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Billet de blog 12 novembre 2013

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Lampedusa et le naufrage d'une société de croissance

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Lampedusa et le naufrage d’une société de croissance

          Les tragédies de Lampedusa au début du mois d’octobre ont provoqué effroi, colère et indignation. Comment, en effet, ne pas être horrifié en apprenant, à la suite de ce naufrage, que la Méditerranée est devenue le cimetière des migrants en provenance d’Afrique ? Depuis vingt ans, près de 25 000 hommes, femmes et enfants s’y sont noyés en espérant rejoindre le sol européen. Pourtant, la déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 proclame, dans son article 14, que « devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays. »

          Colère et indignation face à la criminalisation, par les autorités européennes, des migrants qui fuient les guerres et les dictatures !

          Colère et indignation devant une opinion publique soumise à l’autorité de certains discours politiques et médiatiques selon lesquels toute disposition favorable à l’immigration provoquerait, en retour, une invasion de nouveaux migrants quittant, sans la moindre émotion, familles et amis, abandonnant définitivement un territoire, un climat, une langue, une culture dans la joie et la plus parfaite des bonnes humeurs ! Peut-on imaginer un seul instant que le déracinement de ces femmes et de ces hommes puisse être indolore ?

          Colère et indignation en raison d’une mobilité géographique, d’un franchissement allègre des frontières devenus les privilèges exclusifs des populations aisées, dotées de moyens de transport sécurisés, climatisés, aseptisés. Elles peuvent ainsi, en toute quiétude et sans que cela soulève le moindre scandale, découvrir le monde voire partir à sa conquête. En matière de loisirs, les infrastructures hôtelières, les prestataires de services adaptés à leurs besoins, à leurs caprices, la main d’œuvre locale servile leur assureront le bien-être et le dépaysement souhaités, loin des tracas de la vie moderne. Tout autre est le sort réservé aux migrants qui voient le coût de leur traversée grimper à mesure que les politiques migratoires européennes resserrent le verrou protectionniste. Dans une Europe rongée par la crise, la xénophobie, les replis identitaires, l’étranger sans papier demeure étrange et inquiétant. La méfiance et l’intolérance l’attendent là où il espérait, pour le moins, le réconfort moral, le soulagement de ses souffrances.

          Contaminés par le virus de la modernité dont ils ne veulent pas voir la face cachée, fascinés, via l’internet, par les images chimériques d’un univers où l’abondance, la paix, la volupté ne sont, à l’évidence, promises qu’à une minorité, détournés d’une histoire, d’une géographie et de la nécessaire réflexion sur leurs propres institutions politiques par un appareil scolaire programmant leur extraversion, les futurs migrants ont les yeux braqués sur l’Europe et leur imaginaire semble irrémédiablement colonisé. En présence d’un tel conditionnement, comment ne pas répondre favorablement à l’appel de l’Eldorado ?

           En dépit des moyens militaires déployés aux frontières de l’Union Européenne, les candidats à l’exil prennent néanmoins des risques inconsidérés pour les franchir. Le désespoir leur donne une énergie telle qu’ils traversent la méditerranée au péril de leur vie.

Le rétroviseur de l’histoire.

          En de pareilles circonstances, les pays européens ont le devoir de se répartir entre eux une petite partie de la misère du monde, ils se doivent d’accueillir dignement ces naufragés, de les amener ensuite sur la voie de l’adaptation et sur celle de l’intégration en leur octroyant une protection juridique suivie d’une régularisation lorsque leur désir de demeurer présents sur le sol européen se sera exprimé librement.

          N’est-il pas temps pour ces sociétés dominantes de regarder dans le rétroviseur de l’histoire et de faire amende honorable ? Lorsque les anciennes colonies européennes sont rentrées en possession de leur souveraineté politique, lors du processus de décolonisation, les échanges économiques entre le Nord et le Sud ont été organisés de manière inégale. Ces économies naturelles, harmonieuses et viables, dont a parlé Aimé Césaire, avaient été déstructurées, prolétarisées. Elles se sont endettées pour cultiver ou extraire du sol, à moindre coût, les produits dont nous avions besoin et que nous leur réclamions. Notre sainte croissance l’exigeait. Nous leur avons exporté des produits manufacturés plus coûteux afin de soutenir l’expansion de nos économies. Une division internationale du travail, fidèle aux principes ricardiens, généra une extraversion des pays du Sud qui les subordonna plus sévèrement aux économies étrangères plus riches.

          Ce dispositif demeure vivant aujourd’hui. Un seul exemple : le Kenya, ainsi que d’autres pays présents dans la corne de l’Afrique (Erythrée, Ethiopie, Somalie dont un certain nombre de ressortissants migrent vers l’Europe) est victime d’une grave crise alimentaire. Il produit néanmoins des fleurs exportées quotidiennement en direction de l’Europe. Cette culture chimique, destructrice de l’environnement prive les populations locales de leurs cultures vivrières et de l’eau potable. Le libre échange ne génère pas d’échanges libres.

          Depuis quelques années, l’accaparement des terres réalisé, notamment au cœur de l’Afrique sub-saharienne, dans l’opacité et aux mépris des intérêts villageois, privent les populations pauvres de toute souveraineté alimentaire. Des investisseurs étrangers s’approprient des surfaces cultivables dont l’exploitation profite aux populations riches. La production d’agrocarburants ou encore la spéculation viendront bientôt grossir les revenus d’hommes d’affaires peu scrupuleux.

          Les institutions internationales maintiennent une pression insupportable sur la trésorerie des peuples du Sud. Outre la dette proprement financière, le monde occidental leur impose désormais une dette écologique. Souvenons-nous des propos affligeants de Lawrence Summers, ex-conseiller du Président Obama, selon lequel « la logique économique qui veut que des déchets toxiques soient déversés là où les salaires sont les plus faibles est imparable. Il faut encourager, ajoutait-il, une migration plus importante des industries polluantes vers les pays les moins avancés. »Le Sud devient la poubelle de populations vivant largement au dessus de leurs besoins et de leurs moyens, mais celles-ci se montrent incapables d’accueillir sur leur sol des migrants, naufragés à la fois d’embarcations précaires et d’un capitalisme impitoyable. Les propos de Lawrence Summers sont d’autant plus obscènes que les pays du Sud subissent plus violemment aujourd’hui, les conséquences du dérèglement climatique (tsunamis, inondations, sècheresses) bien que leurs pollutions soient nettement inférieures à celles du Nord : l’empreinte écologique d’un Français est de 5 hectares, celle d’un Africain avoisine 1,4 hectare.

Renégocier notre mode de vie

          Contrairement à ce qu’avait déclaré le précédent Président des Etats Unis, Georges Walker Bush, le mode de vie américain et plus largement celui des occidentaux – les plus gros émetteurs de gaz à effet de serre – doit faire l’objet d’une renégociation afin de protéger la biosphère, répartir équitablement les richesses et, ce faisant, restituer aux pays du Sud tout ce dont ils ont été dépossédés. La décroissance de la production et de la consommation s’impose au Nord.

          Sans pour autant passer sous silence la barbarie du syrien Bachar Al – Assad ou de l’érythréen Issayas Afeworki, force est de constater que les raisons d’immigrer vers le Nord sont en grande partie économiques. Le plus souvent les migrants tentent d’échapper à la pauvreté, au chômage en raison d’une mondialisation féroce, à l’origine de disparités croissantes des conditions de vie entre les populations aisées et les populations lésées.

          Le projet d’une société de décroissance soulignant la noblesse du suffisant et la perversité du superflu, réclamant l’urgence de la modération et l’abandon de la démesure devra se dessiner au plus vite dans les pays du Nord afin de sortir de la religion de la croissance. Cet abandon définitif du « toujours plus » peut-il être imposé aux populations du Sud chez qui le « toujours moins » prédomine depuis longtemps ? N’auraient-elles pas droit à un peu plus pour vivre mieux et mettre fin aux flux migratoires ? Beaucoup de voix s’élèvent pour réclamer une aide en faveur de l’Afrique. Cette apparente générosité ne cacherait-elle pas, en réalité, des intentions inavouables ?

          L’aide humanitaire, bien souvent, adoucit momentanément la situation critique dans laquelle se trouve le Sud sans apporter la solution définitive à tous ses problèmes. La romancière sénégalaise Fatou Diome évoque sans ambages cette problématique dans ses récits : « On nous endort à coups d’aide humanitaire ; se réveiller, c’est réaliser que l’Occident n’a pas intérêt à ce que l’Afrique se développe, car il perdrait alors son vivier de main d’œuvre facile. Les pays européens ont donc intérêt à maintenir l’Afrique juste en état de fonctionnement, assez pour rendre disponibles ses matières premières et ses jeunes forcenés de l’immigration si nécessaires à la survie d’un continent vieillissant à la démographie moribonde. » L’armée industrielle de réserve, décrite par Marx, est désormais internationale depuis que le capitalisme a franchi toutes les frontières géographiques du monde du travail. Fatou Diome souligne avec lucidité et radicalité : « L’aide humanitaire ne rachètera jamais la conscience de l’Occident. Aider quelqu’un, c’est l’aider à ne pas avoir besoin de vous. »

Marcher vers l’autonomie

          Aidons-les à s’affranchir de notre tutelle car, à l’évidence, ces pays ont davantage besoin d’autonomie, d’émancipation que de croissance et de développement. Ils doivent réapprendre à produire par eux-mêmes et surtout pour eux-mêmes. En somme, maintenir en vie un processus économique sans imiter un modèle productiviste insoutenable qui affiche ses limites et ses impasses, sans rêver d’un monde dont l’hospitalité est reléguée à l’arrière plan de ses préoccupations sociales. Faire en sorte que l’autre ne devienne pas le même. La décroissance au Nord favorisera l’émergence d’initiatives émancipatrices, librement déterminées au Sud.

          « Il n’existe pas une économie, précise Gilbert Rist, qui reposerait sur quelques principes universels mais des formes économiques qui varient selon les sociétés, l’environnement mais surtout selon l’histoire, la culture, les traditions, la répartition du pouvoir, les normes sociales, en un mot selon les institutions. » Dans les pays pauvres du Sud, les populations paysannes, encore majoritaires, pourront échapper à la misère si elles récupèrent impérativement le pouvoir de décision et restaurent, par voie de conséquence, leur autonomie économique, si elles proclament l’urgence d’une autogestion. D’une manière générale, les ouvriers, les syndicats doivent rejoindre les mouvements paysans afin de reprendre possession des questions politiques et de dessiner librement, souverainement le projet assurément révolutionnaire de sociétés autonomes.

          Cette nouvelle orientation devrait également éclore dans les pays riches du Nord. « Produire autrement d’autres valeurs d’usage, dans un monde éclaté où chaque société redéfinit ses besoins en fonction de son milieu et de sa culture propres, c’est là aujourd’hui une simple vue de l’esprit, écrivait François Partant en 1982. Mais, ajoutait-il, cela peut aussi apparaître, demain, comme la seule politique de "sortie de crise".

          Réharmoniser les relations entre les peuples, y introduire davantage de justice, retisser des liens internationaux de solidarité, mettre fin à une interdépendance économique conflictuelle, avancer sur la voie de l’autonomie : autant de promesses à tenir, de projets à construire pour empêcher que des drames humains, tels ceux de Lampedusa, se reproduisent.

          Le capitalisme est-il à la hauteur de ces ambitions ? La démesure qui le caractérise réclame une exploitation sans limites du travail des hommes et des ressources de la nature. Pour les premiers, sauf à vouloir briser les chaînes de leur aliénation et concevoir subséquemment des formes d’organisation collectives afin que le travail leur appartienne, rien ne saurait arrêter, dans l’état actuel des choses, leur marchandisation, leur précarisation, leur naufrage social à l’extérieur comme à l’intérieur des frontières du territoire occidentalisé. En revanche, les "pics" pétrolier et gazier, la déplétion des métaux, le tout accompagné d’une émission croissante de gaz à effet de serre, responsables d’un dérèglement climatique avéré et à l’origine d’une nouvelle migration humanitaire, en un mot l’épuisement de la planète bloquera inexorablement l’expansion aveugle des forces économiques et des puissances financières.

          En définitive, le naufrage des déchus de la mondialisation sauvage, à quelques encablures des côtes italiennes, n’est-il pas le symptôme du naufrage d’un capitalisme sans croissance ?

Octobre 2013 ; Didier Harpagès, auteur de Questions sur la croissance, mythes et perversités Sang de la Terre, 2012

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