1.L’interdépendance coupable
La faute à Ricardo
Alors qu’un climat de forte imprégnation protectionniste régnait au sein de l’imaginaire collectif durant le XIXème siècle, l’économiste britannique David Ricardo vint au secours des grands propriétaires fonciers, avides et cupides, soucieux de ne pas procéder à des hausses de salaires. Il était souhaitable, à leurs yeux, de stimuler l’offre de grains afin d’en faire baisser le prix et de ne pas majorer le coût du travail. Ricardo publia en 1817 un ouvrage qui fera date, « Des principes de l’économie politique et de l’impôt » dans lequel il fit, notamment, la démonstration que l’ouverture des frontières était souhaitable car propice à l’avènement d’une harmonie généralisée. Les bases du libre-échange, jugé vertueux, étaient définitivement jetées grâce à la loi des avantages comparatifs : « Dans un système de parfaite liberté du commerce, chaque pays consacre naturellement son capital et son travail aux emplois qui lui sont le plus avantageux. La recherche de son avantage propre s’accorde admirablement avec le bien universel. […] En augmentant la masse totale des productions, [cette recherche] répand partout le bien-être et réunit par le lien de l’intérêt et du commerce réciproque, les nations du monde civilisé en une société universelle. »[1]
Cette loi, gravée dans le marbre de la théorie libérale, peut s’énoncer beaucoup plus simplement sans pour autant perdre de sa substance. Pascal Lamy, Président du Forum de Paris pour la paix et ex-directeur de l’Organisation mondiale du commerce entre 2005 et 2013, s’y est récemment employé : « Il y a des choses qu’on fait mieux que les autres et on a intérêt à leur vendre et il y a des choses que les autres font mieux que nous et on a intérêt à leur acheter. »[2]
Division internationale du travail, mondialisation, intensification des échanges commerciaux, extension des marchés, multiplication des marchandises, hyperspécialisation des productions nationales, interdépendance des économies, tout cela au nom, d’une part, du rejet obsessionnel de la protection, qu’elle soit économique, sociale, culturelle ou environnementale, et d’autre part d’une « opulence générale qui se répand dans les dernières classes du peuple » ainsi que l’écrivait, quelques décennies plus tôt, Adam Smith avec une autorité non démentie par l’ensemble des économistes libéraux.[3]
Certes quelques hypothèses, telle l’immobilité du capital et du travail, bien qu’essentielle pour Ricardo[4] ne sont plus vérifiées aujourd’hui. Toutefois, la loi des avantages comparatifs demeure la référence des libre-échangistes et l’interdépendance une réalité à laquelle n’échappent plus les pays dominés, conviés à s’insérer au cœur de la mondialisation. Une interdépendance, prétendument émancipatrice qui, à l’épreuve des faits, dévoile son vrai visage, celui de la fragilisation de l’ensemble des économies.
Des économies plus vulnérables
L’importation d’énergies fossiles, en complément de l’extraction du charbon, est devenue dès la fin du XIXème siècle une obsession pour les pays occidentaux afin d’assurer leur développement capitaliste. Les chocs pétroliers des années 1970 ont souligné brutalement l’absence totale d’autonomie dans ce secteur, à la suite de la guerre du Kippour qui autorisa l’OPAEP et L’OPEP[5] à devenir en quelques années les maîtres des horloges, dictant périodiquement ses conduites au monde développé, ce colosse aux pieds d’argile qui découvrait, sidéré, sa grande vulnérabilité en matière d’énergie.
Les grandes voies routières, aériennes et maritimes sont, depuis la naissance du capitalisme, devenues nécessaires à son expansion ainsi qu’à la satisfaction des besoins des populations ayant accepté, bon gré mal gré, de se rallier à cette forme d’organisation économique. Et lorsque le 23 mars 2021, le porte-conteneurs Evergiven échoua dans le canal de Suez, ce fut aussitôt plus de quatre cents navires placés en attente durant six jours et 12% du commerce maritime mondial qui se trouva interrompu, menaçant gravement l’approvisionnement de marchandises et de pétrole. L’harmonie universelle promise par David Ricardo était là encore singulièrement menacée !
La crise sanitaire, née avec la circulation mondialisée du coronavirus, a subitement révélé au pouvoir présidentiel français, à la fois médusé et englué dans une ahurissante impréparation, que bon nombre de produits intermédiaires et finis, à usage médical, étaient produits à l’étranger. Le scandale des masques chirurgicaux, venus de Chine, en fut une regrettable démonstration. Et l’on se mit en haut lieu à évoquer, une fois l’incurie constatée, le rétablissement de la régulation économique, de la relocalisation d’activités de grande nécessité et même la renationalisation des secteurs stratégiques à l’appui d’un ‘’ quoi qu’il en coûte ‘’ redevenu opportunément vertueux. Déclarations guidées par la panique et qui ne furent pas suivies d’effets une fois accompli le retour à ‘’l’anormal’’, accueilli bien évidemment avec soulagement.
Le 24 février 2022, l’invasion du territoire ukrainien par les troupes russes allait provoquer une nouvelle guerre ‘’aux portes de l’Europe’’ et subséquemment une augmentation spectaculaire du prix des hydrocarbures russes et des céréales ukrainiennes dont les importations vers le reste du monde étaient bloquées. Une poussée inflationniste, doublée d’une crise alimentaire, voyait le jour. Et pourtant, lors de l’éclatement du bloc soviétique au début des années 1990 -lequel perdit simultanément la guerre froide- le camp occidental s’enorgueillissait de pouvoir prédire une unipolarisation glorieuse du monde grâce à laquelle le pouvoir autocratique russe disparaîtrait étant donné la toute-puissance ‘’naturelle’’ des forces du marché.
Cuisante désillusion ! C’est à une guerre mondialisée, une guerre de la mondialisation à laquelle nous assistons aujourd’hui, qui révèle l’absence cruelle d’autonomie des différentes économies. « L’Europe occidentale a misé sur l’absurde, déclare le politiste Bertrand Badie, en excluant politiquement la Russie de l’espace européen, tout en renforçant ses liens de dépendance économique et énergétique. »[6] Les sanctions économiques imposées au Kremlin n’ont pas empêché l’achat de gaz russe, lequel permet à Poutine de financer sa guerre contre l’Ukraine et de poursuivre sa politique de terreur. « La souveraineté n’est pas possible dans le monde actuel, elle est abolie depuis bien longtemps ! Quand on sanctionne l’autre en le privant du Monde, on se sanctionne aussi, on se prive en partie du Monde » précise encore Bertrand Badie.[7]
12% du blé exporté dans le monde provient d’Ukraine de même 20% du maïs, 20% du colza et 50% du tournesol. Avec l’envolée du prix des hydrocarbures, c’est aussi celui des engrais de synthèse destinés à une agriculture productiviste et polluante qui flambe. Engrais de synthèse qui exigent une quantité non négligeable de gaz pour leur fabrication et contribuent mécaniquement à l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre. En vérité, la guerre de Poutine met en lumière un ensemble de dépendances au système agro-industriel mondialisé : dépendance à l’alimentation animale importée, dépendance aux marchés financiers, dépendance aux multinationales semencières qui viennent s’ajouter à la dépendance au libre-échange.[8]
Le diktat de l’économie et de son discours, l’impérieuse nécessité d’échanger au nom du principe des avantages comparatifs érigé en dogme mènent à la tragédie du désordre mondialisé. Le libre-échange ne génère pas d’échanges libres !
Lire la suite : L’électricité nucléaire, la nouvelle énergie verte 2/4
[1] Des principes de l’économie et de l’impôt, Flammarion, Collection GF, 1992
[2] L’invité des matins, France Culture le 16 mars 2022
[3] Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776
[4] Avec une certaine naïveté, Ricardo n’avait pas voulu anticiper l’émergence des firmes multinationales : « L’expérience montre cependant que l’insécurité imaginaire ou réelle du capital, lorsqu’il n’est pas sous le contrôle immédiat de son détenteur, et la réticence naturelle de chacun à quitter son pays natal et ses proches et à se placer, avec ses habitudes établies, sous l’autorité d’un gouvernement étranger et de lois nouvelles, freinent l’émigration du capital. » Ibid.
[5] OPAEP : Organisation des pays arabes exportateurs de pétrole ; OPEP : Organisation des pays exportateurs de pétrole.
[6] L’Humanité magazine du 24 mars 2022
[7] La grande Table France Culture, 4 avril 2022
[8]Lire : Campagnes solidaires, le journal de la confédération paysanne n°382, avril 2022.