Nous la pressentions, nous la redoutions, elle était présente dans bien des têtes : la deuxième vague épidémique provoquée par la circulation active du SARS-CoV-2 déferle aujourd’hui sur la France et l’ensemble du continent européen.
Pourtant, on pouvait lire déjà, en guise d’avertissement, dans L’Humanité du 24 août un article intitulé : ‘’La lente remontée du virus plane sur la rentrée.’’ Des épidémiologistes prévoyaient, fin septembre, l’étranglement du système de santé français et la remontée du nombre quotidien d’admissions en réanimation, lequel rejoindrait, quelques semaines plus tard, celui enregistré en avril.[1] Depuis le début du mois d’octobre, tous les indicateurs retenus par les services de santé sont à la hausse et suscitent de l’inquiétude.
Comme au printemps, le gouvernement a fait preuve d’impréparation, d’imprévoyance, d’hésitations -rappelons-nous le scandale des masques ! - multipliant les injonctions contradictoires. Comme au printemps, les mesures prises pour tenter de faire face à la crise sanitaire sont le fait d’un seul homme aux discours et aux prises de décisions très attendus. Avant qu’il ne parle en soirée, le 28 octobre dernier, certains journalistes n’avaient pas manqué de titrer : ‘’Tous les Français sont suspendus aux lèvres du chef de l’État’’. Et celui-ci, conscient de la mission de la plus extrême importance, conférée par les institutions de la Vème république, déclara : « Après avoir consulté les scientifiques, dialogué avec les forces politiques, économiques et sociales, après avoir échangé aussi avec nos partenaires européens et pesé le pour et le contre, J’AI DÉCIDÉ qu’il fallait retrouver, à partir de vendredi, le confinement qui a stoppé le virus. »
La verticalité du pouvoir
Illustration parfaite d’un pouvoir vertical, hérité du régime monarchique, le Conseil de Défense et de Sécurité Nationale, a été réuni en 2020 à plusieurs reprises. Cette instance - présidée par le chef de l’État, en présence du premier Ministre, du Chef d’État-Major, des responsables des Renseignements, des ministres des armées, de l’intérieur, du budget et des affaires étrangères- est devenue à la demande d’Emmanuel Macron, un outil de gestion de la crise sanitaire lui permettant de contourner le Conseil des Ministres ainsi que la représentation nationale. Ce conclave peut-il octroyer une indiscutable pertinence, une parfaite cohérence aux directives nationales assignées aux Français ? Ne traduisent-elles pas davantage toute l’arrogance du pouvoir présidentiel ?
Quelques illustrations. Il aurait été souhaitable, lors de la dernière rentrée scolaire, d’adopter des mesures radicales afin d’assurer dans les collèges et les lycées un enseignement sécurisé sur le plan sanitaire. L’écoute des propos et propositions des syndicats d’enseignants était, pour le moins, indispensable. Ceux-ci réclamaient des moyens matériels autrement plus conséquents que ceux dont l’Ecole est habituellement dotée et préconisaient déjà d’assurer les cours face à des effectifs d’élèves divisés de moitié. Mesure de bon sens qui limitait sensiblement les contacts. Ce n’est que début novembre, lorsque la vague épidémique devenait plus menaçante, face à la fronde des élèves et de leurs enseignants, que Jean Michel Blanquer, jusque-là fidèle à la parole élyséenne, céda et finit par décréter le passage aux demi-groupes d’élèves, mais seulement dans les lycées.
Le 15 octobre, Emmanuel Macron préconisait, sans l’imposer, le recours au télétravail deux à trois jours par semaine seulement car à cette date le reconfinement n’était pas de rigueur. Le 28 octobre, il annonçait : « Partout où c’est possible, le télétravail sera de nouveau généralisé. » Volte-face du Président alors que les autorités médicales réclamaient la mise en place de cette organisation du travail depuis plusieurs semaines en raison de la course contre la montre qui les oppose à la progression rapide du coronavirus.
Le ‘’tester, isoler, tracer’’ annoncé fièrement par l’Élysée n’a pas donné les résultats escomptés en raison du nombre insuffisant de femmes et d’hommes disponibles pour accomplir vaillamment et prestement cette indispensable mission. Là encore, un grave défaut d’anticipation durant l’été qui se traduit aujourd’hui par une nouvelle mise sous pression de l’appareil hospitalier et une fatigue supplémentaire pour le personnel soignant. Faut-il rappeler, s’agissant de ce manque de prévision, les propos malheureux d’Agnès Buzyn lors du compte-rendu du Conseil des Ministres du 24 janvier 2020 ? : « En termes de risques pour la France, les analyses de risques d’importation sont modélisées régulièrement par des équipes de recherche. Le risque d’importation de cas depuis Wuhan est modéré, il est maintenant pratiquement nul parce que la ville est isolée. Les risques de cas secondaires autour d’un cas importé sont très faibles, et les risques de propagation du coronavirus sont très faibles ».
Au sujet du traitement récent de la question écologique, on observe également une campagne de communication prometteuse bientôt suivie de déclarations pour le moins inattendues. « Je veux que toutes vos propositions soient mises en place le plus rapidement possible. Allons-y ! Agissons ! » avait déclaré Emmanuel Macron aux membres de la Convention Citoyenne pour le Climat, soulignant l’absence de ‘’filtre’’. Bon nombre d’associations écologiques critiquent aujourd’hui le rétropédalage du chef de l’État[2] et fustigent le discours présidentiel lorsqu’il défend sèchement, sur un ton cassant, la 5 G contre ‘’le modèle Amish’’ et ‘’la lampe à huile’’ alors que cette question activement débattue de la cinquième génération des standards pour la téléphonie mobile, avait généré, chez ses opposants, l’annonce d’un simple moratoire.
Une grande fragilité
Cet autoritarisme masque difficilement un manque de clairvoyance, une absence d’autorité qui révèle, en définitive, une grande fragilité. La France est aujourd’hui le pays européen comptant le plus grand nombre de personnes contaminées par le SARS-CoV-2 et ses services de santé enregistrent plus de 40 000 décès. Serait-elle indisciplinée, rebelle, ne ferait-elle pas preuve d’une forme d’insouciance collectivement partagée ? Son hétérogénéité, profondément ancrée dans son passé, ne la rendrait-elle pas incapable d’affronter sereinement cette deuxième offensive du virus meurtrier ? Comme le note Emmanuel Todd : « S’affrontent à tout moment dans l’histoire nationale un tempérament égalitaire et un tempérament hiérarchisant, l’anarchie et la discipline. » Et l’anthropologue d’ajouter : « Sans cette hétérogénéité […], [la France] n’aurait pu accoucher d’un Etat fort et d’une société libérale. »[3]Il est vrai qu’aujourd’hui certaines personnes témoignent d’une véritable appréhension et s’en remettent, accompagnées cependant d’une solide conviction citoyenne, aux impératifs présidentiels alors que d’autres, plus égocentrés déclarent ostensiblement : ‘’Nul n’est mieux placé que moi pour savoir ce qui est bon pour moi !’’
Emmanuel Macron a beau jeu de réclamer « le civisme de chacune et chacun d’entre nous » et d’affirmer sans une réelle détermination que « nous sommes une nation unie et solidaire et c’est à cette condition que nous y arriverons », si dans le même temps, il se persuade d’être l’homme providentiel capable d’affronter héroïquement toutes les tempêtes qu’elles soient économique, politique, sociale et désormais écologique et qu’ainsi seule sa parole prévaut.
Inscrit au cœur des démocraties libérales, déjà prophétisé par Alexis de Tocqueville en 1840, ce despotisme d’État dépossède les femmes et les hommes de leur libre arbitre, amollit leur volonté et leur assigne un nouvel assujettissement doux et paisible. Le chef de l’État n’a-t-il pas souligné, le 28 octobre dernier, que « sa responsabilité est de protéger tous les Français » ? Toutefois, ce pouvoir immense et tutélaire que dessinait en son temps Tocqueville est éloigné de la bienveillance espérée. L’appareil d’État est au service d’intérêts financiers privés et puissants, délaissant de la sorte l’intérêt général. Nous sommes aujourd’hui en présence d’un État qui s’est rendu indépendant de la société civile, qui lui fait face. Les énarques, décrits comme étant les grands serviteurs de l’État, ne sont plus au service de la société mais obéissent à des impératifs économiques néo-libéraux qui ruinent les services publics. L’abandon programmé de l’hôpital, condamné à fonctionner telle une entreprise privée, en est l’illustration la plus dramatique à l’instant même où le nombre de malades infectés par le coronavirus ne cesse d’augmenter.
De plus, ‘’l’égalisation des conditions’’ promise aux démocrates et que Tocqueville avait vu naître en Amérique, est loin d’être accomplie. Emmanuel Macron reconnaît d’ailleurs explicitement les inégalités sociales françaises quand il affirme : « Il s’agit de protéger les plus modestes qui parce qu’ils vivent dans des lieux plus exigus, parce qu’ils occupent des emplois précaires, sont les plus touchés par le virus sur le plan sanitaire, mais ce sont aussi les plus touchés par les conséquences économiques et sociales de la crise. » Mais qu’a-t-il fait depuis son élection pour enrayer la spirale de la pauvreté dans laquelle s’engouffrent les plus vulnérables ? N’a-t-il pas notamment initié une réforme des retraites injuste et injustifiée ? N’a-t-il pas refusé de restaurer l’impôt sur la fortune qui, symboliquement, aurait importuné les plus riches ? Véritable fardeau pour l ‘ensemble de la collectivité, les premiers de cordée, figures emblématiques de l’oligarchie prédatrice, condamnés (de manière consentante !) à la surconsommation se font entretenir par les premiers de corvée, ‘’ceux qui ne sont rien’’, aux yeux du Président, qui doivent au plus vite, selon lui, ‘’ traverser la rue’’ pour espérer trouver un emploi, et qui végètent dans la frustration, parfois la misère.
Cet autoritarisme, cette centralité du pouvoir irrite, inquiète mais aussi anesthésie, chez le plus grand nombre d’entre nous, l’indignation qui s’efface progressivement devant la résignation quand un virus invisible, imprévisible et menaçant circule activement dans nos sociétés techniciennes redevenues subitement vulnérables. Ils sont alors suspendus aux lèvres du Président afin que celui-ci leur dicte la conduite attendue. Ils sont, fort heureusement, attachés à la démocratie et renouvellent leur confiance à des représentants élus et à celui, haut perché, qui leur ouvre la voie et dessine leur horizon. Mais ils découvrent dépités, médusés, trompés, infantilisés que la démocratie représentative n’est qu’un jeu dont ils sont les simples observateurs, un spectacle qu’ils n’ont pas mis en scène. La servitude volontaire, à laquelle ils succombent, la docilité dont ils font preuve, les empêchent de résister, de rebondir, de se réapproprier le pouvoir et le savoir, de retrouver l’énergie nécessaire à l’analyse, le jugement, la délibération, l’organisation, la décision.
Reconnaissons-le loyalement, que nous soyons attachés à la discipline et à l’autorité ou libertaires et égalitaires, la circulation du virus sera stoppée grâce, d’une part à un système hospitalier pourvu de tous les moyens indispensables à l’accomplissement de sa mission démocratique et d’autre part à la définition de consignes sanitaires, à leur respect, consignes que nous pourrions aisément appliquer de manière responsable sans attendre ou réclamer les injonctions présidentielles.
Certains esprits éclairés et combatifs entrevoient, à la suite d’une réflexion mûrie de longue date, le dépassement voire l’élimination de l’État. Avant l’avènement d’une société autonome débarrassée de l’appareil bureaucratique, il nous faut encore prendre en considération toute la nécessité de maintenir la puissance des pouvoirs publics, au service de la collectivité, lesquels, dans une période transitoire, nous préserveront de bien des menaces. « Même si l’État-Nation est condamné et condamnable, nous dit Serge Latouche, il est encore dans une certaine mesure un rempart contre la privatisation totale et la destruction de ce qui reste de l’État social. »[4]Il nous faudra donc réclamer de l’État, au nom de la solidarité nationale, une action au bénéfice de l’ensemble de la société, un engagement au service de la collectivité citoyenne. A ce titre, la satisfaction des besoins en matière de santé, d’éducation, d’énergie, de transport et de culture sera assurée grâce à des services publics qu’il conviendra de défendre et de protéger.
Reconsidérer la dimension relationnelle
Cette redoutable crise sanitaire aura au moins eu le mérite de rappeler que la maladie, surtout lorsqu’elle est contagieuse, impose une conception relationnelle de la santé. Celle-ci ne peut pas être perçue exclusivement sous l’angle individuel pour des raisons de salubrité publique mais aussi parce que la protection sociale, à laquelle chaque Français est attaché et pour laquelle une participation financière à hauteur de ses moyens est requise, demeure la meilleure opportunité pour garantir des soins de qualité pour tous. Même les conduites à risque, générant des dépenses médicales conséquentes, font l’objet d’une prise en charge sans condition. Cet acquis social doit être plus que jamais préservé afin d’éviter les dérives du système de santé en vigueur outre atlantique et basé sur le ‘’chacun pour soi’’. Est-il nécessaire de préciser qu’en se soignant, en se protégeant c’est d’autres que l’on protège ?
La dimension relationnelle est également présente au cœur de la question écologique. L’homme est DE la nature et il lui appartient de préserver les liens le rattachant aux éléments naturels qui le nourrissent, le réchauffent, l’abritent, le soignent. C’est une évidence : simplement vivre ou vivre simplement impose la complémentarité de l’homme et de la nature. Et cette dimension relationnelle nous engage tous, dans un processus nécessairement démocratique. A titre d’exemple, le jardinier, le paysan, qui veulent nourrir l’humanité et non l’empoisonner, ne peuvent agir indépendamment de la communauté humaine à laquelle ils appartiennent. La préservation des écosystèmes impose le raffermissement des liens sociaux. Quant à la société dans son ensemble, elle est structurée par des rapports humains qui ne sont pas figés. Ce qui a été fait peut être défait afin de combattre les injustices, d’introduire davantage d’égalité et de solidarité. A cet égard, la pacification des rapports humains, la fin de la domination de l’homme par l’homme augurent d’une relation apaisée des hommes vis-à-vis de la nature.
Face à l’exacerbation de l’individualisme, savamment entretenue par la rhétorique néolibérale, il est plus que jamais nécessaire de souligner la nécessité de préserver la dimension relationnelle au sein des pratiques sanitaires, des engagements écologiques et des politiques sociales. Certes, proclameront les plus conformistes et les plus paresseux[5], il est plus commode de ne poursuivre que les seuls intérêts personnels et de demeurer, par voie de conséquence dans un état de tutelle, situation que d’ailleurs les marchands, les publicistes, quelques élus, une certaine presse sauront exploiter avantageusement pour que rien ne change. Il y a une alternative et elle est politique. On le voit, seule une démocratie revivifiée, s’appuyant sur un agir commun, sur une gestion populaire, peut être le remède aux crises sanitaire, écologique et sociale.
Porter un masque lors d’une épidémie, exiger des moyens appropriés pour l’hôpital, s’opposer à la mise en œuvre d’un grand projet inutile comme l’aéroport de Notre Dame des Landes, s’engager contre la dégradation des écosystèmes, dénoncer les violences policières, soutenir les réformes annonçant un progrès social relève à l’évidence de logiques complémentaires : défendre l’intérêt général, adopter une conduite citoyenne, restaurer le pouvoir de décider au sein d’un collectif, s’émanciper sans s’émanciper de la société.
Pour faire vivre le processus démocratique, chacune, chacun doit pouvoir restaurer son pouvoir agissant et définir les contours d’une décision conformément aux intérêts de la communauté humaine à laquelle elle ou il appartient. L’autorité providentielle surplombante, immense et tutélaire deviendra alors superflue. « On ne naît pas femme, disait Simone de Beauvoir, on le devient » De même, on ne naît pas citoyen ou démocrate, on le devient grâce, entre autres choses, à l’expérimentation. « On se fait libre en accomplissant des actes libres, de même qu’on se fait être réfléchissant en réfléchissant » disait encore Cornélius Castoriadis.[6] Qu’attendons-nous
[1]https://www.mediapart.fr/journal/france/260920/il-faut-que-les-tests-aillent-aux-gens-pas-l-inverse
[2] Lire : https://reporterre.net/Face-a-Macron-les-citoyens-de-la-Convention-pour-le-climat-se-rebiffent
[3]L’illusion économique ; folio, 1999, pages 271 et 267
[4]Renverser nos manières de penser, Métanoïa pour le temps présent ; Mille et une Nuits 2014, page 183
[5] On peut rappeler la phrase de Thucydide : ‘’Il faut choisir : se reposer ou être libre’’
[6] Cité par Audric Vitiello dans Autonomie ou barbarie, la démocratie radicale de Cornélius Castoriadis et ses défis contemporains. Le Passager clandestin, 2015, page 249