la confrontation d’idées, tant les présupposés idéologiques, savamment tus, glissaient d’entrée de jeu dans la calomnie et l’injure[1]. S’attaquant aux chercheurs hétérodoxes, ces apôtres du paradigme néoclassique, forts de leur allégeance intellectuelle, n’hésitaient pas à les comparer aux climato-sceptiques[2]… Etonnant parallèle lorsque l’on connaît les désastreuses conséquences environnementales du néolibéralisme[3], se définissant notamment par l’intensification des échanges commerciaux, auquel les deux polémistes souscrivent sans ambages…
L’année dernière, c’était au tour de la sociologie dite bourdieusienne de se voir condamner sans ménagement. Les auteurs du Danger sociologique, Gérald Bronner et Etienne Géhin, n’allaient pas par quatre chemins : en promotionnant une sociologie analytique, il s’agissait alors, selon eux, « de jouer la science contre l’idéologie car [la] discipline est en danger »[4] – l’idéologie étant ici amalgamée à ce que l’on nomme communément la pensée critique, c’est-à-dire à tout ce qui se situe en dehors du cadre dominant.
Bien que les deux démarches renvoient ici à des domaines disciplinaires distincts (mais pas si éloignés l’un de l’autre), elles se rejoignent néanmoins sur plusieurs points. D’abord, elles convergent dans la justification de l’ordre actuel des choses (et du système capitaliste), tout en promouvant les « réformes » indispensables au bon fonctionnement de l’économie, laquelle doit évidemment se conformer aux lois d’airain du marché. Ensuite, comme le souligne judicieusement le sociologue Bernard Lahire[5], ces tentatives, malgré leurs prétentions, n’ont pas « grand-chose à voir avec le débat scientifique », puisque le champ privilégié est celui des médias ; or, loin de rendre compte des enjeux épistémologiques, ces derniers n’en proposent souvent qu’une version appauvrie, caractérisée par de fallacieuses oppositions (fort peu dialectique !), où la qualité des travaux sociologiques (particulièrement ceux de Bourdieu) ou économiques est ramenée au mieux à des « thèses », au pire à des « opinions ». Enfin, bien qu’elles en appellent à la rigueur et aux canons d’une méthodologie fondée théoriquement et (soi-disant) empiriquement, ces exhortations à faire science ne paraissent guère, pourtant, se plier à cette même exigence, à laquelle doivent cependant se soumettre les « penseurs critiques »…
D’où cette question : cette volonté d’éconduire « scientifiquement » les discours dissonants – lesquels dévoilent les différents mécanismes de domination véhiculés par le capitalisme néolibéral, tout en révélant leurs effets concrets (régression des protections sociales, creusement des inégalités, etc.) – ne traduit-elle pas une crise de légitimité ? Ne trahit-elle point a contrario des postulats idéologiques que le recours à cette « neutralité axiologique » n’arrive plus à dissimuler ?
Cette double interrogation, comme on peut l’imaginer, excède sa dimension épistémologique. Car la destination des mesures proposées par ces prosélytes du scientisme n’est point un quelconque laboratoire protégé des intempéries et des soubresauts économiques, mais bien la sphère sociale elle-même. En ce sens, la réponse est d’ores et déjà idéologique – et donc politique. Car, derrière le paravent de la science, se cachent visiblement bien des impostures[6]. En guise de rappel, il suffit d’évoquer l’étrange réhabilitation, par l’actuel gouvernement, de la théorie du ruissellement (selon laquelle l’enrichissement des plus riches est bénéfique pour l’ensemble de la société, puisque les richesses ruissellent du haut vers le bas)[7], alors qu’elle a été maintes fois contestée (voire réfutée), y compris… par le FMI et l’OCDE[8].
Cette approche de la question, cependant, ne nous dispense pas d’une analyse des arguments avancés par ces différents auteurs, car leurs implications concrètes excèdent largement, disions-nous, l’espace aseptisé de la seule science – que l’on songe ici aux « travaux » qui établissent une corrélation entre salaire minimum et taux de chômage ou encore celle entre flexibilité de l’emploi et dynamisme du marché du travail (ce qu’aucune étude n’arrive à établir !).
Dans un court texte[9] paru dans Alternatives économiques, l’économiste Michel Husson se penche précisément sur l’un des piliers de l’argumentation de Cahuc et Zylberberg : la « réplication » (la possibilité de reproduire et de retrouver les mêmes résultats d’une étude à l’autre). S’arrêtant au fameux exemple de l’article de Carmen M. Reinhart et de Kenneth S. Rogoff – Growth in a Time of Debt (2010) –, stipulant qu’une dette publique élevée (au-delà des 90 %) conduisait inéluctablement à un affaiblissement de la croissance, Husson rappelle que cette étude était en fait « truffée d’erreurs », qui n’avaient rien à voir avec une malencontreuse méprise liée au codage d’un logiciel (comme l’a démontré un étudiant de l’Université du Massachusetts, Thomas Herndorn). En d’autres mots, malgré une utilisation « rigoureuse » des méthodes économétriques, la thèse de Reinhart/Rogoff relevait donc… de l’idéologie.
D’où la conclusion de Husson : « Quand on refait les études empiriques des économistes » [publiées dans les revues académiques si chères à Cahuc et Zylberberg], on ne retrouve le même résultat qu’une fois sur deux ! » Bref, le principe de la reproductibilité, sur lequel se fondent les deux économistes mainstream, est rarement respecté…
En ce qui concerne les attaques de Brenner et de Géhin contre la sociologie bourdieusienne (et son héritage pléthorique), les choses se passent différemment, bien que les enjeux se recoupent : invalider, au nom de cette neutralité axiologique inspirée des sciences naturelles, les travaux qui percent à jour « des inégalités ou des déterminations sociales bien réelles » – lesquelles, toutefois, une fois disparues des écrans radars, ne s’évanouissent pas pour autant dans les méandres d’une société harmonieuse par l’effet miraculeux de quelques artifices méthodologiques. En d’autres mots, selon les contempteurs de ce courant de pensée, dévoiler les déterminations socioéconomiques aurait un effet déresponsabilisant sur l’individu et le « priverait » de la liberté de ces choix (selon le schème de l’individualisme méthodologique). Ce qui est un contresens notoire : Bourdieu lui-même parlait davantage de dispositions (auxquelles renvoie le concept d’habitus), lesquelles, loin de conduire à un déterminisme étriqué (sinon statique), permettent au contraire une compréhension dynamique de l’espace social, en s’appuyant à la fois sur des structures objectives (les institutions sociales au sens large du terme) et sur des structures subjectives (les modalités de leur incorporation et de leur transposition dans les comportements et les habitudes)[10].
Comme le soutient encore une fois Lahire[11], « la domination comme l’inégalité sont des faits qui s’observent, se mesurent, se constatent. Ce ne sont pas des vues de l’esprit ». Les excaver ne relève dès lors aucunement d’une conception militante (ou performative) d’une « discipline malade », que seuls des thaumaturges sans parti pris (et forcément acritiques) seraient en mesure de soigner. En outre, les « oppositions idéologiques ont toujours existé en sociologie […], mais on voit depuis quelques temps que la droitisation de l’espace politique a produit des effets de décomplexion chez des auteurs qui assument plus ouvertement leur haine à l’égard des travaux de sociologie qui s’inscrivent dans l’héritage de Bourdieu […]. En revanche, ceux qui en appellent à la neutralité axiologique et se drapent de la science objective […] multiplient les interventions publiques normatives et ne sont pas les moins militants ». En dépit d’une dénégation méthodologiquement étançonnée, les ressorts idéologiques n’en sont pas moins palpables…
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Dans la mesure où le capitalisme néolibéral, a fortiori depuis le début de la crise de 2008, peine à masquer ses effets destructeurs (accroissement de la pauvreté, creusement des inégalités, recul démocratique, etc.), le recours à la science apparaît pour ce qu’il est : une tentative malaisée de relégitimation d’un ordre social de plus en plus (ouvertement et brutalement) inégalitaire. Certes, le procédé n’est pas nouveau, mais il acquiert une dimension insoupçonnée à l’heure des débats sur les fakes news, qui monopolisent, depuis le début de l’année, l’attention publique. Car l’objectif est on ne peut plus clair : imposer une vérité indubitable, consensuelle, qui court-circuite d’emblée tout débat contradictoire et, dans la foulée, toute alternative… politique. There is no alternative, disait une certaine Thatcher…
Or, politiquement, le consensus ne se caractérise pas par la convergence des différents points de vue, fussent-ils « scientifiques » ; il renvoie plutôt à l’affirmation pléonastique de seul est ce qui est. Et s’il importe de démontrer les évidentes failles épistémologiques de cette immuable vision socioéconomique, il est d’autant plus nécessaire – et urgent – de proposer une réelle alternative – démocratique – à la hauteur des défis contemporains…
[1] Voir : COVA, H., « Sans complexe et sans rigueur : à propos du dernier livre de Cahuc et Zylberberg », Mediapart, 21 septembre 2016.
[2] Voir : HUSSON, M., « Pour un éco-scepticisme », Alternatives économiques, 12 octobre 2017.
[3] TANURO, D., L’impossible capitalisme vert, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond/La Découverte, 2010.
[4] Voir : « Les Sept péchés capitaux de la sociologie », France culture (www.franceculture.fr), 14 octobre 2017.
[5] Ibid.
[6] Voir : KEEN, S., L’imposture économique, traduction de A. Goutsmedt, Ivry s/ Seine, 2014.
[7] Pour une présentation plus exhaustive, lire l’excellent billet de Jean-Marie Harribey, « La richesse ruisselle-t-elle le long de la corde ? », Alternatives économiques, 21 octobre 2017.
[8] Sur le sujet, voir : COVA, H., « La science au prisme de l’idéologie », Mediapart, 18 octobre 2017.
[9] HUSSON, M., art. cit.
[10] Ainsi la pensée de Bourdieu doit-elle être qualifiée, selon ses propres termes, de philosophie dispositionnelle de l’action. Pour une présentation plus exhaustive, voir : BOURDIEU, P., Raisons pratiques, Paris, Seuil, coll. « Points », 1994.
[11] Voir : « Les Sept péchés capitaux de la sociologie », art. cit. (C’est moi qui souligne.)