La réforme de l’assurance chômage de l’automne dernier qui prévoit une modulation de la durée d’indemnisation des chômeurs selon l’évolution du taux de chômage ainsi que la réforme des retraites, programmée pour la fin de l’été 2023, laquelle institue le recul de l’âge légal de départ en retraite à 64 ans, posent à nouveau, loin des intentions des réformateurs technocrates et zélés masquant malicieusement leur véritable dessein, la question du travail. Quelle est sa signification ? Quelles sont ses formes ? Quelle relation entretenons-nous avec cette activité centrale qui façonne bien des aspects de nos vies ainsi que notre rapport au monde ?
Le travail est une notion insolite, ambivalente, porteuse à la fois de destruction lorsqu’elle n’obéit qu’aux règles de la production capitaliste mais dotée aussi d’un potentiel de reconstruction quand on l’envisage sous l’angle de la créativité humaine déployée respectueusement dans ses relations avec autrui et le milieu naturel.
Redonner du sens au travail
Le 30 avril 2022, lors d’une cérémonie de remise des diplômes dans une salle parisienne prestigieuse, huit étudiants d’AgroParisTech déclarent ne pas vouloir emprunter le chemin tracé pour eux et qui les dirigeait vers des emplois de l’agro-industrie. Ils désertent ainsi un monde en contradiction totale avec ‘’l’énergie qui bout quelque part en eux’’. Ce sont des ‘’bifurqueurs’’ qui refusent de participer au système extractiviste, productiviste, travailliste. Depuis plusieurs années, la presse se fait l’écho de ces parcours insolites de super-diplômé.e.s qui se détournent des avantages financiers promis et s’adonnent désormais à des activités artisanales ou agricoles.[1] Ils travaillent ‘’sans compter’’ et dégagent parfois des revenus très modestes voire précaires. Ils souhaitent avant tout redonner du sens à leur travail, c’est à dire ‘’cette activité par laquelle la personne engage son corps et son esprit dans l’acte de produire, en mobilisant son savoir-faire, sa dextérité, son intelligence, sa créativité’’[2], ainsi que l’analysent Coralie Perez et Thomas Coutrot pour qui travailler est toujours désobéir.[3]
Cette aspiration révolutionnaire est évidemment présente chez Marx dont pourtant l’éthique du travail est sujette à caution. En effet, à ses yeux l’avènement du productivisme et du travaillisme, l’émergence d’un rapport de classes potentiellement violent deviennent sous sa plume, le passage obligé sur la voie du socialisme. Toutefois, des notes de lectures rédigées en 1844 révèlent un Marx quelque peu détaché de la vision technicienne et rationaliste du monde : ‘’Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre.’’[4] Marx se propose ainsi de restituer à l’homme sa souveraineté créatrice, de lui reconnaître son engagement personnel dans un agir commun. La production n’est jamais étrangère à la présence et au désir d’autrui et la productrice ou le producteur peut ressentir le plaisir d’apporter satisfaction, réconfort, reconnaissance au-delà du simple accomplissement de la tâche. Cette dimension émancipatrice revendiquée ici a le plus souvent disparu du monde du travail de sorte que, selon André Gorz, le vrai travail, libre, désaliéné, vivant n’intervient que lorsque nous ne travaillons pas !
Membre de la ligue socialiste britannique aux côtés de Eleanor Marx, Fille de Karl, William Morris fut entrepreneur dans le design textile et l’ameublement, enlumineur, imprimeur, traducteur, conférencier, poète, écrivain et artiste. Cette dernière fonction lui conférait, pensait-il, une responsabilité particulière puisque les artistes se doivent de montrer au monde que le déploiement de l’énergie créatrice est la finalité de la vie. ‘’Il est juste et raisonnable que les hommes aient à lutter pour faire en sorte que les marchandises utiles qu’ils produisent soient aussi belles que les œuvres de la nature’’ [5], écrivait-il en 1889. L’art, bien commun inscrit au cœur de la conception de réalisations aussi diverses qu’une maison, un couteau, une machine à vapeur, doit être pour le militant socialiste qu’est Morris, populaire, c’est-à-dire expression de l’aspiration d’un peuple dans son entier, suffisamment riche sur le plan créatif pour y reprendre sa part.
La dimension humaine du travail : travailler moins et mieux
Le désir de ressusciter l’énergie créatrice de chaque producteur, de réintroduire le plaisir et la beauté dans son acte de création, de le rendre autonome et source de satisfaction personnelle trouve son inspiration dans ce qui a déjà eu lieu. Le passé féconde l’avenir et emprunter la voie ouverte par William Morris, c’est vouloir restaurer l’alliance précieuse de la main et du cerveau, alliance détruite par l’industrialisme et ses dommages collatéraux : le productivisme mécanisé, le travaillisme aliénant, le consumérisme irréfléchi, l’extractivisme dévastateur. Face au dérèglement écologique global, présent sous nos yeux, nous devons impérativement modifier notre rapport aux mondes matériels et naturels. Il nous faudra réapprendre à ‘’bien ‘’travailler !
Il est évident que la réforme portée par Elisabeth Borne se situe loin, très loin de toutes ces considérations en revanche proche, très proche des aspirations des propriétaires du capital qui souhaitent ardemment que les travailleuses et les travailleurs travaillent plus et plus longtemps puisqu’ il convient, à leurs yeux, de produire toujours plus et de maintenir plus que jamais en vie le dispositif de croissance. Le refus de croître, selon leur religion, mène au chaos.
Face au chômage structurel de la période contemporaine, l’avocat du diable, au service de ces réformateurs zélés, serait sans doute tenter de réclamer, avec une certaine facétie, davantage d’emplois et donc davantage de travail ! Cette problématique exaspèrante mérite néanmoins d’être correctement posée et d’être étudiée avec attention ! En effet la société écologique que nous devrons construire au plus vite exigera un sacrifice de la productivité afin de préserver les conditions de vie et de travail de celles et ceux qui s’adonnent à l’acte de production mais aussi pour protéger la biodiversité, pour limiter et réduire les pollutions diverses, pour lutter contre le dérèglement climatique et permettre ainsi la prolongation heureuse de la vie sur terre. Toutefois, ce sacrifice auquel nous allons devoir consentir exigera une quantité globale de travail croissante. Une société écologique, nous dit François Ruffin, réclame beaucoup de travail. ‘’ Si on veut avoir dans chaque quartier des ateliers de réparation, de mécanique, d’informatique et d’électronique, c’est du travail ! Si on veut une véritable rénovation thermique des bâtiments, c’est des centaines de milliers de personnes qui doivent avoir envie de sauver la planète et d’aider leur pays en devenant maçon, couvreur, zingueur. Et c’est du travail ! Par ailleurs faire basculer la société vers ‘’moins de biens et plus de liens’’, ça veut dire aussi des assistantes maternelles, des auxiliaires de vie sociale.’’[6] Ajoutons que la disparition progressive souhaitable de l’agriculture industrielle célèbrera le retour de paysans et de paysannes nombreux.euses dans nos campagnes qui s’attacheront à faire revivre, sur des surfaces réduites, une agriculture vertueuse, écologique qui restitue aux sols leur fertilité naturelle.
Par ailleurs, cette augmentation de la quantité globale de travail sera accompagnée d’une réduction de la durée individuelle du travail. Travailler moins pour vivre mieux et vieux, travailler moins pour que tous travaillent ! Ce partage permettrait à un nombre supplémentaire de personnes d’accéder à des tâches qualifiées, complexes, créatives et gratifiantes exécutées à un rythme généralement faible. Les élites professionnelles échappent largement aux injonctions du productivisme : elles travaillent beaucoup, apprécient ce qu’elles font, mais leurs gains de productivité sont extrêmement faibles. Si la réduction du temps de travail intéressait exclusivement les travaux taylorisés, ‘’la coupure de la société en une élite hyperactive détenant toutes les compétences et tous les pouvoirs, et une masse vouée aux occupations temporaires, discontinues et ingrates, cette coupure serait inévitable’’ avertissait déjà André Gorz en 1988.[7]
Il nous faudra donc faire bon usage de la lenteur et prendre le temps de prendre notre temps à la suite de la réduction du temps de travail. A quelles fins ? Elles ne manquent pas : l’autoproduction, l’activité sportive, la lecture, l’écriture, le divertissement culturel, la pratique artistique, l’intérêt porté à ses proches, notamment les jeunes et les aînés, l’engagement syndical revigoré autour d’une articulation nécessaire des problématiques écologique et sociale, la consolidation du tissu associatif, l’activisme citoyen, la réappropriation des enjeux politiques et la relocalisation de l’action politique…
D’une manière générale, un travail réduit dans sa durée, de qualité, plaisant, attractif, favorisera l’éclosion d’une conscience citoyenne chez celles et ceux qui l’accomplissent et pourra endiguer l’inquiétante montée de l’individualisme ainsi que la dépolitisation affligeante qui souvent l’accompagne. Nul doute que l’individu capable de s’instruire en produisant, de maîtriser dans l’atelier, le bureau ou le champ, l’ensemble des modalités de son action sera à même de porter un regard avisé sur le gouvernement des hommes. Des travailleuses et des travailleurs qualifié.e.s, impliqué.e.s et responsabilisé.e.s auront toutes les bonnes raisons de s’immiscer au cœur du processus démocratique.
La réforme des retraites, voulue par un Président Macron particulièrement attaché à la verticalité du pouvoir, n’a pas pour objectif de réveiller, de revitaliser la démocratie, bien au contraire. Sa mise en œuvre depuis le 10 janvier dernier s’inscrit, comme la production et la consommation, dans un processus d’accélération compulsive. Pourtant, la vie démocratique s’accommode mal de la précipitation. La lenteur avec laquelle la problématique du travail et dans son sillage la réforme des retraites mériteraient d’être analysées en compagnie des syndicats, des partis politiques, des associations, des mouvements citoyens, des élus, accorderait toute leur importance à l’information, à la confrontation des opinions, à la délibération et à l’élaboration des propositions en visant la recherche du consensus plutôt que le recours dogmatique au principe majoritaire. Décider d’ouvrir au plus vite, dans les prochaines semaines, le débat parlementaire autour de cette réforme des retraites -par ailleurs rejetée par une majorité de français- menacer de recourir hâtivement une fois de plus à l’article 49.3 de la constitution, promulguer rapidement cette loi, si elle est adoptée, dès l’automne 2023, ce parcours législatif accéléré qui témoigne une fois de plus du refus d’Emmanuel Macron de gouverner en écoutant, portera sans nul doute un coup fatal à la vie démocratique française au risque de laisser émerger l’irréparable en 2027.
[1] Voir : https://www.leporcnoirdenoemie.fr/
[2] Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire, Coralie Perez et Thomas CoutrotSeuil 2022 p17
[3] Lire L’Humanité ,11 octobre 2022.
[4] Karl Marx, Œuvres, Economie II, Gallimard, 1979, p 33. Il conviendrait de lire la suite de cette citation !
[5] L’art et l’artisanat, Rivages poche, 2011, p21
[6] Lire Socialter N° 55
[7] Les métamorphoses du travail. Critique de la raison économique, Folio essais, 2014, p.306