La réforme de l’assurance chômage de l’automne dernier qui prévoit une modulation de la durée d’indemnisation des chômeurs selon l’évolution du taux de chômage ainsi que la réforme des retraites, programmée pour la fin de l’été 2023, laquelle institue le recul de l’âge légal de départ en retraite à 64 ans, posent à nouveau, loin des intentions des réformateurs technocrates et zélés masquant malicieusement leur véritable dessein, la question du travail. Quelle est sa signification ? Quelles sont ses formes ? Quelle relation entretenons-nous avec cette activité centrale qui façonne bien des aspects de nos vies ainsi que notre rapport au monde ?
Le travail est une notion insolite, ambivalente, porteuse à la fois de destruction lorsqu’elle n’obéit qu’aux règles de la production capitaliste mais dotée aussi d’un potentiel de reconstruction quand on l’envisage sous l’angle de la créativité humaine déployée respectueusement dans ses relations avec autrui et le milieu naturel.
La peine et la fatigue
La lecture du champ sémantique relatif au mot travail laisse apparaître pas moins de 80 synonymes[1] parmi lesquels : ‘’casse-tête’’, ‘’corvée’’, ‘’mal’’, ‘’peine’’, ‘’devoir’’ mais également ‘’soin’’, ‘’mission’’, ‘’art’’, ‘’œuvre’’ et même ‘’chef d’œuvre’’. Les réalités décrites à l’aide de ce mot sont très différenciées : le travail de la femme connaissant les douleurs de l’accouchement, le travail discipliné de l’élève appliqué, le travail libre et inventif de l’artiste, le travail forcé de l’esclave ou du bagnard, le travail du temps qui valorise les œuvres, le travail de deuil, le travail du rêve sans oublier les concepts marxistes de ‘’travail abstrait’’ de ‘’travail concret’’, de ‘’travail vivant’’ et de ‘’travail mort’’. Le verbe travailler, quant à lui, peut nous laisser circonspect dans son usage : travailler au corps un adversaire pour le boxeur comme pour l’homme politique en campagne électorale, travailler du chapeau pour signaler le dérangement cérébral, faire travailler son argent afin de s’enrichir sans travailler soi-même, travailler la pâte dans le pétrin… Pour leur part, le sportif, le musicien, le comédien, tous professionnels, jouent…ce qui n’empêche pas qu’ils travaillent. Au final, ce vagabondage de la langue ne cesse de nous travailler !
Dans son acception première, travailler signifie tourmenter, faire souffrir[2]. Il exprime donc les idées de peine et de fatigue. Le capitalisme industriel a inventé la forme moderne du travail en instituant, à la suite de la création d’un marché pour la terre et la monnaie, le salariat dont la rémunération -le salaire- soumis aux lois de l‘offre et de la demande, devint le prix de l’utilisation de la force de travail par les détenteurs du capital. Le marché du travail fut donc créé et le salaire procura à celles et ceux qui exerçaient un labeur dépourvu de sens et de finalité, un revenu seul moyen d’assurer leur subsistance.[3] « Introduisez le travail de fabrique et adieu joie, santé, liberté, adieu tout ce qui fait la vie belle et digne d’être vécue » écrivait en 1880 l’impétueux gendre de Marx, Paul Lafargue.[4]
Certes, la barbarie des hommes et la misère ont reculé depuis les débuts de l’ère industrielle grâce à la montée en puissance, au long du XXème siècle, de l’idéologie socialiste qui a autorisé l’organisation de la résistance et la structuration du mouvement ouvrier par les syndicats et les partis politiques. Ainsi des droits réputés inaliénables ont été arrachés tant bien que mal au patronat.
Dans nos sociétés modernes, le marché assure la médiation entre la production et la consommation, deux sphères étrangères l’une à l’autre puisque les hommes ne consomment plus ce qu’ils produisent et ne produisent plus ce qu’ils consomment. Ainsi le marché invisibilise les rapports humains qui président à la production de même qu’il efface ses conditions matérielles de réalisation, et avec elles les peines ressenties, les dangers rencontrés, les risques encourus par celles et ceux chargé.e.s de l’exécution des tâches. Les énergies humaines disparaissent derrière le produit, l’objet, la chose lesquels arborent cependant des qualités subjectives. C’est mon tee-shirt, ma paire de chaussures, ma voiture qui apparaissent sur la scène commerciale et qui me sont promis flattant de la sorte mon égo et assurant ma distinction sociale. Toute la dimension humaine de la production est ainsi effacée. Les productrices, les producteurs, locaux ou éloigné.e.s suite aux délocalisations multiples, sont nié.e.s, invisibilisé.e.s, oublié.e.s voire méprisé.e.s. Les forces de travail, devenues marchandises produisent d’autres marchandises, les biens de consommation, de manière telle que les rapports entre les choses remplacent les rapports entre les hommes.
Persuadés que le temps de l’innovation ne peut suspendre son vol, les décideurs politiques et économiques flanqués de financiers avides, ces acteurs sociaux de la modernité industrielle affirment avec autorité ce qui est à leurs yeux une évidence et une assurance : on n’arrête pas le progrès et surement pas le progrès technique car il est, comme par enchantement, synonyme de progrès social. ‘’Toujours plus loin, toujours plus haut, toujours plus vite !’’ Cette devise s’est immiscée dans l’imaginaire collectif. Les hommes doivent être performants et s’inscrire quotidiennement dans une course folle contre la montre.
En apparence irréversible, ce processus a cependant provoqué quelques dégâts dans le monde du travail lorsque le chronomètre du taylorisme s’est introduit au sein de l’atelier vers la fin du XIXème siècle. La stupéfiante augmentation de la puissance productive des travailleurs fut décrite en des termes élogieux par son instigateur, F.W. Taylor, et le salaire ‘’aux pièces’’ préfigura déjà le fameux slogan libéral du XXIème siècle : ‘’Travailler plus pour gagner plus !’’ Le fordisme amplifiera ce vaste mouvement de déqualification et de déshumanisation du travail.
Le malaise au travail subsiste
Gonflé artificiellement grâce au levain du progrès technique, le PIB, ce gâteau toujours croissant contient des poisons redoutables. La qualité physiologique et psychologique du travail est gravement menacée dans de nombreux secteurs d’activité, y compris chez les soignants et les enseignants. De plus, la mondialisation capitaliste brutale, en accélération depuis les années 1980, menace inexorablement le climat, génère des pollutions multiples et variées, s’attaque aux espèces vivantes, et elle est tenue pour responsable de pandémies comme celle, récente, du Covid-19 puisque les habitats sauvages font l’objet d’une destruction aveugle qui provoque une migration des espèces animales non domestiquées vers des territoires conquis et colonisés par l’homme. C’est avec anxiété que les jeunes générations appréhendent aujourd’hui l’avenir de l’humanité.
Le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa analyse précisément depuis plusieurs années le lien entre l’accélération et le capitalisme. L’accélération technique, déjà amorcée à l’époque de Taylor et de Ford, s’accentue de nos jours de manière à augmenter la vitesse de production, d’alimenter la sacro-sainte croissance économique et de favoriser l’enrichissement des propriétaires du capital. ‘’Le temps c’est de l’argent !’’ La formule répétée inlassablement n’a malheureusement pas perdu de son emprise puisque toutes les inventions techniques, y compris, celles que nous utilisons de gré ou de force dans notre quotidien, servent précisément à gagner, illusoirement il est vrai, du temps. L’accélération, affirme Hartmut Rosa, est source d’aliénation[5] singulièrement pour celles et ceux assigné.e.s à l’acte de production.
La technicisation croissante du travail dans les ateliers empêche encore aujourd’hui toute forme d’affranchissement de l’opératrice ou de l’opérateur à l’égard de la machine. Plus les métiers se technicisent, plus la finalité de la production s’éloigne de l’homme producteur.[6] Celui-ci est étranger au produit de son travail qui se dresse magistralement devant lui. L’industrie, dès sa naissance, a reposé sur l’emploi d’un important arsenal technique qui, en se substituant aux méthodes de travail traditionnelles des artisans les a simultanément dépossédés de leurs propres moyens de production et contribué à la rationalisation économique du travail. La machinerie industrielle capitaliste est en quelque sorte une cristallisation de la rationalité. C’est, disait Marx, un ‘’travail mort’’ une création passée qui continue d’agir au travers du ‘’travail vivant’’, quel que soit le cadre institutionnel et le régime de propriété gouvernant les hommes. Une machine inanimée, pleine d’une technologie numérique toujours plus sophistiquée, impose son mode opératoire à tout.e travailleur.se désirant la mettre en mouvement, façonne sa manière de faire ainsi que sa gymnastique cérébrale, définit sa gestuelle, la rythme, et réduit sa capacité d’analyse, son libre arbitre . Sous son emprise, il ou elle la sert en s’en servant. Si de nos jours la machine soulage l’homme des tâches ingrates et pénibles, elle n’abandonne pas pour autant sa mission première : mieux le domestiquer.
De toute évidence, le malaise au travail subsiste et de nombreuses enquêtes sociologiques apportent la preuve aujourd’hui que la pénibilité, les nuisances ainsi que les maladies professionnelles demeurent présentes sur les lieux de production pour bon nombre de travailleuses et de travailleurs. Danièle Linhart observe que la déshumanisation taylorienne du travail et la surhumanisation managériale récente, sollicitant désormais des ressources humaines plus émotionnelles (l’engagement total du salarié, le don de soi, le sens du sacrifice, de l’intuition, le goût de la compétition) conduisent aux mêmes traumatismes : douleurs physiques et morales, désarrois, dénis de reconnaissance qui peuvent parfois mener au suicide.[7] La pression psychique est aujourd’hui tellement forte au cœur des milieux professionnels que près d’un tiers des arrêts maladies lui sont liés.[8]
Aliéné, salarié, subi, dévitalisé, réalisé au bénéfice exclusif d’un autre le plus souvent invisible, étranger aux besoins réellement ressentis, aux souhaits, aux espoirs de celles et ceux qui besognent, accompli dans l’urgence, sous le contrôle des chronomètres ou des logiciels, à des rythmes effrénés, surhumains, source de traumatismes et de souffrances souvent irréparables…, le travail, dans sa nature profonde, vise au cœur des sociétés modernes à soumettre douloureusement les individus à la mégamachine productiviste préjudiciable à leur bien-être ainsi qu’au maintien des équilibres naturels.
Dans ces conditions, on voit mal comment le report de l’âge de la retraite, inscrit dans la nouvelle réforme gouvernementale, permettra de soulager la peine et la fatigue des salarié.e.s contraint.e.s de liquider leur retraite loin de la sérénité attendue car doté.e.s d’une santé physique et morale non dépourvue de tout recours aux soins ! Elisabeth Borne, aux ordres d’un Président obstiné et un brin mégalomane, ose pourtant déclarer avec une bonne dose de mépris : ‘’Mon objectif c’est que les salariés n’arrivent pas cassés à la retraite !’’[9]
Aucune autre solution que l’allongement de la durée d’activité -puisque nous vivons plus longtemps, travaillons plus longtemps, nous assène-t-on inlassablement ! - n’est envisagée au nom d’un équilibre des comptes publics qu’il convient de préserver afin de ne pas déplaire à la Commission Européenne. Toutefois, pourquoi faudrait-il s’inquiéter -surtout après le fameux ‘’quoi qu’il en coûte’’ proclamé haut et fort durant la crise sanitaire- d’un ridicule déficit de 12 milliards d’Euros à l’horizon 2027 alors que, par exemple, il ne serait pas insensé ni scandaleux d’appliquer effectivement l’égalité salariale entre les hommes et les femmes dans le secteur privé ou tout simplement d’augmenter les bas salaires eu égard au dérapage inflationniste de ces derniers mois. De même, l’augmentation indolore des cotisations sociales de l’ordre de 0,8 % (ou même seulement 0,4% !) constituerait une solution acceptable et surement acceptée par bon nombre de salarié.e.s qui, en réalité, souhaiteraient, pour 68% d’entre eux, quitter l’univers du travail à 60 ans ![10] Ces mesures applicables rapidement permettrait d’engranger de nouvelles recettes déversées dans les caisses du Régime Vieillesse avant 2027.
La rue aura-t-elle raison de la détermination de Madame La Première ministre laquelle ne veut en aucun cas retenir ces dernières solutions qui, affirme-t-elle avec vigueur, mettraient en péril la précieuse compétitivité des entreprises, un totem qui révèle la vraie nature de la conception libérale du travail ? Celui-ci n’est qu’un coût …compressible et sa rémunération qu’une médiocre variable d’ajustement ! Un ajustement indispensable, selon le Président Macron, à la réduction des dépenses publiques, stratégie à laquelle il voue également un respect quasi religieux !
[1] https://crisco4.unicaen.fr/des/
[2] Dictionnaire historique de la langue française, Alain Rey, Le Robert.
[3] Lire La grande transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Karl Polanyi, Gallimard 2008
[4] Le droit à la paresse, Paul Lafargue, Le passager clandestin 2009, p 43
[5] On pourra lire notamment : Accélération. Une critique sociale du temps, Hartmut Rosa, La découverte 2010 ou visionner sur Arte : https://www.arte.tv/fr/videos/108567-005-A/que-perdons-nous-a-gagner-du-temps/
[6] Ecouter Julia de Funès : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/pourquoi-les-francais-ne-veulent-pas-travailler-plus-longtemps-7986644
[7] Lire : La comédie humaine du travail, Danièle Linhart, Eres 2015
[8] Ecouter Luc Rouban : https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/pourquoi-les-francais-ne-veulent-pas-travailler-plus-longtemps-7986644
[9] Interview sur France Inter le 14 janvier 2023
[10] On pourra retrouver ces informations dans le N°1739 de Politis et lire l’interview de Michaël Zemmour lequel précise que l’augmentation des cotisations sociales de 0,8% représenterait 15€ par mois pour un ou un.e salarié.e payé.e au Smic et 20€ pour celle ou celui percevant le salaire moyen. On pourra lire également l’article de Michaël Zemmour ‘’Bientôt, la retraite à 70 ans ?’’dans Le Monde Diplomatique de décembre 2022 abordant le même sujet.