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Billet de blog 11 août 2022

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Réagir avant qu'il ne soit trop tard 2/4

L’avenir n’est plus ce qu’il était ! La guerre en Ukraine, la menace nucléaire, la crise alimentaire, le dérèglement climatique, les feux gigantesques de l’été, les inondations meurtrières, autant d’épisodes anxiogènes de la modernité face auxquels nous devons impérativement réagir. Ces désordres du monde constituent une opportunité à saisir pour modifier notre trajectoire

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2.L’électricité nucléaire, la nouvelle énergie verte

L’opportunisme des nucléocrates

La guerre en Ukraine jointe à la crise climatique, dont l’imminence et la gravité ne cessent de grandir, alertent des populations toujours plus importantes parmi lesquelles émergent des nucléocrates décomplexés trop heureux d’afficher leur enthousiasme, onze ans seulement après la catastrophe de Fukushima. Armés d’une sincérité feinte, ils assurent aujourd’hui la promotion d’une économie décarbonée au nom de la transition écologique, dont ils peinent d’ailleurs à dessiner clairement les contours, et de la nécessaire indépendance à l’égard de la Russie, de son pétrole et de son gaz. Seule, l’énergie électronucléaire pourra, à leurs yeux, maintenir les économies sur le chemin de la croissance, érigée en nouvelle religion du monde moderne.

Encore relativement discret sur la scène médiatique au début des années 2000, l’ingénieur polytechnicien Jean Marc Jancovici, n’hésitait pas à prétendre alors que la France eut la bonne idée, au lendemain des chocs pétroliers, d’entamer un programme de construction de centrales nucléaires afin de produire 85% de son électricité en émettant 50 fois moins de CO2 que si elle eut fait usage de son charbon : « C’est parce que [le nucléaire] évite d’émettre du CO2 et permet de ne pas dépendre des pays exportateurs de gaz ou de charbon que le nucléaire est intéressant, même s’il donne par ailleurs des déchets qui posent un problème de stockage. »

S’adressant à sa propre fille, Jean Marc Jancovici ajoutait sans ambages : « Si le seul problème que je te lègue, ma fille, c’est de gérer mes déchets nucléaires, je t’assure que je suis un père heureux et que je n’ai pas honte de ce que je fais. »[1] Une désinvolture qu’apprécieront les jeunes activistes hostiles au projet d’enfouissement de déchets nucléaires, dangereux pendant des milliers d’années, à Bure, dans la Meuse !

Sans doute désireux d’ajouter un désordre français au désordre du monde, Emmanuel Macron a prononcé à Belfort, le 22 février 2022, un discours sur la politique future de l’énergie en France dans laquelle le nucléaire se taille une place de choix. Après avoir évoqué la nécessité de gagner en sobriété et de réduire une part importante de notre consommation d’énergie fossile, le chef de l’Etat affirma avec l’assurance et l’autorité coutumières : « Le monde de demain sera plus électrique ! […] Je souhaite que six EPR2 soient construits et que nous lancions les études sur la construction de huit EPR2 additionnels. »[2]

Emboîtant le pas au Président de la république, le maire de Dunkerque et président de la communauté urbaine de Dunkerque Patrice Vergriete s’est félicité de l’annonce de l’implantation dans le Dunkerquois de la start-up Verkor, une ‘’gigafactory’’ produisant des batteries pour voitures électriques, suivie d’une autre bonne nouvelle, la confirmation par Emmanuel Macron de la construction de deux EPR nouvelle génération à Gravelines, déjà dotée de la centrale nucléaire la plus importante de France et dont le vieillissement est manifeste : « Cela vient conforter durablement le modèle industriel du futur que nous inventons aujourd’hui à Dunkerque. En faisant il y a huit ans, avant les autres, le pari des énergies décarbonées, nous avons pris, ici, cette petite longueur d’avance qui nous permet aujourd’hui de réunir tous les atouts nécessaires à une nouvelle expansion économique synonyme de milliers d’emplois durable pour le Dunkerquois. »[3]

Un nouvel oxymore est donc né : le projet pharaonique décarboné.

Il permet, comme le développement durable ou la croissance verte, de renouer avec un productivisme dévastateur, en contradiction totale avec la révolution écologique et sociale à laquelle nous devrons consentir. Contradiction d’autant plus inquiétante sur le plan institutionnel et moral que ces décisions jupitériennes ont été définies en dehors de tout débat démocratique par Emmanuel Macron lequel, fort de son bon droit, avait obtenu, quelques semaines plus tôt, de la Commission européenne l’inscription du nucléaire, aux côtés du gaz, dans sa ‘’taxanomie verte’’, une classification des activités économiques ayant un impact environnemental considéré comme vertueux[4] !

Une relocalisation économique prétendument dépolluée, débarrassée de la dépendance à la Russie, pourrait-elle voir le jour grâce à l’énergie nucléaire ? Rien n’est moins sûr, tant la filière électronucléaire est dominée à l’échelle mondiale par Pékin et Moscou. Ainsi, Le géant Rosatom, société russe restructurée par Vladimir Poutine dès 2007, contrôle 10% du marché de l’extraction de l’uranium, 36% de son enrichissement, 22% de la fabrication du combustible et envisage la réalisation de plus de trente projets de construction de réacteurs à l’étranger.

La guerre en Ukraine provoquera-t-elle une limitation des accords avec la Russie ? On peut évidemment le souhaiter mais la réalité des faits demeure troublante. À titre d’exemple, Viktor Orban a déclaré vouloir maintenir aujourd’hui le contrat qui le lie à Moscou afin d’assurer l’expansion de la seule centrale nucléaire hongroise de Paks qui couvre près de 40% des besoins nationaux.[5]

Le courage d’avoir peur

Le futur industriel, qui nous est promis, va se redéployer autour du ‘’tout numérique’’, du ‘’tout électrique’’ grâce à une électricité nucléaire ‘’propre’’, décarbonée et opportunément reverdie. Insouciants, irresponsables, aveuglés par leur propre expertise, les nucléocrates ne veulent pas voir ce que la guerre en Ukraine a tragiquement mis en évidence : l’atome pour la paix, conception erronée apparue dans les années 1950, est un leurre.

La distinction arbitraire et mystificatrice faite entre le nucléaire civil et le nucléaire militaire ne tient plus, surtout depuis l’attaque, le 4 mars 2022, de la centrale ukrainienne de Zaporijia, la plus grande d’Europe, par un tir de missile russe.[6] Une centrale qui, en ce mois d’août, fait l’objet de frappes inquiétantes en direction de l’un de ses réacteurs, au point de provoquer une réaction alarmiste du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres[7].

Pour les plus sages, qui sont aussi les plus inquiets, l’expression ‘’Centrale Nucléaire’’ n’a de cesse de les préoccuper.

Quel que soit son utilisation, le ‘’nucléaire’’ désigne toujours la puissance du feu. Mais le mot ‘’centrale’’ n’est pas moins redoutable. Il renvoie, effectivement, à la centralité du pouvoir de ceux qui idéologiquement, politiquement, socialement, économiquement nous dirigent, orientant nos pensées et nos actes. Toutefois, ces décideurs qui ont nucléarisé une bonne partie de la planète sont, tout autant que celles et ceux qui subissent leurs caprices et leurs injonctions, incompétents et ignorants en dépit de leur apparente maîtrise du sujet.

Il faut relire urgemment le ‘’semeur de panique’’ et philosophe Günther Anders : « La possibilité de l’Apocalypse est notre œuvre. Mais nous ne savons pas ce que nous faisons. Nous ne le savons vraiment pas, de même que ceux qui décident de l’Apocalypse, car ‘’eux’’ c’est nous et ils sont aussi fondamentalement incompétents que nous. Ce n'est pas de leur faute s’ils sont incompétents ; cette incompétence est plutôt la conséquence d’un fait dont ni eux ni nous ne pouvons être tenus pour responsables : l’écart chaque jour grandissant entre nos deux facultés, entre notre action et notre imagination. […] Tandis que nos ancêtres considéraient comme un truisme que l’imagination dépasse et surpasse la réalité, aujourd’hui la capacité de notre imagination (comme celle de nos sentiments et de notre responsabilité) ne peut rivaliser avec notre praxis. De fait, notre imagination est incapable d’envisager les conséquences de ce que nous produisons. »[8]

Avec le nucléaire la fin ne peut plus justifier les moyens puisque les moyens mobilisés détruiront tôt ou tard la fin convoitée. Le gigantisme propre à l’énergie nucléaire illustre à quel point les outils technologiques modernes finissent toujours par échapper à leurs créateurs. Quand notre président jupitérien acceptera-t-il d’élargir sa conscience morale ? Aura-t-il, à l’instar d’Antonio Guterres, le courage d’avoir peur [9]face à son projet d’agrandissement du parc électronucléaire français ? La nouvelle assemblée nationale, inédite, sortie des urnes en juin dernier, l’incitera-t-elle à reconsidérer ses propres orientations ?

Lire la suite : Négocier le virage 3/4

[1] Le changement climatique expliqué à ma fille ; Seuil 2009, p 57. Par ailleurs, l’ingénieur polytechnicien a publié en 2021 une bande dessinée, ‘’Le monde sans fin’’ (Dargaud), dans lequel le professeur Jancovici, mis en scène par son complice dessinateur Christophe Blain, réitère, avec humour il est vrai, le même discours. Il ne serait pas inutile de lire l’enquête, en trois volets, menée par Hervé Kempf sur Reporterre : https://reporterre.net/On-ne-parle-pas-assez-du-genie-de-Jean-Marc-Jancovici.

[2] https://www.vie-publique.fr/discours/283773-emmanuel-macron-10022022-politique-de-lenergie

[3] Magazine communautaire, mars -avril 2022, p 13. On pourra lire également : https://reporterre.net/Non-la-voiture-electrique-n-est-pas-ecologique

[4] https://www.gouvernement.fr/actualite/neutralite-carbone-la-nouvelle-taxonomie-verte-europeenne

[5] Lire : Moscou et Pékin se partagent la planète électronucléaire de Teva Meyer, Le Monde Diplomatique, juin 2022

[6] Lire : https://reporterre.net/La-guerre-en-Ukraine-enterre-le-mythe-du-nucleaire-civil

[7]’Toute attaque sur une centrale nucléaire est une chose suicidaire. Je crois que si des armes nucléaires sont utilisées, il n’y aura probablement plus d’ONU pour répondre. On pourrait tous ne plus être là ’’ a déclaré Antonio Guterres le 8 août 2022.

[8] Hiroshima est partout, Seuil 2008, cité par Florent Bussy dans Günther Anders & nos catastrophes, Les précurseurs de la décroissance, Le Passager Clandestin, p 78 et 79 ; 2021. Pour Anders, la praxis désigne ce que nous faisons grâce aux outils technologiques.

[9] Ibid p 82

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