Il est certains débats économiques qui, loin de se cantonner à un moment précis de l’histoire, semblent au contraire saisir les épineuses contradictions d’une époque, tout en en dévoilant les enjeux sur le long terme. Ainsi, il y a près de quarante ans, le néokeynésien Robert Solow (1924-2023) a-t-il formulé un célèbre paradoxe éponyme qui, en débusquant les défaillances systémiques de notre mode de production, n’a cessé justement de tarauder les économistes mainstream, dont les schématisations économétriques fondées sur l’innovation et son inéluctable diffusion à l’ensemble de la société paraissent sans cesse buter sur la réalité et l’entêtement des chiffres. Bien que les incontestables progrès technologiques constatés depuis plusieurs décennies, spécialement dans le secteur numérique (a fortiori avec l’émergence de l’intelligence artificielle dite générative), se déploient à grande échelle, leur concrétisation apparente se soustrait toujours à leur quantification, et ce, malgré leurs spectaculaires « exploits ». Pour citer les mots de Solow lui-même, « nous voyons des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques de productivité ».
Si d’aucuns évoquent un éventuel problème de mesure, où la croissance du PIB – c’est-à-dire la création supplémentaire de valeur économique – ne prendrait pas suffisamment en compte les améliorations technologiques et surestimerait par conséquent l’inflation contenue dans les biens (notamment lorsque ceux-ci subissent des modifications substantielles), une approche alternative, moins déterministe et unidirectionnelle, de cette baisse tendancielle des gains de productivité observée depuis au moins le début des années 1970 pourrait offrir une vision nettement plus exhaustive de la conjoncture présente et éclairer dans la foulée ces antinomies.
D’où le fil conducteur adopté dans ce billet (en deux volets) : si le déclin de la productivité globale des facteurs (c’est-à-dire l’apport quantifiable de la technologie dans l’accroissement du PIB) demeure un mystère « irrésolu » (ou du moins, toujours en suspens), un détour par la fonction de production – et, par ricochet, par sa critique – n’est pas sans fournir de précieux éléments de réponse à l’actuelle situation, à bien des égards « paradoxale »[1], oscillant, semble-t-il, entre fantasmes technophiles et craintes « techno-féodales »[2], ou encore, entre promesses radieuses (pourtant sans cesse différées) de croissance et éclatement crépusculaire d’une bulle vraisemblablement spéculative[3].
Et c’est ici que nous retrouvons les écrits pionniers de la postkeynésienne britannique Joan Robinson (1903-1983) – écrits qui nous rappelleront que, dans une perspective sociologique inhérente à l’économie politique, l’élément central de l’équation est bien la question du travail…
Le spectre d’une stagnation séculaire ?
Force est de constater que les indicateurs usuellement mobilisés pour consigner des progrès techniques (et de leurs profitables prouesses) peinent aujourd’hui à conjurer la décélération inéluctable de la productivité depuis au moins un demi-siècle, laissant planer le spectre d’une stagnation séculaire. Formulée à la fin des années 1930 par Alvin Hansen (1887-1975), cette locution a notamment été réactualisée à l’orée des années 2010 (soit au lendemain de la crise des subprimes) par l’économiste Robert Gordon[4], qui, tirant les conséquences de cet essoufflement, s’est dès lors concentré sur les vents contraires – autrement dit, sur les causes structurelles – venant contrarier (pour ne pas dire compromettre) le mythe tenace d’une croissance perpétuelle. Evoquant et détaillant des considérations démographiques, sociales et écologiques, Gordon conclut son article sur une projection pour le moins audacieuse : la révolution informatique n’a pas permis les mêmes retombées et les mêmes bénéfices, sinon sur une très courte durée, que les deux précédentes révolutions industrielles (qui ont été marquées par le développement de la machine à vapeur et du chemin de fer, d’une part, et par la diffusion de l’électricité, de l’automobile et de la plomberie domestique, d’autre part), tant du point de vue économique que social.
En d’autres mots, si certains sursauts ponctuels pourront sans doute être observés ici et là dans un futur proche, le « taux de croissance de la productivité du travail » ne devrait pas excéder 1,3 % au cours des prochaines années[5] – et ce, en dépit des nouvelles formes « prophétiques » et/ou « algorithmiques » que prendront les nouvelles technologies de l’informatique et de la communication (TIC). « La révolution informatique, prophétise-t-il, est bien finie »[6].
Certains auteurs ont cependant cherché une élucidation plausible à ce phénomène pour le moins contrariant, tant il remet en cause le paradigme interprétatif dominant. Dans un texte rédigé en 2017 ayant fait date[7], Erik Brynjolsson, Daniel Rock et Chad Syverson ont, dans cette optique, « proposé quatre explications possibles » à ce qu’ils considèrent comme un déclin présumément trompeur[8].
1) Le premier scénario retoque « l’optimisme que suscitent les nouvelles technologies ». Ces dernières, effectivement, quoiqu’elles puissent soutenir évidemment l’expansion dans certains secteurs, ne verraient pas ses effets essaimer l’ensemble de l’économie (au « niveau agrégé »), sinon de manière diffuse et difficilement mesurable. En ce sens, la probabilité d’une bulle financière n’est donc pas à écarter, le retour sur investissement risquant un préoccupant retour de bâton récessif[9]. Car il s’agit bien du nécessaire bouclage macroéconomique qui, en dernier ressort, entérine la rentabilité des ressources financières engagées dans la machine productive.
2) Le second récit reprend l’argument selon lequel les indicateurs classiques – dont le PIB – n’arriveraient pas à prendre suffisamment en compte la vraie croissance induite par les avancées de l’ère numérique. Il est donc possible que la productivité ait cru, « voire ait accéléré », mais que cette performance soit restée in fine en deçà des radars statistiques. Or, cette vision des choses, laquelle renoue indirectement avec l’idée évoquée plus haut d’une surestimation de l’inflation (au détriment des réels perfectionnements) dans le prix des marchandises améliorées, bute sur une méprise conceptuelle qui n’est pas sans conséquence sur la solidité et la plausibilité d’une telle approche : la confusion entre valeur d’échange et valeur d’usage. Comme le spécifie Thomas Coutrot dans son livre Libérer le travail : « s’il n’y a nulle raison de douter du dynamisme de l’innovation technologique » – et, dans la foulée, d’une bonification concomitante de la valeur d’usage des nouveaux biens qui en sont issus –, la valeur d’échange n’a que très peu évolué[10]. Et Michel Husson d’enfoncer le clou : « le PIB “en volume” reste un agrégat de valeurs d’échange corrigées pour éliminer l’effet de l’inflation », et non « une mesure de l’utilité pour le consommateur […]. Le PIB est fondamentalement une somme de chiffres d’affaires et renvoie donc à la valeur d’échange des marchandises ». Fidèle à son objet et à sa vocation principielle, il ne comptabilise, in fine, que « l’activité marchande du capitalisme »[11].
3) Une troisième présentation des choses se rapporte à un contexte où, si « les nouvelles technologies génèrent peut-être déjà de nombreux gains », « ces derniers pourraient être [au final] captés par une fraction de l’économie », de telle sorte que leurs manifestations concrètes demeurent, au niveau agrégé, relativement faibles, voire nulles « pour le travailleur médian ». Il y aurait alors une mainmise prédatrice des gains de productivité, faisant de la rente oligopolistique le mode insigne de l’appropriation privative de la valeur économique créée. Cette concentration, fruit d’une rivalité exacerbée entre les grandes firmes de la high-tech, finirait ainsi, selon cette hypothèse, par neutraliser les éventuelles retombées globales. Comme le remarque Martin Anota, ce diagnostic est cohérent avec plusieurs observations empiriques récentes : le fossé semble de facto se creuser « entre les entreprises les plus avancées et les entreprises moyennes » de telle manière que, si le revenu total poursuit sa laborieuse ascension, le « revenu moyen stagne », avec, à la clef, une exacerbation tangible des disparités socioéconomique à tous les échelons – comme si la courbe de Kuznets n’arrivait plus à s’incurver (comme le prétend pourtant la théorie qui la sous-tend), entretenant dans la durée un degré élevé d’inégalités et une polarisation accrue du monde du travail[12].
4) Enfin, une quatrième hypothèse – celle-ci recevant d’ailleurs les suffrages de Brynjolsson, Rock et Syverson – stipule un écart temporel entre les gains liés aux TIC, encore virtuellement « réels et massifs », et leur matérialisation effective. Les espoirs placés en elles conservent, pour ce motif, toute leur pertinente actualité. Deux raisons sont dès lors mobilisées pour expliquer ce décalage : la nécessité d’« investissements connexes » dans les infrastructures (les data centers, par exemple) permettant le plein déploiement de leur potentialité et la prise en compte des « actifs intangibles » (formation, réorganisation du travail, etc.). Nous serions ainsi à l’orée d’une nouvelle ère de prospérité, cette dernière requérant néanmoins des bouleversements majeurs de la sphère économique. Toutefois, si ce discours optimiste paraît incorporer dans son raisonnement des facteurs « structurels », il fait somme toute, justement, l’impasse sur l’essoufflement des gains de productivité observé depuis maintenant un demi-siècle. A cet égard, ce phénomène d’enlisement ne date pas d’aujourd’hui ; il renvoie bien à des causes plus profondes, multifactorielles, qui invalident d’emblée une vision mécaniciste, où l’innovation servirait de premier moteur, sans considérer les conditions historiques, sociales et économiques de son émergence (soit ses « conditions de possibilité », selon la terminologie kantienne)[13].
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Pour reprendre les analyses toujours contemporaines de Husson, le bouclage macroéconomique, comme nous l’avons succinctement évoqué, n’est pas sans relativiser les démarches « microéconomiques » qui se résument à consigner la progression de la production secteur par secteur. Si, au demeurant, « la robotisation et l’automatisation peuvent évidemment engendrer des gains de productivité dans l’industrie et dans une partie des services », elles impliquent néanmoins des investissements guidés par l’habituel refrain « d’une rentabilité élevée ». Pourtant, à terme, cette configuration instable, et de plus en plus précaire, devient intenable malgré le technosolutionnisme incantatoire de Brynjolsson et consorts : une « remise en cause de la cohérence de la société » (et sa vraisemblable polarisation) puisant sa source dans cette difficulté croissante de métamorphoser la plus-value en profit, sinon sous la forme d’un renforcement des stratégies prédatrices propres à la captation rentière. L’angle mort est bien celle de la question des débouchés, variable incontournable de l’équation (et du procès de la circulation des capitaux) : qui, au bout de la chaîne, « va acheter les marchandises produites par des robots ? »
D’où cette percutante synthèse (en guise de réponse au Paradoxe de Solow) : « le flux des innovations technologiques ne semble pas se tarir, mais c’est la capacité du capitalisme [néolibéral] à les incorporer à sa logique qui est en train de s’épuiser »[14]. En d’autres termes, il s’agit bien de la rentabilité sui generis des nouveaux biens high-tech, comme facteurs de production, qui est ici en jeu. Cette dernière remarque nous ramène ainsi à la fonction de production – et à sa critique incisive par Joan Robinson…
[1] Voir sur cette « époque paradoxale » : BRYNJOLFSSON, E ; ROCK, D. et SYVERSON, C., « Artificial Intelligence and the Modern Productivity Paradow : A Clash of Expectations and Statistics », NBER, Novembre 2017.
[2] DURAND, C., Techno-féodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, La Découverte, coll. « Zones », 2020.
[3] Voir également sur le sujet : GODIN, R., « L’innovation, potion magique de l’économie française ? », Revue du crieur, 2021.
[4] GORDON, R. J., « Is US economic growth over ? Faltering innovation confronts the six headwinds », Centre for Economic Policy Research, Septembre 2012.
[5] Ibid. (C’est moi qui souligne.)
[6] Ibid.
[7] BRYNJOLFSSON, E ; ROCK, D. et SYVERSON, C., art. cit.
[8] Voir sur ces quatre explications, ANOTA, M. « L’intelligence artificielle et le nouveau paradoxe de la productivité », Overblog, 17 décembre 2017. Les prochaines citations sont tirées de cet article.
[9] Voir notamment sur le sujet : ORANGE, M., « Le monde de la finance danse sur un volcan », Mediapart, 27 octobre 2025.
[10] COUTROT, T., Libérer le travail, Paris, Seuil, 2018, pp. 81-82. (C’est moi qui souligne.)
[11] HUSSON, M., « Penser et mesurer la stagnation séculaire », À l’encontre, 19 mars 2018. (C’est moi qui souligne.)
[12] Voir sur le sujet : CARBONELL, J. S., Le futur du travail, Paris, Editions Amsterdam, 2022.
[13] Sur cette nécessité de recontextualiser les questions économiques, nous pouvons mentionner l’ouvrage majeur de Karl POLANYI, La Grande Transformation (Paris, Gallimard, coll. « Tel »), paru en 1944. Voir également : ROBINSON, J., Liberté et nécessité. Introduction à l’étude de l’économie et de la société, traduction de J. G. Clarke, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1970.
[14] Voir sur le sujet : HUSSON, M., « Stagnation séculaire ou croissance numérique ? », Analyses et Documents Économiques, No 122, Juin 2016. (Les dernières citations proviennent de cet article. C’est moi qui souligne.)